Lettre 871 : Gijsbert Kuiper à Pierre Bayle

[La Haye, le 5 juin 1692]

J’ay reçeu vostre Projet, et vos Fragmens d’un dictionaire critique [1], et je les ay lûs avec beaucoup de plaisir. Cet ouvrage Mr, ne m’a diverti seulement à cause de diverses matieres, que vous y avez melées de temps en temps ; mais aussi, parceque vous relevez si judicieusement les fautes, dont • les faiseurs des / dictionaires se sont rendu[s] coupables, l’un suivant l’autre, tanquam varam vibia [2]. Je • vous suis donc obligé, Mr, de ce sçavant present ; et si j’ay quelque livre dans ma petite bibliotheque, dont vous vous pourriez servir, je ne feray aucune difficulté de vous le prester.

Mais, Mr, vous me permettrez bien d’y adjouster que j’aurois souhaité de tout mon cœur, que vous n’eussiez pas parlé si desavantageusement de Mr Jurieu [3]. Je ne me mesle pas de vos disputes ; mais qu’en diront les gens qui aiment la paix, de voir des reformez prendre l’occasion à droit[e] et à gauche de s’entrechoquer. En verité, Mr, pensez y bien ; et il n’estoit pas necessaire, à mon sentiment, de toucher si sensiblement* à l’occasion d’un livre de Commenius, qui a pour titre, Janua linguarum reserata [4], un venerable v[i]eillard, qui sans controverse a beaucoup des merites, qui a bien merité de la religion reformée, et dont vous avez esté un intime amy. Quant à moy, je n’en userois pas ainsi, je me defendrois modestement, mais je ne parlerois pas de disputes dans un livre, qui traitte de toute autre matiere.

Pardonnez moy la liberté, que je prend[s] à l’occasion de votre A[vant] propos, et croiez, qu’elle doit son origine à un esprit de douceur, et qui ne souhaite [rien] autant, que paix et moderation entre les sçavans, et principalement ceux, qui font profession de la vraye religion[.]

Je dem[eu]re votr[e] tres h[umble] et tres [obéissant] serv[iteur]
Cuper

A La Haye le 5 ju[i]n 1692

Notes :

[1Kuiper répond à l’envoi de Bayle du 29 mai 1692 (Lettre 870).

[2Littéralement : « comme le tréteau est suivi de la planche », c’est-à-dire, « comme une erreur est suivie d’une autre ».

[3Voir la lettre de Bayle à Kuiper du 29 mai 1692 (Lettre 870, n.2), sur l’allégeance politique de Kuiper au parti des orangistes.

[4Kuiper fait allusion au pamphlet de Bayle intitulé Janua cœlorum reserata ( La Porte des cieux ouverte), dont le titre est calqué sur celui d’un célèbre ouvrage de Comenius, Janua linguarum reserata ( La Porte des langues ouverte). Rappelons que Bayle avait consacré un article du Projet à Comenius et venait de publier son pamphlet contre la doctrine de Jurieu : voir Lettre 831, n.4.

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