Lettre 899 : Pierre Bayle à Jacob van Zuylen van Nyevelt

[Rotterdam, le 5 décembre 1692]

Monsieur [1]
Vous serez sans doute surpris que je prenne la liberté de me don[n]er l’honneur de vous ecrire, au lieu de vous aller rendre mes devoirs en personne [2] ; mais, j’espere, Monsieur, que vous pardonnerez cette faute à un homme à qui les premiers froicts sont fort dangereux et qui en a deja senti des effects qui l’obligent à ne s’exposer pas à l’humidité de l’air. Je ne manquerai pas de vous aller asseurer moi meme de mes respects dès que ma santé me le permettra. En attendant, Monsieur, je vous suplie tres-humblement de souffrir que je me serve d’une lettre aupres de vous. Il y a quelquefois des choses que la modestie ne permettroit pas de dire de soi meme parce qu’on se sentiroit tout honteux de les dire devant des personnes d’autorité, mais on ose bien les ecrire.

Voici, Monsieur, le sujet de cette lettre. / On m’a averti que Mr Jurieu remuë ou veut remuer tout de nouveau le ciel et la terre pour me faire oter la charge que j’ai en cette ville [3], et qu’il espere d’y reussir par le credit qu’il se flatte d’avoir aupres de vous, Monsieur. J’ai eu de la peine à ajouter foi à cet avis, car outre que j’ai recu en toutes rencontres des marques de votre protection, je sai que par la penetration de votre esprit et par l’experience que vous avez des choses du monde, vous connoissez trop bien les artifices de ceux qui couvrent leurs passions particulieres du beau pretexte de la gloire de Dieu et des interets de l’Etat [4], pour vous y laisser surprendre comme feroient d’autres personnes qui n’auroient pas autant de lumieres que vous en avez, Monsieur. Outre cela il ne faut que prendre garde à la vie que je mene pour refuter invinciblement les mauvaises impressions que mes ennemis tachent de donner de moi. Je ne me mele que de mes livres et de ma profession : la philosophie que j’enseigne consiste dans des ecrits que chacun des mes ecoliers peut montrer à qui on voudra ; on n’y trouvera rien qui soit contraire à notre religion, et le public peut savoir que je travaille à un grand ouvrage qui occuperoit le loisir de dix ou douze personnes pendant plusieurs années pour etre mis à sa perfection. J’en ai publié depuis 5 ou 6 mois le Projet et quelques fragmens, et je travaille jour et nuit pour ainsi dire à mettre le premier volume in folio en etat d’etre imprimé [5]. Cet ouvrage / demande tant de tems, tant de patience et tant de soins que quand il seroit vrai que j’aurois de mauvaises intentions, ce qui est faux comme le diable, elles ne pourroient produire aucun mal. L’on peut etre tres certain qu’un homme qui s’est mis un tel fardeau sur les epaules n’a pas le tems de songer aux affaires de la republique [6]. J’ose dire Monsieur, qu’il n’y a peut etre point de pays au monde où l’on ne me fournist quelque augmentation de gages, afin d’avoir plus de moiens d’executer mon projet, et qu’apres tout cet ouvrage quelque imparfait qu’il puisse etre fera quelque honneur à la ville de Rotterdam. J’en ai fait l’eloge en passant dans le Projet qui a eté imprimé où j’ai mis un grand article d’Erasme [7] ; et je suis seur que par tout où l’on verra le Dictionnaire critique que je compose, on loüera les magistrats qui auront fourni à l’auteur le repos, la protection et la subsistence qui lui etoient necessaires, car si on ne voit pas que cet auteur vaille quelque chose pour son esprit et pour son savoir, on verra du moins qu’il a du zele pour l’instruction du public, et qu’il se consacre tout entier avec une patience et un travail incroiable à rendre utile aux lecteurs ce que les autres livres contiennent. J’ose encore dire, Monsieur, que ceux qui ont vu à quoi je travaille seroient surpris que la florissante ville de Rotterdam bien loin de me favoriser dans ce dessein, m’eust oté cinq cens francs qu’elle me donne, qui seroit une epargne de rien pour une ville comme celle là. Je vous en fais juge vous meme, Monsieur, car / je prens la liberté de vous envoier un exemplaire de mon Projet. Etant aussi habile que vous l’etes vous y remarquerez d’abord beaucoup de defauts, mais vous verrez aisement qu’il demande une application presqu’infinie. Je suis seur que tous les savans de ce pays ci, et en particulier à La Haye Monsieur Hallwin [8], Monsieur de Bleiswic [9], et Monsieur Cuper [10] diront du dessein de mon Dictionnaire critique la meme chose que je viens de vous en dire. Ils conviendront que cet ouvrage occuperoit tout le tems et tout le loisir de plusieurs personnes et qu’il seroit beaucoup meilleur s’il etoit fait dans une grande tranquillité, et dans l’abondance de toutes sortes de livres et de secours. Je ne demande cependant que du repos, et ainsi Monsieur, je vous suplie tres humblement d’avoir la bonté de recommander à Messieurs du gouvernement de cette ville qu’ils ne se laissent point prevenir par mes ennemis, mais qu’ils s’informent de ma maniere de vivre. Je n’ai besoin que de cela pour refuter mes calomniateurs. Ils aprendront que je ne me mele que de ma charge, et que de mes livres, et que je ne sors de mon cabinet que pour aller faire mes lecons publiques, et pour chercher quelque livre chez les libraires. Du reste je suis pret comme j’eus l’honneur de le declarer au commencement de mes demelez à Monsieur le Grand Pensionnaire par un memoire que je lui presentai [11], de refuter devant qui on voudra, comme je l’ai deja fait devant le public [12], toutes les accusations de mes ennemis.

Je vous demande tres humblement pardon de vous importuner par une si longue lettre, et je suis avec un tres profond respect, Monsieur, votre tres humble et tres obeissant serviteur.
Bayle

A Rotterdam le 5 e decembre 1692

Notes :

[1Aucun indice interne ne permet d’identifier le destinataire de cette lettre, et on aurait pu croire que, dans la situation qui était alors la sienne, Bayle se serait adressé à un des conseillers municipaux favorables à sa cause : Josua van Belle, seigneur de Waddinxveen (1637-1710), qui resta fidèle à Bayle pendant la tempête, ou bien Isaac van Hoornbeek (1655-1727), conseiller juridique du conseil. Mais il est certain qu’il se tourna vers Jacob van Zuylen van Nyevelt (1642-1695), un homme acquis au parti de son adversaire (voir la note suivante), car Bayle évoque cette lettre dans sa réponse à Gijsbert Kuiper du 1 er décembre 1692 (voir Lettre 898, n.5).

[2Cette lettre est une pièce clef pour comprendre le déroulement des événements qui mènent à l’expulsion de Bayle de l’Ecole Illustre suite à la campagne d’accusations politiques et religieuses de Jurieu : voir Lettre 799, n.4. Bayle saisit la portée de ces événements, comme on le voit par les termes de cette lettre, mais il s’adresse à un conseiller acquis à la cause orangiste – et donc à celle de Jurieu. Sa demande resta sans réponse, si ce n’est que, le 30 octobre 1693, après une nouvelle délibération du conseil municipal, il fut destitué de son poste à l’Ecole Illustre. Voir H. Bost et A. McKenna, L’Affaire Bayle, Introduction, p.54-60.

[3Bayle est bien informé – sans doute par ses amis proches du conseil municipal de Rotterdam. Sur la préparation de cette attaque de Jurieu et sur sa réussite, voir H. Bost et A. McKenna, « L’Affaire Bayle », Introduction, p.51-60.

[4Pastiche ou réminiscence du discours de Cléante dans Tartuffe, acte I, scène 5, v.358-380 : « Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux / Que le dehors plâtré d’un zèle spécieux, / Que ces francs charlatans, que ces dévots de place, / De qui la sacrilège et trompeuse grimace / Abuse impunément et se joue à leur gré / De ce qu’ont les mortels de plus saint et sacré, / Ces gens qui, par une âme à l’intérêt soumise, / Font de dévotion métier et marchandise, / Et veulent acheter crédit et dignités / A prix de faux clins d’yeux et d’élans affectés, / Ces gens, dis-je, qu’on voit d’une ardeur non commune / Par le chemin du Ciel courir à leur fortune, / Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour, / Et prêchent la retraite au milieu de la cour, / Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices, / Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices, / Et pour perdre quelqu’un couvrent insolemment / De l’intérêt du Ciel leur fier ressentiment, / D’autant plus dangereux dans leur âpre colère, / Qu’ils prennent contre nous des armes qu’on révère, / Et que leur passion, dont on leur sait bon gré, / Veut nous assassiner avec un fer sacré. » C’est un reproche que Bayle faisait couramment à Jurieu, qu’il accusait de vouloir se venger de son incrédulité à l’égard des « prophétiés » de Jurieu dans son ouvrage de L’Accomplissement des prophéties comme aussi de son opposition au programme politique des orangistes. Bayle songe sans doute aussi, à cet instant, aux manœuvres de Jurieu devant le consistoire de l’Eglise flamande de Rotterdam : le 23 avril et de nouveau le 26 novembre 1692, il avait cherché à montrer les « theses pernicieuses et impies dans les livres du professeur Bail de cette ville » et il avait publié, au mois de juillet, sa Courte revue des maximes de morale et des principes de religion de l’auteur des « Pensées diverses […] » et de la « Critique générale ». Les Flamands devaient trancher le 28 janvier 1693 : la commission nommée pour cette affaire allait dénombrer les thèses exécrables des Pensées diverses sur les comètes. Bayle devait ironiser sur cette condamnation dans sa lettre à Minutoli du 8 mars 1694, mais indubitablement, la tactique de Jurieu portait ses fruits.

[5Le Dictionnaire historique et critique : voir Lettre 864.

[6Bayle sait donc bien que Jurieu le met en cause devant le conseil municipal pour ses opinions politiques à la suite de l’affaire de l’ Avis aux réfugiés et du « complot » du Projet de paix de Goudet : voir Lettre 751, n.17, 798, n.1.

[7Sur le Projet et fragmens d’un dictionaire critique, voir Lettre 864 ; cette annonce du DHC comportait, en effet, un grand article « Erasme ».

[8Simon van Halewijn (ou Simon Teresteyn van Halewijn, « heer in Abbenbroek ») (1654-après 1702), maire de Dordrecht en 1691 et 1692 et membre du Conseil d’Etat ( Raad van State) entre 1689 et 1691. Quoiqu’il eût toujours favorisé le parti orangiste, il devait participer en 1693 à des négociations secrètes avec le gouvernement français. Ces négociations furent découvertes et, le 31 juillet 1693, van Halewijn fut condamné à la prison à vie pour trahison. En 1696, cependant, il s’échappa du château Loevestein et, après un bref séjour à Paris, partit pour la colonie de Surinam, où il était propriétaire de la plantation de sucre Beaumont. Il avait épousé en 1681 Agnes de Witt (1658-1688), fille de Johan, sœur de Johan fils. Voir NNBW, iv.704-705 ; G. de Bruin, Geheimhouding en verraad. De geheimhouding van staatszaken ten tijde van de Republiek (1600-1750) (’s Gravenhage 1991), p.544-556. On trouve un rapide résumé de l’« affaire » van Halewijn dans la Vie de M. Bayle par Des Maizeaux ; voir aussi, G.C.C.J. van den Bergh, « What Became of the Library of Grand Pensionary Johann de Witt (1625-1672) ? », Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis, 66 (1998), 151-170, en particulier p.168-169 ; H. Bost et A. McKenna, « L’Affaire Bayle », p.59-60.

[9Hendrik van Bleyswijck (1628-1703), bourgmestre de Delft. Bayle fut singulièrement mal inspiré de citer ce conseiller municipal, puisqu’il s’agissait du « patron » de Jurieu, qui avait été présenté au théologien par sa tante, Marie Du Moulin, fort bien introduite à la cour des Orange à La Haye : voir Lettre 446, n.8., et H. Bost et A. McKenna, « L’Affaire Bayle », p.22.

[10Gijsbert Kuiper, député d’Overijssel aux Etats-Généraux et correspondant de Bayle.

[11Ce mémoire adressé au Grand Pensionnaire, Anthonie Heinsius, pensionnaire de Hollande entre 1689 et 1720, semble s’être perdu. Sur lui, voir Lettre 820, n.20.

[12Voir, en annexe au présent volume, la bibliographie chronologique de la querelle entre Bayle et Jurieu. Dans tous ses ouvrages et pamphlets polémiques, Bayle s’acharnait à faire la liste des contradictions de son adversaire et de ses accusations infondées et calomnieuses.

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