Lettre 945 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

A Rotterdam, le 21 de septembre, 1693

Nonobstant la stérilité où nous sommes ici de nouvelles lit[t]éraires, mon cher Monsieur, j’en aurois diverses à vous mander, si le nouveau journal [1], que je vous envoie, ne grossissoit pas trop cette dépêche. Il n’est pas encore en vente. J’ai eu cet exemplaire de l’auteur même, qui est un ministre gascon, natif de Milhau en Roüergue. Il se nomme Mr Dartis, et s’est fait connoître par un écrit sur l’ Apologie sur la retraite des pasteurs, publiée par Mr Benoit [2]. Mr Dartis vouloit, ou que les ministres n’eussent pas abandonné leurs troupeaux, ou qu’ils y fussent retournez. Mr Benoit réfuta son écrit ; mais, il eut été réfuté fortement à son tour, si pour l’édification publique, Mr Dartis n’eut donné la sup[p]ression de sa réplique aux instances des amis communs. Il est présentement sans Eglise [3], aïant eu des affaires à Berlin, où le bras séculier, appuïant sa partie adverse, lui a fait avoir du dessous.

Je passe à votre belle et infiniment obligeante lettre du 25 d’aout. Que ne vous dois-je point, pour la peine que vous avez prise de me copier la piece de Balzac ? Comme elle est à la gloire de ces provinces, j’ai dessein de l’insérer à la fin de mon Diction[n]aire [4], avec quelque dissertations, qui feront l’arriere-garde de l’ouvrage, et qui se rapporteront comme des renvois à certains endroits du livre ; et je ne manquerai pas de témoigner au public que c’est à vous que je dois cette rare et curieuse piece. Vos bontez continuelles me procurent de Bourgogne un joli et docte éclaircissement sur les Raggionamenti de Pierre Arétin [5]. Je croi que notre excellent ami, Mr. l’abbé Nicaise, l’a eu de Mr de La Monnoie, qui est un répertoire inépuisable de pareilles choses.

Vous connoissez Christien Thomasius, fils de Jaques, professeur à Leipsik. Ce Thomasius le jeune, aïant fait des Journaux des sçavans en allemand [6], où il critiquoit trop le monde, se fit des affaires ; et, quittant son païs, il s’en alla à Hall[e], où son Altesse de Brandebourg le reçut fort bien : il continuë là à journaliser. Il a commencé cette année une sorte d’ouvrage en latin, qu’il intitule Historia sapientiæ et stultitiæ [7] ; j’en ai vu les trois prémiers mois, qui contiennent quelques dissertations de son pere ; par exemple, la clef de quelques endroits énigmatiques des lettres de Melanchthon [8] ; la vie de Pierre Abélard [9], etc. : et puis il nous donne une sanglante satire de Scioppius contre le roi Jaques [10], dont il étoit presque impossible de trouver des exemplaires. Le titre de cette satire est, Is. Casauboni Corona Regia ; id est, Panagyrici cujusdam vera aurei, quem Jacobo I, Magnæ Britanniæ Regi ; Fidei Defensori, delinearat, Fragmenta : ab Euphormione inter Schedas του μακαριου inventa, collecta, et in lucem edita. Un de mes amis me l’avoit prêté depuis peu. Je l’avois lu, et en avois fait des extraits ; ce qui, pour vous dire le vrai, a diminué le plaisir que la réimpression de ces pieces introuvables a de coutume de donner. Je croi que Thomasius sauvera ainsi du naufrage d’autres écrits de cette nature.

Mr Locke a publié en anglois diverses Pensées sur l’éducation des enfans. C’est un profond philosophe, et qui a des vues fort fines sur tout ce qu’il entreprend ; ainsi, j’ai de la joie qu’on travaille, comme on fait, à traduire ces Pensées en françois [11].

Il y a sous la presse, ou même cela paroit déjà, quelque écrit posthume de Mr de S[ain]t-Réal [12].

Adieu, mon très cher Monsieur, je suis tout à vous.

 

P.S. Mr Le Gendre, ci-devant ministre de Rouën, et à présent ici, vient de publier la Vie de Mr. Du Bosc, son beau-pere, à quoi il a joint des mémoires, des harangues, des dissertations, des lettres, et de[s] vers mêmes du défunt [13]. Cela fait un assez juste volume in 8. L’excellent ouvrage, dont Mr l’ abbé Nicaise parle dans ses Sirenes [14], je veux dire, celui de Junius, De Picturâ Veterum, est actuellement sous la presse chez Mr Leers [15]. Ce sera un in folio, et on n’épargne rien pour la beauté de l’impression, et pour l’exactitude de la correction. Mr Ysarn, ministre refugié d’Amsterdam, vient de bourrer* en latin Mr Leydekker touchant feu Mr de Wolzogue, dont le prémier avoit publié les Dernieres heures [16].

Je suis, etc.

Notes :

[1Il s’agit du journal de Gabriel d’Artis, ancien étudiant de Montauban et de Puylaurens, intitulé Journal d’Amsterdam et qui devait prochainement être rebaptisé Journal de Hambourg. Bayle envoie sans doute à Minutoli le « plan » du journal que d’Artis lui avait soumis lors de sa première prise de contact : voir Lettre 934.

[3Sur la carrière ultérieure de Gabriel d’Artis, qui devint enfin pasteur de l’Eglise de Saint-James à Londres, voir Lettre 934, n.1.

[4Sur ce petit ouvrage de jeunesse de Balzac, une pièce volante de quatre ou cinq pages, où il se déclarait disposé à se convertir au protestantisme afin de s’installer aux Provinces-Unies, voir le DHC, art. « Balzac (Jean-Louis Guez de) », rem. A, et Lettres 882, n.35, et 891, n.39.

[5Bayle devait consacrer un passage du DHC, art. « Arétin (Pierre) », rem. L, à la chronologie complexe de la publication des Raggionamenti : voir Lettre 911, n.42. Il y rend explicite sa dette à l’égard de Bernard de La Monnoye.

[6Sur ce journal édité par Christian Thomasius, Scherzhafte und ernsthafte, vernüftige und einfältige Gedanken über allerhand lustige und nutzliche Bücher und Fragen, voir Lettre 758, n.18.

[7Sur ce périodique lancé par Thomasius à Halle, Historia sapientiæ et stultitiæ humanæ, voir Lettre 944, n.12.

[8 Clavis in epistolas Philippi Melanchthonis. De libro cui titulus : Somnium Lutheri. Piccardi, Humiliati. Waldenses, seu Albigenses, an Manichæi ? Manetis dogma de loco animarum post mortem et scapha lunæ , contenu dans le premier tome de Historia sapientiæ et stultitiæ, de Christian Thomasius, janvier, février, mars 1693 (Halæ Magdeburgicæ s.d., 8°). Sur ce périodique lancé par Christian Thomasius, voir Lettre 758, n.18.

[9Petri Abelardi vita. Berengarius hæreticus, distinctus a Berengario, discipulo Abelardi, contra Gersonem, contenu dans le premier tome de l’ Historia sapientiæ et stultitiæ de Christian Thomasius, janvier, février, mars 1693 (Halæ Magdeburgicæ s.d., 8°).

[10Is. Casauboni Corona Regia. Id est, panegyrici cuiusdam vere aurei, quem Jacobo I. Magnæ Britanniæ etc. Regi, fidei defensori delinearat, fragmenta, ab Euphormione inter schedas του μακαριου inventa, collecta, et in lucem edita [Londini 1615, 12°], contenu dans le second tome de l’ Historia sapientiæ et stultitiæ de Christian Thomasius, avril, mai, juin 1693 (Halæ Magdeburgicæ s.d., 8°).

[11Sur la publication des Thoughts on education de John Locke et sur la traduction de Pierre Coste qui devait paraître en 1695 sous le titre De l’éducation des enfants, voir Lettre 943, n.19.

[12César Vichard de Saint-Réal, bien connu de Minutoli, était mort l’année précédente. Il s’agit ici de la publication de ses Œuvres posthumes ([Paris] 1693, 12°).

[13Sur cette publication de Philippe Le Gendre, pasteur à Rotterdam, voir Lettre 932, n.10.

[14Claude Nicaise, Les Sirènes, ou discours sur leur forme et figure (Paris 1691, 4°) : voir Lettre 830, n.2.

[15Sur cet ouvrage de François Du Jon le fils, voir Lettre 880, n.6.

[16Sur la querelle entre Leidecker et Isarn, voir Lettre 940, n.8.

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