Lettre 873 : Pierre Bayle à Gilles Ménage

A Rotterdam le 9 e de Juin 1692

Monsieur
Lors que je montrai votre derniere lettre [1] à Monsieur Leers, il m’assura qu’il avoit fait partir par la poste precedente les feuilles B, C, et D. et qu’il avoit remis le paquet à l’un de ses amis de la magistrature, afin qu’il fut envoié au commis de la poste comme sous la recommandation de Messieurs les bourgmestres, sans quoi comme vous l’avez vu, me dit-il, les paquets où l’on peut soupconner qu’il y a des feuilles imprimées ne passent pas, car poursuivit-il, la feuille B est demeurée en chemin ; si le dernier paquet où il y a les trois feuilles susdites est arrêté, il n’y voit plus d’ expedient*. Soiez asseuré Monsieur, que soit que vous puissiez recevoir les feuilles, soit qu’on les arrete en chemin, l’edition ira toujours bon train [2], Monsieur Leers a un serieux dessein d’en sortir, et il est desormais trop avancé pour n’achever pas.

J’ai parcouru tout à mon aise le Diogene Laerce que Monsieur Wetstein a imprimé [3][ ;] vous / avez raison Monsieur, de l’apeller un chef d’œuvre d’impression ; mais il est encore plus chef d’œuvre à l’égard de votre doctissime commentaire. On ne peut sans recourir aux exclamations qui passent pour les plus hyperboliques, exprimer les justes éloges de ce livre là. Ce seroit un thresor continuel pour moi si je continuois l’ouvrage dont je vous envoie le projet avec quelques fragmens [4]. Vous voiez Monsieur que je parle en doutant sur la continuation, parce que je me reiglerai sur les avis qu’il vous plairra de me donner et que je vous demande humblement. Je puis deja juger que la longueur des articles ne plait pas, et qu’on voudroit une méthode plus serré et j’avouë ingenuëment que l’ouvrage seroit meilleur si quelqu’autre l’entreprenoit et que je ne fisse que lui fournir des materiaux. J’ai veu Monsieur dans la page 3 de votre commentaire sur Laerce une longue note d’un de vos amis que vous nommez Johannes Galesius professor Regius et Utriusque Academiæ Academicus [5]. Ne parlez vous pas de Monsieur Gallois qui a fait le Journal des scavans lors que Monsieur Sallo dont vous futes obligé de vous plaindre publiquement eut cessé d’y travailler [6] ? Cela m’engage à vous (poser) une autre question. A qui en veut Monsieur de Balzac dans les vers latins / que vous avez eu soin de faire imprimer, quand il s’adresse ad hypercriticum Galesium ; c’est à la page 48 de l’édition in 12 [7], et quand il s’adresse ad Grammaticum Generalem pag(e) 71 n’en veut-il pas à Monsieur Croï ministre de Bésiers qui écrivit fort durement contre la Dissertation sur l’Herodes infanticida de Heinsius [8]. Il seroit à souhaitter qu’on fit des notes qui donnassent la clef des vers et des lettres des grands hommes, comme Monsieur Colomiez avoit commencé de faire [9]. Souffrez encore que je vous demande si la Bibliothèque des femmes savantes par le Pere Jacob [10] est un manuscrit achevé et qu’on puisse attendre quelque jour. Je vous fais encore la même demande touchant la Vie des poetes françois par Monsieur Colletet le père [11]. Monsieur Cuper m’ayant adressé une lettre pour Monsieur l’abbé Nicaise je prens la liberté Monsieur en y faisant un couvert de la mettre sous celle cy, et de vous sup[p]lier tres humblement de la lui faire rendre [12]. L’une des filles de Monsieur Patin vient de publier un livre en italien contenant l’explication de plusieurs peintures rares et choisies [13] ; je n’ai pu le parcourir, un gentilhomme anglais [14] venu tout nouvellement d’Italie l’a aporté, mais il étoit pressé de s’embarquer, et n’a pu le laisser un moment.

Je suis Monsieur comme de coutume avec une très profonde veneration votre très humble etc.

 

A Monsieur / Monsieur l’abbé Mesnage / au Cloitre Notre Dame / A Paris

Notes :

[1Les lettres de Ménage à Bayle sont perdues. Voir la dernière lettre de Bayle à Ménage, datée du 22 mai 1692 (Lettre 867), qui commence de la même manière.

[2Il s’agit de l’édition du Mescolanze de Ménage : voir Lettres 726, n.11, 727, n.2, 736, n.1, et 867, n.2.

[3Sur l’édition de Diogène Laërce, voir Lettres 736, 744, n.6, 855, n.7, et 867, n.3.

[4Bayle avait envoyé un exemplaire du Projet et fragmens d’un dictionaire critique avec sa lettre du 22 mai (Lettre 867 : voir n.5).

[5Voir le commentaire de Ménage dans Diogenis Laertii De vitis, dogmatibus et apophthegmatibus clarorum philosophorum libri X. : græce et latine. Cum subjunctis integris annotationibus Is. Casauboni, Th. Aldobrandini et Mer. Casauboni. Latinam Ambrosii versionem complevit et emendavit Marcus Meibomius. Seorsum excusas Aeg. Menagii in Diogenem observationes auctiores habet volumen II. Ut et eiusdem Syntagma de mulieribus philosophis ; et Joachimi Kuhnii ad Diogenem notas. Additæ denique sunt priorum editionum præfationes, et indices locupletissimi (Amstelædami 1692, 4°, 2 vol.). i.3, et éd. H.G. Hübner (Lipsiæ 1833, 8°, 2 vol.), i.6 : « Ad Proemium. [...] In hanc meam notulam scripsit olim eximiam observationem vir eximius Johannes Galesius professor Regius, et utriusque Academiæ Academicus. Eam, a se mecum communicatam, hîc tecum, lector benevole, communicare non pigebit. » Il s’agit, en effet, de l’abbé Jean Gallois : sur lui, voir Lettres 7, n.3, et 668, n.8.

[6Bayle laisse entendre que l’intervention de Ménage, qui aurait présenté publiquement ses plaintes contre Denis de Sallo, entraîna la suspension du JS et le remplacement du directeur par Jean Gallois. J.-P. Vittu attribue ce changement de direction, après la treizième livraison du 30 mars 1665, plutôt à la sourde rivalité entre Hugues de Lionne et Jean-Baptiste Colbert : voir Dictionnaire des journalistes, art. « Sallo, Denis de », « Gallois, Jean » (articles de J.-P. Vittu), et Dictionnaire des journaux, s.v. (art. de J.-P. Vittu). Le gallicanisme de Denis de Sallo est souvent invoqué comme source de ses ennuis : en effet, son compte rendu d’un décret de la congrégation de l’Index : Decretum Sacræ Indicis congregationis du 17 novembre 1664, dans le JS du 12 janvier 1665, commence par cette déclaration assez abrupte : « La Cour de Rome ayant toûjours ses visées ; il n’est pas trop seur de s’attacher scrupuleusement à ses censures. C’est pourquoi ce décret ne doit pas empécher qu’on ne fasse toûjours autant d’estime qu’on faisoit du livre des Libertez de l’Eglise gallicane, composé par feu M. de Marca. En effet il ne contient que des maximes tres-constantes, et qui peuvent passer pour des loix fondamentales de cette monarchie. »

[7Bayle adresse ces questions concernant Balzac à Ménage, puisque celui-ci avait été en correspondance avec Balzac et avait édité le Recueil de nouvelles lettres de M. de Balzac (Paris 1637, 8°) ainsi que les Carminum libri tres. Ejusdem epistolæ selectæ (Parisiis 1650, 4°) : c’est de ce dernier ouvrage que les vers De hypercritico Galeso sont tirés : l’adversaire est François Guyet (1575-1655). Voir Jean-Louis Guez de Balzac, Œuvres, éditées par Valentin Conrart (Paris 1665, folio, 2 vol.), II.ii.14-15, et J. Jehasse, Guez de Balzac et le génie romain (Saint-Etienne 1977), p.73, 379, 396.

[8Les vers ad Grammaticum Genevatem (et non pas Generalem) – Au grammairien de Sainte-Geneviève, c’est-à-dire de la Montagne Sainte-Geneviève – sont tirés également de l’ouvrage édité par Ménage, Carminum libri tres. Ejusdem epistolæ selectæ (Parisiis 1650, 4°) : voir l’édition des Œuvres (Paris 1665, folio, 2 vol.), II.ii.22 : l’adversaire y est de nouveau François Guyet. Bayle fait aussi allusion à Jean de Croÿ, Response à la lettre et au discours de Balzac sur une tragédie de Heins intitulée « Herodes infanticida » (s.l. 1642, 8°).

[9Allusion à l’œuvre majeure de Paul Colomiès, Gallia orientalis, sive Gallorum qui linguam hebræam vel alias orientales excoluerunt vitæ, variis hinc inde præsidiis adornatæ (Hagæ Comitis 1665, 4°), dédiée à Samuel Bochart et qui comporte la biographie de cent cinquante-deux savants français, catholiques et protestants, qui se sont distingués dans les études hébraïques et orientales. Almeloveen avait prêté un exemplaire de cet ouvrage à Bayle : voir Lettres 843, n.25, et 850, n.5.

[10Nous ne saurions identifier précisément l’ouvrage désigné par Bayle. Il ne s’agit sans doute pas de l’ouvrage de Jacob Schmaltz (Smalcius), publié depuis longtemps : Diatriben academicam de fœminarum eruditione posteriorem (Lipsiæ [1671], 4°), mais il peut penser à Charles Jacob (1608-1670), dit Louis de Saint-Charles, célèbre carme français qui laissa de nombreux ouvrages et manuscrits touchant la bibliographie. S’il s’agit de ce dernier, l’ouvrage en question ne semble pas avoir été publié.

[11Guillaume Colletet (1598-1659) avait composé des « Vies » des poètes français qui restèrent longtemps manuscrites ; elles ont été publiées peu à peu au XIX e siècle par différents érudits et ne semblent pas avoir été recueillies ensemble en un seul volume : Vies des poètes gascons (1866), Vies des poètes agenais (1868), Vies des poètes bordelais et périgourdins (1873), Notices biographiques sur les trois Marot (1871), Vie de Guy Du Faur de Pibrac (1871), Vie d’Eustorg de Beaulieu (1878), François Perrin (1887). Voir A. Cioranescu, Bibliographie de la littérature française du dix-septième siècle (Paris 1969, 3 vol.), vol. I, n° 20030-20057.

[12Les correspondants de Bayle sont liés les uns aux autres par un réseau très dense. Cette lettre de Kuiper à Nicaise ne nous est pas parvenue.

[13La fille de Charles Patin, Catherine Charlotte Patin avait publié un ouvrage intitulé Pitture scelte e dichiarate da Carla Caterina Patina, parigina, accademica (Colonia [Venezia] 1691, folio).

[14Nous ne saurions identifier ce gentilhomme anglais de retour d’un voyage en Italie. Bayle a pu le rencontrer par l’intermédiaire de Benjamin Furly, mais ce n’est là qu’un hypothèse qui révèle notre manque d’information sur tout un pan de la vie de Bayle. Il a certainement pu rencontrer Shaftesbury et Toland dans des circonstances analogues, mais les gentilhommes anglais qui faisaient le « grand tour » de l’Europe et qui ont pu s’arrêter à Rotterdam sont fort nombreux.

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