Lettre 875 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

A Rotterdam, le 30 de juin, 1692

Notre prophête [1] s’est brouillé avec divers de ses collegues, mon cher Monsieur ; notre dernier synode de Ziric-Zée [2] a commencé de lui montrer qu’on ne peut plus lui tolerer ses excès. Il y a reçu de rudes mortifications. Mr Saurin d’Utrecht a fait une réponse fort estimée à la violente satire que Mr Jurieu avoit publiée contre lui [3], et se prépare à le pousser sans quartier au prochain synode. Mr Basnage de Flottemanville, autre dénonciateur, ne le menera pas moins rudement [4]. Mon affaire, qui, en ce qui regarde la compétence des tribunaux ecclésiastiques, avoit été renvoiée au synode par notre consistoire, est demeurée pendue au croc [5] : car, Mr Jurieu qui y étoit, n’en a pas dit un seul mot. Nous verrons ce qui arrivera au synode prochain [6].

Depuis que je ne vous ai écrit [7], mon cher Monsieur, j’ai lu ce que Mr de / Beauval a dit du traité de Mr l’abbé de S[aint] Réal sur la Critique, et j’ai lu l’ouvrage même [8]. Mr de Beauval en a parlé dans son livre plus avantageusement que dans le tête-à-tête. Il m’a dit que cet ouvrage lui paroissoit la plus foible piece que l’auteur eut jamais produite ; c’est-à-dire, qu’il ne répondoit pas au sucçès que les ouvrages precédens ont eu avec raison. Pour moi, sans vouloir flat[t]er votre ami (car, je vous prie de ne lui rien marquer de tout ceci), je n’ai pas été si difficile que Mr de Beauval. J’ai trouvé son livre rempli de pensées singulieres, et judicieuses. Il est vrai que j’ai trouvé quelques-unes de ses remarques de grammaire trop rafinées, et par là, aisées à réfuter ; et un peu trop de malignité contre l’auteur qu’il critique [9].

Mr Turretin partit d’ici pour l’Angleterre, il y a peu de jours [10]. Vous avez vu les thêses qu’il a soutenues sur le pyrrhonisme de l’Eglise romaine [11], et qu’il a dédiées à tous vous autres M rs les pasteurs de Geneve. Elles lui ont acquis une gloire singuliere ; et il s’en va d’ici avec une réputation fort rare à des gens aussi jeunes que lui. /

Je ne sai pas si mon ancien paquet [12] vous aura été rendu, et si les exemplaires du Janua cœlorum reserata, que l’imprimeur m’a promis de vous faire tenir, et à Mr Constant [13], auront fait plus de diligence*. Il faudra que je me serve de quelque voie plus sure, pour vous communiquer un livre, qui vient de paroître, comme le précurseur d’un dictionnaire critique [14]. Je vous serai infiniment obligé de me dire, sans m’épargner en rien, en quoi il faudra rectifier l’éxécution de ce projet.

Faites moi savoir ce qu’est devenu le livre que Mr Goudet vouloit publier pour sa justification [15]. S’il m’apprenoit à sa commodité* le nom du correspondant d’Amsterdam, que vous m’avez dit avoir ordre d’acquitter le petit billet que je vous envoiai [16], je pourrois y addresser quelque libraire à qui je suis redevable d’environ pareille somme. Accompagnez, je vous en conjure, mon cher Monsieur, ceci de tous les adoucissemens, que vous trouverez à-propos ; ils entreront tous dans mon esprit.

Je vis l’autre jour Mr Beddevole, qui partoit pour Bruxelles, où il espere d’avoir l’intendance d’un des hôpitaux de l’armée [17]. Il vous saluë ardemment. Il a laissé à Mr Leers, notre libraire, un manuscrit d’anatomie à imprimer [18]. Un nommé Chevalier vient de / publier un petit in folio, qui contient l’ Histoire du roi Guillaume par médailles [19]. Elles sont en grand nombre, mais mal gravées, et tout l’ouvrage fort mal agencé. L’ Histoire de Cromwel, en 2 vol. in 8, par Mr Leti [20] commence à paroître.

Adieu, mon très cher moniteur ; mes baise-mains à Mr Constant [21]. Dites lui qu’on a donné un Nouvel Avis au petit auteur des petits livrets [22]. Tout à vous.

 

P.S. En lisant l’autre jour les notes de Lotichius sur Pétrone [23], j’y trouvai un fait emprunté de Goldast [24], qui me paroit peu certain. C’est qu’en l’an 1603 on brula, à Geneve, un médecin, nommé vulgairement Tampisius, qui étoit aussi sénateur, convaincu de sodomie [25], et même d’une espece de sodomie fort vilaine, que Goldast et Lotichius expriment par le terme de lapda. J’ai trouvé dans M rs Spon et Leti, qu’en 1609 le / sautier de Geneve, nommé Canal fut puni comme traitre et sodomite. N’auroit-on pas confondu ces choses ? Je vous suplie très humblement, Monsieur, de vous en informer. Goldast prétend que le sobriquet Tampisius lui avoit été donné a Malignitate Morum [26] ; mais, je croirois plutot que ce seroit à cause qu’il disoit tant-pis, quand on lui contait les accidens survenus à ses malades.

Notes :

[2« A l’occasion de l’aprobation qui a été donnée à la seconde Apologie de Mr Jurieu par les instructions des Eglises de Schiedam, Berg-op-Zoom, Ter-Veer, Thoolen, Thiel, Harderwyck, N. T. C. F. M essrs Elie Saurin, pasteur de l’Eglise d’Utrecht, et Samuel Basnage de Flottemanville, pasteur de Zutphen, ont donné la denonciation suivante : “Nous soussignés Elie Saurin pasteur de l’Eglise d’Utrecht, et Samuel Basnage de Flottemanville pasteur de l’Eglise de Zutphen, dans le dessein de satisfaire aux devoirs de notre conscience et de conserver la pureté de la doctrine enseignée dans nos Eglises, dans nos catéchismes, dans la parole de Dieu, et de maintenir l’honneur de nos synodes, nous portons notre dénonciation contre les instructions des pasteurs qui ont approuvé la Seconde apologie de M ons. Jurieu dans laquelle il a déclaré premièrement que le livre intitulé L’Ouverture de l’Epître aux Romains n’est que l’évangile tout pur, et que la justification est produite et procédée par des actes d’amour et de charité. Sentiment rejeté par l’article xxvi du synode de Campen en l’année 1688, et duquel il s’ensuit par une consequence necessaire que les bonnes œuvres sont les causes de notre justification. Secondement, que l’Ecriture ne contient aucunes preuves de l’immutabilité de l’essence de Dieu, desquelles le dit s[ieu]r Jurieu témoigne expressément qu’il ne les a point encore aperçues. Sans insister présentement sur d’autres propositions erronées avancées dans les écrits de Mr Jurieu, tant sur la force des preuves de la divinité de l’Ecriture, contre lesquelles il a disputé dans son Apologie, que sur plusieurs autres articles de foi auxquels il a donné quelque atteinte en défendant dans ses ouvrages les susdites propositions ; et quoi qu’en jugeant avec charité de l’approbation que M rs les pasteurs ont donné à cette Apologie nous voulions bien croire qu’elle ne procède que du peu d’attention qu’ils ont faite aux susdites propositions ; comme elle rend cependant leur conduite suspecte, nous estimons qu’ils doivent en rendre compte au prochain synode.” » Synode wallon de Zierikzee, art. xlvi : Livre synodal contenant les articles résolus dans les synodes des Eglises wallonnes des Provinces-Unies du Païs-Bas, t. II.

[3Sur Elie Saurin, pasteur d’Utrecht, qui était intervenu dans la bataille contre Jurieu, voir Lettres 554, n.1, et 820, n.15. Il s’agit ici de son Apologie pour le sieur Saurin […] contre les accusations de M. Jurieu (Utrecht 1692, 12°).

[4« Du 8 juin 1692 – Le synode de Zyrickzee ayant enjoint aux Eglises de Delft et de Leyde de se joindre à cette compagnie pour juger en l’authorité du synode l’affaire entre M. Pielat et Jurieu au cas que la compagnie ne l’eût pas jugée dans trois sepmaines [Synode wallon de Zierikzee (mai 1692), art. xlv.], la compagnie a chargé M. Basnage d’écrire auxdites Eglises qu’on n’avoit pas pu travailler sur cette affaire à cause de l’absence de M. Jurieu qui est allé à Aix la Chapelle prendre les eaux. »
« Du 29 juin 1692 – Sur la réception de l’imprimé que l’Eglise d’Amsterdam a envoyé à la compagnie contenant les remarques que quelques Eglises et quelques pasteurs ont fait sur les écrits de M. Jurieu et la réponse dudit sieur Jurieu, le tout en conséquence de l’article 22 du synode de Naerden [Le synode wallon de Naarden (août 1691) se dit édifié d’apprendre que Jurieu, dont certaines Eglises pensent qu’il avance des propositions « qui paroissent contraires à la saine doctrine et qui ont besoin d’explication », se déclare prêt à les fournir. Les Eglises synodales doivent rassembler les propositions sur lesquelles des explications sont demandées et les transmettre à Jurieu. Les éclaircissements de ce dernier seront adressés au synode, qui les imprimera s’il le juge nécessaire (art. xxii).] et du 50 e de celui de Zyrickzee [« La compagnie ayant medité serieusement tout ce qui s’est passé sur l’affaire de Monsieur Jurieu, a formé ce jugement. Qu’il a manqué en son devoir en ce qu’il a fait imprimer la Seconde apologie contre l’art. xxii du synode de Naerden, et même l’a fait imprimer sur l’approbation d’une seule Eglise examinatrice ; et même y a traitté rudement des Eglises contre les regles de la charité ; c’est pourquoy aussi l’Eglise de La Haye qui a approuvé cette Apologie en rendra compte au prochain synode. Et il a été arrêté que les remarques envoyées aux Eglises synodales et les responses de Mr Jurieu seront imprimées, mais qu’il en sera tiré seulement autant d’exemplaires qu’il y a d’Eglises, afin que toutes ces Eglises viennent preparées là dessus au synode de Breda par leurs instructions, pour y traitter la chose à fond. » Synode wallon de Zierikzee (mai 1692), art. l.], la compagnie, pour répondre à l’intention du dernier synode, a résolu que chaque membre de son corps lira et examinera en particulier ledit imprimé pour y faire les réflexions qu’il jugera à propos, mais il ne le pourra garder que 2 ou 3 jours, après quoi alternativement l’un le donnera à l’autre, jusqu’à ce que tous l’aient vu. »

[5« Du 29 dudit juin 1693 – La compagnie ayant veu aussy que Mr Jurieu, quy avoit demandé qu’on travaillast à examiner ses plaintes et demandes qu’il a faittes touchant les actes quy ont esté faits cy devant dans les affaires entre luy et Mr Bayle et qu’on en jugeast en mesme temps, et conjointement avec les affaires de Mr Pielat et de luy, consentoit presentement que ladite affaire des actes fût remise à un autre temps et que, sans desister de la demande qu’il a faitte de leur revocation, il ne vouloit pas qu’en attendant ce fust un empechement à la reconciliation de Mr Pielat et de luy, elle a resolu premierement que l’affaire des dits actes sera laissee absolument en surseance quand à present, 2° que touchant ce que la compagnie a cognu elle mesme des sources et occasions d’esloignement quy ont esté par le passé entr’eux et touchant ces griefs et conditions dont ils peuvent avoir parlé, le president par son ordre leur adressera là dessus un advertissement verbal, circonstantié et tel qu’il a esté jugé necessaire ; en 3 e lieu qu’ensuite ses messieurs s’embrasseront et prometront mutuellement d’ensevelir et d’oublier tout le passé et de vivre en concorde à l’avenir. » Voir l’allusion à ce confit dans La Chimère de la cabale, OD, ii.784a.

[6Au synode wallon de Breda (septembre 1692 ; les délégués de Rotterdam y sont Jacques Basnage, Daniel de Superville et Isaac Vander Berg), il ne fut pas question de l’« affaire Bayle » – qui, du reste, ne fut jamais abordée dans aucun synode. Il fut en revanche à nouveau question des écrits de Jurieu et du trouble qu’ils avaient suscité : Synode de Breda, art. liii : Livre synodal contenant les articles résolus dans les synodes des Eglises wallonnes des Provinces-Unies du Païs-Bas, t. III (texte de l’article : voir Lettre 891, n.9, 10, 11).

[7La dernière lettre connue de Bayle à Minutoli date du 18 février 1692 (Lettre 855).

[8Basnage de Beauval, HOS, décembre 1691, art. II : compte rendu de Saint-Réal, De la critique (Paris 1691, 12°).

[9Saint-Réal était entré en bataille contre les grammairiens proches de Port-Royal : il s’agit ici de Nicolas Andry de Boisregard (1658-1742), qui avait multiplié les critiques à l’égard de Saint-Réal dans ses Réflexions sur l’usage présent de la langue françoise, ou remarques nouvelles et critiques touchant la politesse du langage (Paris 1689, 12°). Voir aussi Lettre 766, n.10, et, sur cette querelle, qui prolongeait celle entre Port-Royal et Bouhours, A. McKenna, De Pascal à Voltaire, ch. 7, p.230-250, et du même, « Ménage et Bouhours ».

[10Dès la soutenance de ses thèses à Leyde, Jean-Alphonse Turrettini envisageait son voyage en Angleterre, qui fut retardé par différentes circonstances : il passa par Utrecht et La Brille et s’embarqua finalement le 20 juin 1692 pour l’Angleterre, où il devait séjourner jusqu’au mois de mars 1693 : voir M.-C. Pitassi, Inventaire Turrettini, n°466, 467.

[11Turrettini avait soutenu au mois de mai ses thèses d’histoire à l’académie de Leyde sur le thème Pyrrhonismus pontificus : voir Pitassi, Inventaire Turrettini, n°434-439.

[12Bayle a pu envoyer différents livres mentionnés dans sa dernière lettre (Lettre 855), mais il ne mentionne pas l’envoi d’un paquet dans cette lettre-là.

[13Bayle, Janua cœlorum reserata, imprimée par Pierre Chayer à Amsterdam : voir Lettre 831, n.4.

[14Bayle, Projet et fragmens d’un dictionaire critique : voir Lettre 864.

[15Bayle attendait depuis longtemps les « justifications » de Goudet, auteur du projet de paix qui avait incité Jurieu à accuser Bayle de connivence avec la cour de France et de trahison à l’égard des Etats-Généraux : voir Lettres 820, n.18, et 855, n.14.

[16Bayle avait envoyé à Minutoli la facture pour les frais de copie et d’envoi du projet de paix de Goudet : voir Lettre 827, n.6.

[17Candidat malheureux au poste de professeur à l’université de Genève – c’est Antoine Léger qui y avait été élu – Dominique Beddevole se consacrait à sa profession de médecin. Il devait mourir peu de temps après : voir Lettre 891, n.16.

[20Gregorio Leti, Historia e Memorie recondite sopra la vita di Oliviero Cromvele, dette il tiranno senza vizi, il principe senza virtu (Amsterdamo 1692, 8°, 2 vol.). La traduction parut deux ans plus tard : La Vie d’Olivier Cromwell (Amsterdam 1694, 12°, 2 vol.). Voir N. Krivatsy, Bibliography of the works of Gregorio Leti (New Castle, Delaware 1982), s.v.

[21David Constant, désormais professeur d’éloquence à Lausanne.

[24Melchior Goldast de Haiminsfeld (v.1576-1635) est un érudit suisse, auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’histoire de l’Allemagne. Nous n’avons su identifier l’ouvrage auquel il est fait allusion. Peut-être s’agit-il des Suevicarum rerum scriptores (Francofurti 1605, 4°), ou des Rerum Alamannicarum scriptores (Francofurti 1606, folio, 3 vol.).

[25Voir Leti, Historia genevrina, iii.526-527, où il rapporte ce fait vers la fin de l’année 1608 et où il nomme la victime, Guillaume Canal, sautier de Genève, fils du défunt syndic de Genève, Jean Canal.

[26« à cause de la méchanceté de ses mœurs ».

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