Lettre 917 : Pierre Bayle à Pierre Silvestre

• [Rotterdam,] Le mardi 24 e de mars 1693

Je vous suis infiniment obligé, Monsieur, de songer à moi et à mon Dictionnaire avec une bonté aussi officieuse que la votre. Je viens de recevoir le Tombeau de la reyne Marguerite que vous m’avez envoié avec votre lettre du 20 fevrier dernier [1]. J’ai eté tout aussi tot lire ce que j’ai dit dans l’article des trois sœurs Seymour , et j’ai veu que cet article ne vaut rien du tout ; je l’ai deja reformé et on ne m’attrapera plus à faire des conjectures sur des livres que je n’aurai point veus ; on batit sur le sable mouvant lors qu’on se fie sur ceux qui en ont parlé par occasion ; les conjectures les plus apparentes sont quelquefois les plus fausses car on suppose que ceux qui ont touché certaines circonstances n’auroient point dit ce qu’ils disent si la chose n’etoit d’une certaine maniere, et on se trompe de les faire si bien raisonner. Quoi qu’il en soit je vous remercie tres humblement de la mortification que j’ai euë par l’examen du livre que vous m’avez fait la grace de me preter ; un auteur plus sensible à la gloire que moi en auroit peutetre gagné la fievre. Pour moi il y a long tems que j’ai pris parti, je suis seur que malgré les fatigues que je me donnerai pour ne dire rien de faux, mon livre fournira cent et cent occasions de critiquer des fautes et des beveües à ceux qui voudront me censurer. Ainsi va le monde et le pauvre esprit humain ; ceux qui remarquent les fautes de leur prochain en font de plus grossieres. Si je trouvois dès aujourd’hui une voye s[eur]e, je vous renverrois le livre ; je le ferai dès que j’en aurai une / commodité*.

Faites je vous prie mes remercimens tres humbles au curieux qui vous a preté ce livre, et à celui qui offre un supplement pour la marechale de Guebriant [2]. Je l’accepte de tres bon cœur. Une de mes veuës en publiant mon Projet mal bati et fait à la hate, a eté d’exciter ceux qui sauroient plus de choses que moi sur les gens, à m’en avertir ou faire avertir. Je leur en serai tres obligé.

Les imprimeurs de ce pays qui ont publié le Morery avec les corrections et les additions de Mr Le Clerc [3] sont apres à* le reimprimer avec de nouvelles additions et corrections du meme et d’un grand nombre d’autres auteurs ; je croi qu’ils ne sont pas encore determinez sur ce fait cy ; savoir s’ils feront un volume à part des additions pour ne pas chagriner ceux qui ont acheté la precedente edition, ou s’ils les meleront avec les anciens materiaux. Vous ne me dites pas si la traduction angloise de Moreri a eté corrigée changée, et augmentée [4] ; je ne comprens pas que le Diction[n]aire de l’Academie puisse etre traduit en anglois, car de quel usage pourroit il etre à des Anglois qui ne le pourroient pas entendre en francois [5][?]

On a eté fort content ici de la reponse de Mr Abbadie à l’ Avis aux refugiez, et vous pouvez voir par l’article de Mr de Beauval qu’il trouve l’ouvrage grand et beau [6]. L’edition de Londres se seroit bien venduë ici, mais on l’a contrefaite [7], et ainsi les exemplaires que l’auteur avoit envoiez à nos libraires sont tous à vendre à ce que me disoit l’autre jour Mr Leers.

Mr Benoit a publié des sermons sur les memes matieres sur lesquelles roulent ceux dont vous me parlez [8]. Les 2 premiers / volumes de son Histoire de l’Edit de Nantes seront en vente au mois de mai ou juin prochain [9] : ils s’etendent jusqu’à la mort de Henri IV. Il y en aura encore 2 autres y compris les preuves. Je croi que cet ouvrag[e] se vendra bien, et contentera les lecteurs les plus mal aisez.

Mr Basnage travaille à son grand ouvrage de l’ Histoire des dogmes des protestans [10], et Mr de Flottemanville à des Annales ecclesiastiques [11].

Je suis resolu de ne plus courir apres les libelles qu’on voudra publier contre moi ; quant à mon Diction[n]aire critique j’y travaille avec quelque sorte d’application, mais sans en esperer un grand succez ; il se fait trop de diction[n]aires ; le public en sera rebuté avant que le mien paroisse ; neanmoins jacta est alea, je ne vois pas comment je po[urrois] • reculer honnetement.

Je ferai vos complimens chez Mr Basnage (je parle au tems futur car j’ecris ceci immediatement presque apres la reception du livre). Mes assurances de service à Mr Meure [12] s’il vous plait, et des soins que je prens de Mr son fils, non sans succez ce me semble.

Je suis votre tres humble serviteur. •

Notes :

[1La lettre de Pierre Silvestre du 20 février est perdue. Ce correspondant, résidant à Londres, répondait certainement à une demande – également perdue – de Bayle, qui recherchait l’ouvrage intitulé Le Tombeau de la reine Marguerite de Valois, royne de Navarre afin de résoudre un problème posé par son article sur les trois sœurs Seymour . Ce problème fut en effet réglé, comme on le voit par la lettre du 23 mars envoyée par Bayle au Courrier galant (Lettre 916) : il venait de découvrir au moyen du livre envoyé par un ami londonien – sans doute Silvestre – que les sœurs Seymour avaient composé leurs distiques en l’honneur de Marguerite de Navarre, sœur de François I er , contrairement à ce qu’il avait affirmé dans son article du Projet et fragmens.

[2L’article du DHC consacré à « Guebriant (Renée du Bec, maréchale de) » est développé sur plusieurs points par rapport à l’article du Projet et fragmens : à la remarque H, note marginale 33, Bayle stipule : « Notez que depuis que ceci a été imprimé dans le Projet, j’ai vu le procès verbal des obsèques du maréchal de Guebriant (cité par Le Laboureur dans l’ Histoire de ce maréchal), où il est nommé comte de Guebriant et de Perigueux. » Il est possible que, dans la présente lettre, Bayle fasse allusion à cet apport envoyé par un ami de Silvestre.

[3Sur cette nouvelle édition du Grand Dictionnaire de Moréri, établie par Jean Le Clerc, voir Lettre 822, n.11.

[6Le commentaire de Bayle sur l’ouvrage d’ Abbadie reste prudent : voir Lettre 912, n.12.

[7Une nouvelle édition de l’ouvrage d’ Abbadie venait, en effet, de paraître à La Haye : voir Lettre 912, n.12.

[8Elie Benoist, Jésus-Christ Dieu et homme (Delft 1693, 8°).

[9Elie Benoist, Histoire de l’édit de Nantes, contenant les choses les plus remarquables qui se sont passées en France jusqu’à l’édit de révocation (Delft 1693-1695, 4°, 5 vol.). Voir L. Daireaux, « Ecrire l’histoire de la révocation de l’édit de Nantes. Autour de l’œuvre d’Elie Benoist », in P. Benedict, H. Daussy et P.-O. Léchot (dir.), L’Identité huguenote. Faire mémoire et écrire l’histoire (XVI e-XXI e siècle) (Genève 2014), p.311-327.

[10Bayle avait déjà mentionné cet ouvrage en préparation de Jacques Basnage : voir Lettre 882, n.15. Il ne devait paraître que bien des années plus tard : Histoire de l’Eglise depuis Jésus-Christ jusqu’à présent (Rotterdam 1699, folio).

[11Sur Samuel Basnage de Flottemanville et sa réfutation de Baronius, voir Lettres 505, n.1, 828, n.17, et 882, n.14.

[12Sur M. Meure, qui servait d’intermédiaire entre Bayle et Pierre Silvestre et dont le fils était un élève de Bayle, voir Lettre 887, n.1 et 3. Il s’agit sans doute d’ Abraham Meure, qui tenait une « académie » réputée dans la Greek Street, quartier de Soho, à Londres : voir Lettre 1695, n.21.

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