Lettre 847 : Pierre Bayle à Claude Nicaise

A Rotterdam le 7 de janv[ier] 1692

Je dois reponse à plusieurs de vos lettres [1] Monsieur, et ce n’est pas tant la paresse qui me met en reste que la honte de ne vous rendre rien de curieux pour tant de nouveautez que vous me communiquez, en etant une source feconde et inepuisable. N’ayant pu aller à La Haye depuis votre derniere, j’ignore encore le detail de la nouvelle du samaritain [2] mais des que je pourrai parler ou à Mr de Beauval ou à Mr Cuper, j’en saurai sans doute* le denoüement. Mr de Witt [3] m’a demandé si j’ai recu votre adresse, car il sera bien aise de ne dependre point d’autrui quand il voudra vous ecrire.

J’ai bien de la joye que les manuscrits de Mr de Meziriac se soient trouvez. J’ai remarqué dans son commentaire sur les epitres d’Ovide qu’il renvoie souvent à son commentaire sur Apollodore [4]. Il entendoit le grec et les fables mieux qu’homme du monde. Mr Leers, ou vous a ecrit ou vous ecrira pour savoir le prix / que ce possesseur met à ce commentaire, et l’etat de l’ouvrage, car il seroit homme à s’en accommoder.

La Cabale chimerique [5] ne vaut pas la peine d’etre mentionnée dans le Journal des scavans, c’est une production* de procez informe ; la 2 e edition est plus souffrable, mais tous les ecrits qu’il a fal[l]u faire là dessus, ne roulant que sur des differens personels, et sur des faits de peu d’importance, ne sont que barbouillage de papier à quoi le public prend peu d’interet. Si vous etes plus heureux, Monsieur, en allant à S[aint]-Germain-des-Prez, que vous ne l’avez eté quand vous n’y avez pas trouvé l’illustre que vous y aviez eté chercher [6], je vous prie tres humblement de lui marquer qu’on ne peut pas l’honorer avec plus de passion et de reconnoissance que je le fais, et que je l’en asseurerois moi meme, si l’espionnage du faux prophete ne m’obligeoit à des precautions. Vous aurez seu que Mr Witsius prof[esseur] en theol[ogie] à Utrecht a publié un in 4 o conte / nant des dissertations sur l’inspiration des livres de l’Ecriture, et autres matiéres, contre Mr Le Clerc principalement, qui paroit n’avoir pas envie de repliquer, et ne croit pas que cela soit necessaire par un memoire qu’il a fait inserer dans le dernier journal de Mr de Beauval [7]. J’ai recu une lettre tres obligeante de Mr Baillet [8] à son ordinaire ; je meurs d’envie de voir sa Vie de Mr Descartes, et crains que l’edition de ce pays cy n’eschouë tout à fait [9]. Mr Placcius de Hambourg cherche un libraire en ce pays ci pour son Recueil des sinonymes et pseudonymes [10] ; il en trouvera mal aisement veu qu’il • demande que l’ouvrage soit imprimé en 2 vol[umes] in fol[io] bon papier et beau caractere, et un present de deux cens duc[ats] à tous. On a publié en Angleterre quelques memoires du chev[alier] Temple sur ce qui s’est passé en Europe [11] depuis la paix que l’Anglet[erre] fit avec la Hollande en 1673 jusqu’à la paix de Nimegue. Ils se vendent bien et on travaille ici à les publier en francois.

Je suis Monsieur, avec toute sorte d’estime et d’amitié tout à vous
Bayle

A Monsieur / Monsieur l’abbé / Nicaise

Notes :

[1Aucune des lettres de Nicaise à Bayle de cette époque ne nous est parvenue.

[2Nous ne saurions interpréter cette allusion à un fait s’étant déroulé à La Haye, connu de Basnage de Beauval et de Cuper, qui y résidaient.

[3Sur Johan de Witt le jeune, désormais secrétaire de la ville de Dordrecht, voir Lettres 504, n.1, et 843, n.1.

[4Sur l’ouvrage de Claude-Gaspar Bachet de Méziriac, Les Epistres d’Ovide traduittes en vers françois, avec des commentaires fort curieux (Bourg-en-Bresse 1626, 8°), voir Lettre 843, n.5. Il n’a pas publié de commentaire sur Apollodore. Sur ses manuscrits, voir C. Henri, « Une manuscrit inédit de Bachet de Méziriac », Bollettino bibliografia e storico sc. matem., 12 (1879), p.619-641 ; R. Bonnet, « Un manuscrit de Bachet de Méziriac », Amateur d’autographes (1900), p.192-224.

[5L’ouvrage polémique de Bayle qui réfute les accusations de Jurieu : voir Lettre 797, n.5. La deuxième édition venait de paraître : voir Lettre 818, n.7.

[6Impossible de déterminer avec certitude de qui il s’agit ici : peut-etre Paul Pellisson-Fontanier, avec qui Bayle était certainement en relation : voir Lettre 724, n.4, et 738, n.5. Bayle est empêché de s’entretenir librement avec ses amis en France car Jurieu l’accuse de comploter contre les intérêts de la maison d’Orange et en faveur de la France : tous ses contacts avec la France sont donc étroitement surveillés.

[7Herman Wits (Witsius) (1636-1708), professeur de théologie à l’université d’Utrecht depuis 1680, cherchait à réconcilier les camps des voetiens et des cocceiens au sein de l’Eglise flamande ; il avait publié bien des années auparavant son grand traité De œconomia foderum Dei cum hominibus (Leeuwarden 1677, 4°), et venait de publier le premier volume de ses Miscellanea sacrorum libri IV (Utrecht 1692-1700, 4°, 2 vol.). Voir l’ HOS du mois de novembre 1691, art. XIV : le compte rendu des Miscellanea de Witsius et la lettre de Jean Le Clerc.

[8Cette lettre d’ Adrien Baillet à Bayle est perdue. Sa Vie de Monsieur Des-Cartes était anoncée depuis quelques temps déjà : voir Lettre 755, n.10.

[9Adrien Baillet, ’t Leven van den Heer Descartes, Behelzende de Historie van zyne Wysbegeerte, en zyne andere Werke. Uit het Fransch in ’t Nederduitsch gebracht door G. v. Broekhuizen (Amsterdam 1700, 8°). Le 27 juillet 1692, Basnage de Beauval écrit à Leibniz : « Il est arrivé ici un nombre d’exemplaires de la Vie de Descartes. C’est un assez gros in-4°. Ceux qui n’y chercheront que la vie de Descartes auront bien des degousts à essuier. On y perd à tout moment le heros de vüe, et il y a tant de digressions que c’est plutost l’histoire de ce temps là, que la vie de Descartes. On dit que M. Baillet en fait l’abrégé, et il fera bien, car M. Descartes est trop enveloppé et englouti sous un tas de narrations où il n’a point de part. » (Leibniz, Philosophische Schriften, iii.82).

[10Vincent Placcius publia à Hambourg l’ouvrage De scriptis et scriptoribus anonymis atque pseudonymis syntagma (Hamburgi 1674, 4°) : voir Lettres 350, n.8, et 521, n.4 ; il est fait mention ici de l’édition du Theatrum anonymorum et pseudonymorum qui ne parut qu’en 1708 (Hamburgi 1708, folio). Sur le rôle d’Almeloveen dans la recherche d’un éditeur pour Placcius, voir S. Stegeman, Patronage and service. The network of Theodorus Janssonius van Almeloveen (1687-1754) (Amsterdam, Utrecht 2005), p.411-412.

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