Lettre 939 : Pierre Bayle à Gaston de Bruguière

• [Rotterdam,] le 10 de septembre 1693

Je repons bien tard Monsieur mon tres cher cousin, à votre lettre du 6 e de mai dernier ecrite de l’isle d’Oleron [1]. Je ne vous alleguerai pas pour excuse de mon silence le peu de loisir que me donnent mes lecons publiques et particulieres et la composition du livre auquel je me suis engagé [2], qui est l’ouvrage du monde qui demande le plus de peine, de detail, et de pa[tie]nce, mais je vous alleguerai une raison beaucoup plus forte. On n’a parlé dans cette ville depuis le commencement de la campagne [j]usqu’à present que du dessein des Anglois de faire descente en France [3] ; pendant ces bruits une lettre de ma main ecrite à l’isle de Ré auroit fait triompher mes ennemis s’ils l’avoient interceptée. Ils eussent pris toutes les paroles à contre-[sens] et auroient pretendu qu’en faisant semblant de parler d’affaires de famille, ou de complimens de bonne amitié, on faisoit allusion à l’etat present de l’Europe. Voila une justification de mon silence qui ne me laisse aucun lieu de craindre que vous me puissiez rien reprocher. Si j’ose à present vous ecrire c’est que les flottes des alliez ne sont plus en mer, et qu’on ne parle plus ici de descente. Je suis faché que la complaisance qu’il faut avoir necessairement pour des esprits non seulement ombrageux mal à propos, mais aussi tres mechans m’oblige à n’ecrire plus à personne ; notre parent Mr de Pradals me fit l’honneur de m’ecrire de Copenhagen [4], et me demanda qu’il y eut commerce de lettres entre nous ; je lui repondis que j’etois au desespoir de ne pouvoir pas avoir cet avantage pendant qu’il seroit chez Monsieur l’ambassadeur [5]. Mais soiez assuré mon cher • cousin que soit que je / vous ecrive, soit que je ne vous ecrive pas, je conserverai toujours une amitié tout à fait intime pour vous. Je me recommande à vos bonnes prieres et à celle de votre chere epouse que j’embrasse de tout mon cœur.

Pour ne pas repeter les memes choses, je ne fais qu’une seule lettre de ce que je viens d’ecrire, et de ce qui va remplir le reste de ce papier au cher frere du Carla. Je suis tout à vous.

Notes :

[1Aucune des lettres de Gaston de Bruguière ne nous est parvenue : elles ont sans doute été supprimées par Jean Bruguière de Naudis ou par son fils Charles, héritiers des papiers de Bayle.

[2La composition du Dictionnaire historique et critique.

[3C’est à cette rumeur que Bayle fait allusion dans La Cabale chimérique et qui provoque son attribution fallacieuse à Jurieu du pamphlet virulent : Soupirs de la France esclave (Amsterdam 1689, 8°). Voir La Cabale chimérique (mai 1691) : « Je passe légerement là-dessus, et ne veux pas l’insulter [Jurieu] sur un fait dont je ne suis pas certain, quoi que le bruit en ait couru : c’est qu’on lui a fait entendre qu’il eut à discontinuer ses Soupirs de la France, les derniers qu’il avoit poussez aïant été, dit-on, fort desobligeans pour S[a] M[ajesté] B[ritannique] le roi Guillaume, et pleins d’indiscrétion sur les prétenduës facilitez qu’il y aurait eu, disoit-il, pour les François à faire ici des descentes. » ( OD, ii.661a).

[4Voir la lettre de Pradals de Larbont à Bayle du 28 février 1693 (Lettre 909).

[5François d’Usson de Bonrepaux : voir Lettre 909, n.1.

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