Lettre 831 : Pierre Bayle à Pierre Silvestre

[A Rotterd]am le 13 nov[embre] 169[1]

Je prens la liberté, mon t[res cher M]onsieur, de faire passer ouverte par vos mains une lettre que j’ecris à Mr Sartre en reponse à celle qu’il m’a ecrite [1]. Je serai bien aise qu’avant que de la cacheter pour la lui faire rendre, vous voiez comment je redresse les faux pas de sa memoire. Je ne lui ai pas osé dire tout net qu’il n’a jamais recu de lettre de moi, et ne m’en a jamais ecrit, mais j’en suis persuadé et certain. S’il y a erreur de memoire de sa part, il a confondu une lettre que j’ecrivis à un autre avec celle qu’il se figure faussement avoir receuë. Il arrive souvent ou pour se faire de fete, ou pour donner plus de poids à un recit, qu’on se fait le principal acteur, au lieu de dire seulement qu’on conoit ce principal acteur. Il a pu se faire que Mr Sartre se souvenant d’une lettre que j’avois reponduë à un jeune ecolier de Puylaurens, et ne croiant pas qu’il fust essentiel de dire que c’etoit à celui là plutot qu’à lui meme que j’avois repondu aura dit que c’etoit à lui, apres quoi sommé et pressé de donner un certificat de cela, il n’y a pas eu moien de nier que ce fust à lui, mais à un autre que j’eusse ecrit. Voila l’engagement où il s’est veu de m’ecrire à [m]oi meme qu’il m’ecrivit autrefois à Toulouse, et que je lui repond[is u]ne lettre piquante*. Quoi qu’il en soit voici ce que je lui repons, sans lui faire remarquer que sa lettre m’a apris que l’extrait publié par Mr Jurieu dans la Courte reveuë, et refuté dans La Chimere de la cabale, a eté envoié sur sa s[up]position verbale [2]. Notre differend est assoupi, et on n’a jamais veu un tel silence sur une affaire qui avoit fait bien du bruit, que celui où les amis du denonciateur se sont reduits tout à coup, depuis la refutation de ces factums.

Mr Basnage est allé aujourd’hui à La Haye pour achever son traitté avec Mr de Beau[v]al, qui ( inter nos) se veut faire payer largement de la signature à l’acte de legitimation de la fille de Mr Basnage [3].

On imprime un livre intitulé Janua cælorum reserata cunctis religionibus contre Le Systeme de l’Eglise de Mr Jurieu [4]. Mr Arnaud a bourré* d’importance le P[ère] Simon dans la 6 e et 7 e partie de ses Difficultez à Mr Steyart [5]. Mr Leers va commencer le 3 e tome de L’Hist[oire] critique du N[ouveau] Testament [6].

Si vous voiez Mr Abbadie [7] je vous prie de l’embrasser de ma part.

Je suis toujours en peine si vous avez recu la lettre que je vous ecrivis à l’adresse donnée d’un commis de mylord Nottingham, car j’y avois mis une lettre pour un officier nommé Mr Bayze [8] laquelle il m’importoit d’etre renduë. Tirez moi de peine s’il vous plait, et me croyez votre tres humb[le] et tres obeissant serviteur
Bayle

Je saluë fort particulierement Mr Le Fevre [9] chez qui je vous adresse celle cy.

 

A Monsieur / Monsieur Silvestre docteur / en medecine chez Monsieur Le / Fevre docteur en medecine dans le / Pale Male proche s[aint] Jemes / A Londres •

Notes :

[1La lettre de Jacques Sartre du 6 octobre 1691, où il tentait de justifier auprès de Bayle le témoignage qu’il avait fourni à Jurieu à propos du séjour du philosophe au collège jésuite de Toulouse : voir Lettre 826. La réponse de Bayle s’est perdue, comme il nous l’apprend dans sa lettre suivante à Silvestre (Lettre 832).

[2Jurieu, Courte revue des maximes de morale et des principes de religion de l’auteur des « Pensées diverses sur les cometes », et de la « Critique générale sur l’“Histoire du calvinisme” de Maimbourg » (juillet 1691), réfutée par Bayle, en ce qui concerne le témoignage de Jacques Sartre, dans La Chimère de la cabale, in fine, « Addition » : « Sur ce qui a été dit du séjour de Mr Bayle à Thoulouse » ( OD, ii.787a-788b).

[3Jacques Basnage et Suzanne Du Moulin s’étaient fiancés le 9 mars 1684 et leur mariage avait été célébré en avril, mais leur fille Madeleine naquit dans un délai trop court après les noces pour que l’enfant fût considérée comme légitime. Jurieu, qui faisait fonction de tuteur de Suzanne – celle-ci était orpheline –, considéra probablement que Basnage avait trahi sa confiance, mais l’hostilité de Basnage de Beauval peut être attribuée à sa rancune d’être écarté de l’héritage de son frère par la légitimation de Madeleine. Voir Chaufepié, art. « Jurieu », rem. GG (131), qui fait allusion à la « cause secrète » de la mésintelligence entre Jurieu et Basnage ; E. Labrousse, Pierre Bayle, i.147, n.61, et Inventaire critique, p.355-356, et G. Cerny, Theology, politics and letters at the crossroads of European civilization : Jacques Basnage and the Baylean Huguenot refugees in the Dutch Republic (Dordrecht 1987), p.34, n.97.

[4Bayle, Janua cœlorum reserata cunctis religionibus ; a celebri admodum viro Domino Petro Jurieu, Roterodami verbi divini pastre et theologiæ professore (Amstelodami 1692, 8°), parue en décembre 1691, signée « Carus Larebonius » ; OD, ii.817-902, traduite en français par E. Labrousse dans OD, v-1.211-554. Ce pamphlet avait été annoncé dès le mois de mai 1691 dans La Cabale chimérique, II e partie, chap. IV ( OD, ii.662a).

[5Antoine Arnauld, Difficultés proposées à M. Steyaert, docteur et professeur en théologie de la Faculté de Louvain, sur l’avis par lui donné à M. l’archevêque de Cambrai, pour lui rendre compre de sa commission d’informer des bruits répandus contre la doctrine et la conduite des prêtres de l’Oratoire de Mons en Hainaut (Cologne 1691, 4°). En effet, Arnauld s’en prend à Richard Simon dans les 6 e et 7 e parties de cet ouvrage : voir Arnauld, Œuvres, éd. Gabriel Dupac de Bellegarde et Jean Hautefage (Paris, Lausanne 1775-1783, 4°, 43 vol.), viii.467-765, ix.1-428.

[7Jacques Abbadie venait de quitter Berlin en 1688 : il gagna d’abord Londres, où il prêcha quelque temps avant de gagner l’Irlande avec le maréchal de Schomberg ; en 1699, il devait accepter le doyenné de Killaloe. Il devait publier prochainement sa Défense de la nation britannique, ou les droits de Dieu, de la nature et de la société clairement établis au sujet de la révolution d’Angleterre, contre l’auteur de l’« Avis important aux réfugiés » (Londres 1692, 12°).

[8Cette lettre adressée à Pierre Silvestre ne nous est pas parvenue. Elle avait été envoyée par l’intermédiaire d’un commis de Lord Nottingham, c’est-à-dire du fils aîné de Heneage Finch (1621-1682), qui avait été garde des Sceaux britannique entre 1673 et 1682, le grand adversaire de Lord Shaftesbury. C’est Nottingham père qui avait présidé à la grande affaire du « complot papiste » de Titus Oates en 1679. Il avait été le protecteur de Gilbert Burnet, devenu évêque de Salisbury. Le fils aîné de Heneage Finch, Daniel (1647-1730), deuxième comte ( earl) de Nottingham, septième comte ( earl) de Winchelsea, eut une carrière politique beaucoup plus hésitante ; il venait de refuser le poste de garde des Sceaux et d’accepter celui de secrétaire d’Etat sous le règne de Guillaume III et de Marie Stuart, mais il devait se retirer en 1693. C’est dans sa lettre suivante à Silvestre (Lettre 832) que Bayle précise qu’il avait envoyé sa lettre destinée à Jean de Bayze à l’adresse suivante : « Mr War secretaire de mylord Notingham secret[aire] d’Etat à Whitehall ». Pierre Silvestre, qui avait réussi une carrière brillante, étant devenu médecin de Guillaume d’Orange et du maréchal de Schomberg, avant de s’établir à Londres comme membre de la Royal Society, fréquentait Saint-Evremond et son cercle et, semble-t-il, des membres éminents du gouvernement.

[9Nous n’avons su identifier plus précisément le docteur Le Fevre, médecin à Londres. Cependant, « Pall Mall proche [du palais de] Saint-James » est une adresse fort respectable, proche de la Cour, et elle permet de proposer une hypothèse plausible. Nicasius (ou Nicolas) Le Fevre avait fait ses études à Leyde avant d’être nommé « démonstrateur » de chimie au Jardin Royal à Paris, à l’initiative d’ Antoine Vallot (1594/5-1671), le premier médecin de Louis XIV. John Evelyn assista à ses conférences en février 1647. Au moment de la restauration de Charles II, Le Fevre suivit le monarque anglais et fut nommé professeur de chimie auprès du roi le 15 novembre 1660 et apothicaire ordinaire auprès de la famille royale le 31 décembre de la même année. Le laboratoire de chimie au palais de Saint-James lui fut confié et, le 20 mai 1663, Le Fevre fut élu fellow de la Royal Society. Il mourut au printemps 1669 et son patrimoine fut alors géré par sa veuve Philibert. Nicasius Le Fevre avait publié un Traité de la chymie (Paris 1660, 8°, 2 vol.), qui connut plusieurs rééditions et des traductions en anglais, en latin et en allemand ; une Disputatio de Myrrhata Potione dans le volume des Critici sacri publié par John Pearson (Londinii 1660, folio) ; il traduisit le Discours sur le grand cordial (Londres 1665, 8°) de Sir Walter Raleigh et la Religio medici (La Haye 1688, 12°) de Thomas Browne. C’était donc un médecin éminent, bien établi dans le milieu de la Cour ; il semble dès lors probable que le médecin Le Fevre, résidant proche du palais de Saint-James sur le Pall Mall, lié avec Pierre Silvestre, fut son héritier.

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 260382

Institut Cl. Logeon