Lettre 883 : Pierre Bayle à Etienne Morin

[Rotterdam, le 3 septembre 1692]

Monsieur [1]
Quoi que le travail qui m’occupe m’ait faire lire principalement la vie de l’illustre Bochart que vous venez de publier [2], je n’ai pas laissé de passer de là aux écrits de votre facon qui l’accompagnent, et de les lire avec une extreme joye et profit ; ce qui m’engage à vous temoigner et le reconnoissance que je sens pour ce fruit que j’ai deja tiré de vos veilles, et l’admiration que je sens aussi pour ces productions de votre excellente plume. Si nous avions la vie de nos illustres theologiens et autres telle que vous avez donné celle de Mr de Grentemesnil [3], et novissimè celle de Mr Bochart, mon dictionnaire seroit bien tot en etat de commencer à faire rouler la presse, et je pourrois esperer de l’enrichir magnifiquement. Mais nous avons peu de telles vies. Je ne saurois assez admirer la negligence que nous avons euë à l’egard des heros de notre parti ; les Allemans sont allez dans l’extremité de faire trop de vies et d’oraisons funebres de leurs savans, et nous dans celle de n’en faire aucune. Voila Daniel Chamier qui a eu tant de part à nos affaires / et politiques et ecclesiastiques, et qui etoit un gouffre de science, je ne saurois où trouver des memoires pour lui dresser un petit article de 2 pages de dictionnaire [4]. Permettez-moi Monsieur de vous demander un petit office pour l’article de Mr Morus [5] auquel je travaillai il y a 2 jours. Je le menai sans interruption jusqu’à sa vocation à Amsterdam pour la profession en histoire sacrée, mais je trouve un hiatus entre ce tems là et sa vocation de Charenton que je vous supplie de m’aider à remplir. Pour cet effet ayez la bonté d’agreer que j’articule mes demandes. Je voudrois savoir

1° Si Mr Morus fut installé à Amsterdam dans la profession en Histoire sacrée avant la mort de David Blondel

2° En quels tems il quitta ses fonctions pour faire le voiage d’Italie et s’il fit ce voyage avec la permission de ses superieurs

3° En quel tems il revint faire ses fonctions à Amsterdam, et à quelle occasion il y renoncea pour s’en aller en France

4° Qui est-ce qui lui succeda dans votre Ecole Illustre[.] /

Je ne vous importunerois pas de ces demandes Monsieur, encore que je sache que personne n’est ni plus officieux ni plus obligeant que vous, si je ne considerois qu’etant sur les lieux, il ne vous sera pas malaisé de vous informer des choses. Ce que je vous sup[p]lie de ne faire qu’à votre plus grande commodité*.

Je suis avec toute sorte de respect Monsieur votre tres humble et tres obeissant serviteur
Bayle

à Rotterdam le 3 de [septem]bre 1692

 

A Monsieur / Monsieur Morin f[idèle] m[inistre] d[u] s[aint] E[vangile] / et professeur en langue sainte / A Amsterdam •

Notes :

[1Sur Etienne Morin, ancien pasteur de Caen, savant orientaliste, voir Lettre 83, n.7.

[2Sur la Vie de Samuel Bochart par Etienne Morin, incluse dans l’édition des Opera omnia de Bochart publiée à Leyde en 1692, voir Lettre 881, n.14.

[3Jacques Le Paulmier de Grentemesnil (Jacobus Palmerius) (1587-1670) fit ses premières études à Paris auprès de Pierre Du Moulin et d’ Isaac Casaubon, sa philosophie à l’académie de Sedan et son droit à Orléans. Il s’établit à Caen, mais s’engagea en 1620 pendant huit ans dans l’armée de Maurice de Nassau pour combattre la domination espagnole. Revenu à Caen, il repartit aussitôt pour rejoindre en Lorraine le duc de Longueville, qui lui donna une compagnie de cavalerie. Après la guerre, il revint à Caen et collabora avec Jacques Moisant de Brieux à la fondation de l’Académie de Caen. Son grand ouvrage Græciæ antiquæ descriptio (Lugduni Batavorum 1678, 4°) fut publié par son neveu par alliance, Etienne Morin, qui y donna en Préface une Vie très ample de l’auteur. Voir Lettre 179, n.9.

[4Pour rédiger l’article « Chamier » de son Dictionnaire, Bayle s’est principalement servi de l’ Histoire de l’édit de Nantes d’ Elie Benoist (t. I, p. 253, 443, 446-447 ; t. II, p. 55-56 et 86).

[5Sur Alexandre Morus, voir Lettre 10, n.38. C’est grâce à la réponse (perdue) d’ Etienne Morin que Bayle apporte la réponse à deux de ses questions dans le DHC, art. « Morus, Alexandre » : « Je ne sais comment Mr Morus se procura les bonnes grâces de Mr de Saumaise ; mais il est certain que celui-ci attira l’autre dans les Provinces-Unies. Quelques-uns prétendent que ce fut pour chagriner Mr Spanheim, qui avoit été brouillé à Genève avec Mr Morus. D’abord Mr de Saumaise tâcha de lui procurer une chaire de théologie à Harderwic, et la chose n’ayant pu réussir, il le fit appeler à Middelbourg. Mr Morus, acceptant la vocation, partit de Genève en 1649, chargé d’un bon témoignage d’orthodoxie. Il se présenta au synode des Eglises wallonnes assemblé à Maestricht : il y prêcha avec applaudissement de tout l’auditoire ; et puis il alla prendre possession à Middelbourg de la charge de professeur en théologie dans l’Ecole Illustre, et de celle de pasteur de l’Eglise. Messieurs d’Amsterdam à son arrivée en Hollande lui offrirent la profession en histoire, que la mort de Vossius avoit rendue vacante dans leur Ecole Illustre ; et n’ayant pu le détacher des engagements qu’il avait pris avec la ville de Middelbourg, ils firent venir David Blondel ; et néanmoins trois ans après aïant ouï dire que l’on offroit à Mr Morus une chaire de théologie en France, ils lui renouvellèrent leurs offres. Il accepta alors cette vocation, et la remplit en habile homme. Il y fit une éclipse par un voiage en Italie qui fut assez long, et duquel on dit qu’il n’eut pas sujet de se repentir. [...] Il revint exercer sa charge, et après quelques bourrasques essuiées dans les synodes wallons, il passa en France pour y être ministre de l’Eglise de Paris, où plusieurs personnes le souhaitoient. Plusieurs autres s’y opposèrent, et se présentèrent à quelques synodes provinciaux, et puis au synode national de Loudun, chargées de sacs de papiers contre Mr Morus. Toutes leurs accusations furent éludées, ou trouvées nulles ; car il fut reçu ministre de l’Eglise de Paris. » Bayle ne précise cependant pas le nom de son successeur à l’Ecole Illustre d’Amsterdam. Il répond à cette lettre de Morin par sa lettre du 20 septembre 1692 (Lettre 888).

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