Lettre 946 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

A Rotterdam, le 24 de septembre, 1693

Mon cher Monsieur,

J’ai vu feu Mr votre fils Amédée Minutoli dans la Relation de la bataille de Neer-Winden, donnée par Mr de Vizé [1]. Cet auteur a furieusement usé de filouterie, et de lésine à l’égard des blessés et tüez. Outre les omissions de plusieurs personnes, il a supprimé les emplois et les qualitez de la plupart de ceux qui sont dans sa liste. Quelle pitié que la mauvaise-foi avec laquelle il répond à l’objection du grand nombre sous lequel les alliés ont été contraints de plier ! Le siege de Charleroi [2] se pousse avec vigueur ; mais, peut-être que les assiégeans ralentiront leurs attaques, afin d’épargner leur monde, quand ils s’apercevront qu’on n’a pas dessein de tenter le secours de la place.

Pour nouvelles de lit[t]érature, je vous dirai qu’ un de ces illustres confesseurs, que vous avez vus sans doute à Geneve, après que le grand Ruiter les eut délivrez des galeres de Naples, nous a donné depuis peu deux livres. L’un est un projet de réunion entre les luthériens et les calvinistes [3]. L’autre est un traité de origine rerum Hungaricarum [4]. Je n’ai pas dessin de lire le prémier ; mais, je lirai le dernier. Il y a de la litérature, et des recherches historiques. Il donne même l’étymologie de quelques mots hongrois, et prétend que la nation est scythe dans son origine. Ce bon serviteur de Dieu s’appelle Franciscus Foris Ostrokocsi.

Quelqu’un de nos réfugiés s’est avisé de publier à Amsterdam un Catéchisme des jésuïtes, à l’usage des nouveaux-réünis, publié par les soins des archevêques et évêques de France [5]. C’est un dialogue entre un jésuïte, et un nouveau-réüni, où, par le peu que j’ai vu, il me paroit qu’on bat la controverse d’une façon assez triviale. On a réimprimé à Amsterdam le livre de Mr Vallemont, prêtre et docteur en théologie, sur la baguette divinatoire [6]. Il explique tout ce que fait Jaques Aimar, par la méchanique, et les écoulemens de corpuscules, sans recourir à la direction d’aucun esprit, comme le P[ère] Malebranche [7]. Le livre est assez curieux. Le libraire qui a contrefait ce livre, a sous la presse quelques autres copies de Paris, comme Nouvelles façons de parler bourgeoises, (par le même auteur qui a publié Mots à la mode, et Recueil de bons contes. Il s’appelle de Caillere [8], et est de l’Académie françoise :) L’Education des gentilshommes et L’Education des dames [9]. A-propos de cela, j’ai vu dans le Mercure galant que l’ abbé Goussault, après avoir donné le Portrait de l’ honnête-homme *, vient de publier le Portrait de l’honnête-femme [10]. Quelqu’un travaille ici à mettre en françois les Pensées que Mr Locke, l’un des plus profonds métaphysiciens de ce siecle, a publiées en anglois sur l’éducation [11]. C’est un homme de beaucoup d’esprit. Je l’ai vu ici pendant le regne du roi Jaques [12] ; la révolution le remena en Angleterre, où il est fort content. Il a publié un Systême de l’entendement, et un Traité de l’origine du gouvernement civil. Ce dernier a été traduit en françois [13]. Il prouve que la souveraineté appartient aux peuples, et qu’ils ne font que la déposer entre les mains de ceux qu’on appelle souverains ; sauf à eux à retirer leur dépôt, pour le mieux placer, lors que le bien-public le demande. Vous savez que c’est l’Evangile du jour à présent parmi les protestans [14] : ce qui me fait admirer, que le s[ieu]r de Daillon, ministre françois, réfugié en Angleterre, se soit avisé de prêcher pour le roi Jaques [15]. Son procès lui doit être fait aux prochaines assises. C’est le même de Daillon, qui a fait un livre, où il soutient qu’il n’y a qu’un diable [16]. Le ministre Bekker est allé plus loin ; puis qu’il a ôté au diable toute sorte d’action et d’influence sur les affaires humaines, et en general sur les corps [17]. Mr Vander Waeyen, professeur en théologie à Franeker, vient d’écrire un gros in 4, contre lui, en flamand [18].

J’ai communiqué aux deux freres  [19] vos nouveautez. Celui d’ici, les a envoiées à Mr de Beauval à La Haye. Il en fera part, sans doute, à Mr d’Ablancourt [20]. La Fable de l’honneur et de l’amour est de Mr de Fontenelle, à ce que m’a dit Mr Basnage ; et je le crois d’autant plus facilement qu’elle roule sur une pensée, qui est dans les Dialogues des morts du même auteur [21]. J’ai peine à croire que les Vers sur le retour du Roi soient de la duchesse de Bourbon, sa fille [22] ; car, ce seroit se moquer de son pere. On dit qu’il court des lampons fort spirituels, et fort satiriques, sur le prompt retour du roi. Il est vrai que ce fut l’action du monde la plus risible. Venir se mettre à la tête de six vint mille hommes, pour le moins, afin de faire résoudre dans un conseil de guerre qu’on s’en retourneroit à Versailles, si non par le plus court chemin, au moins en s’éloignant toujours de l’ennemi.

Adieu, mon très cher Monsieur ; je suis tout à vous.

Notes :

[1Sur la mort du deuxième fils de Minutoli, Amédée, à la bataille de Neerwinden, voir Lettre 941, n.2. Bayle a lu le « Journal du siège de Charleroy » publié par Donneau de Visé dans le Mercure galant du mois de septembre 1693, p.275-305, et la « Suite », aux p.331-333 ; au mois d’octobre parut une nouvelle « Suite », p.245-250.

[2Le siège de Charleroi fut mené par les troupes françaises sous le commandement du duc de Luxembourg et sous la direction de Villeroy et de Vauban, celui-ci ayant contribué à la fortification de la ville avant qu’elle ne fût rendue aux Espagnols par le traité de Nimègue en 1678. Les troupes françaises ouvrirent la tranchée le 15 septembre et la ville se rendit le 11 octobre. Voir B. Pujo, Vauban (Paris 1991), p.185-186.

[4Sur cet ouvrage de Franciscus Foris Ostrokocsi, voir Lettre 943, n.16.

[6Pierre Le Lorrain de Vallemont (1649-1721), docteur en théologie, prieur de Saint-Jacques de Bressuire, La Physique occulte, ou traité de la baguette divinatoire (Paris 1693, 12°), édition aussitôt piratée (Amsterdam 1693, 12°) ; une deuxième édition parut quelques années plus tard sous le titre La Physique occulte. Augmentée en cette édition d’un traité des causes magnétiques des cures sympathiques (Amsterdam 1696, 12°, 2 vol.).

[7Jacques Aimar-Vernai, paysan de Saint-Véran, près de Saint-Marcellin, dans le Dauphiné, avait prétendu révéler toutes sortes de secrets à l’aide d’une baguette de coudrier (ou noisetier) ; son imposture fut découverte par Henri-Jules de Bourbon-Condé, le fils du Grand Condé. Il est intéressant de voir Bayle associer spontanément le nom de Malebranche au mécanisme cartésien. Il évoque l’imposture de Jacques Aimar (ou Aymar) dans l’article « Abaris », rem. I, d’après Gatien Courtilz de Sandras dans le Mercure historique et politique, mai 1693. Dans le Mercure galant de 1693 et de 1694, une foule d’articles sont consacrés à la mystification et à la démystification de la « baguette ».

[8Il s’agit des ouvrages suivants de François de Callières (1645-1717), Des bons mots et des bons contes, de leur usage, de la raillerie des anciens, de la raillerie et des railleurs de notre temps (Paris 1692, 12°) ; Des mots à la mode et des nouvelles façons de parler, avec des observations sur diverses manières d’agir et de s’exprimer. Et un discours en vers sur les mêmes matières (Paris 1692, 12°) ; ce dernier ouvrage connut aussitôt une deuxième édition « augmentée de plusieurs mots nouveaux et d’une lettre sur les mots à la mode » (Paris 1692, 12°) ; Du bon et du mauvais usage dans les manières de s’exprimer. Des façons de parler bourgeoises et en quoi elles sont différentes de celles de la Cour. Suite des « Mots à la mode » (Paris 1693, 12°). L’auteur était membre de l’Académie française depuis 1689 et fut, en 1697, plénipotentiaire dans les négociations de la paix de Ryswick. Dans son exemplaire de l’édition de 1686 du livre de Deckherr, De scriptis adespotis (sur cet exemplaire, voir notre tome XIV, annexe II), Bayle écrit la notice suivante sur François de Callières : « L’ Histoire poetique de la guerre des Anciens ( de quo Mr de Beauv[al] en dec[embre] 1687, p.529) est de Mr de Callieres qui a eté emploié en plusieurs negotiations en Pologne, Allemagne, et Italie à ce que dit le Mer[cure] gal[ant] de juin 1688, p.300. Cet auteur a fait le Panegyrique hist[orique] du Roy in 4°. Il a eté fait membre de l’Acad[émie] fr[ançaise] en 1689. V[oir] mon Kalend. Histor. p.77. »

[10Abbé Jacques Goussault, Le Portrait d’un honneste homme (Paris 1692, 12°), et Le Portrait d’une femme honneste, raisonnable et véritablement chrestienne (Paris 1694, 12°). Ces ouvrages sont, en effet, signalés dans le Mercure galant, août 1693, p.238-241 : ils avaient été publiés par Michel Brunet, imprimeur également de ce périodique.

[11Sur cet ouvrage de John Locke, traduit par Pierre Coste, voir Lettre 943, n.19.

[12C’est la première mention d’une rencontre entre Bayle et Locke : elle eut lieu sans doute chez Benjamin Furly à Rotterdam. Locke avait fait un premier séjour en France en 1672, suivi d’un exil volontaire de quatre ans entre le 12 novembre 1675 et le 8 mai 1679, au cours duquel, après avoir rencontré Pierre-Sylvain Regis à Montpellier, il avait pu fréquenter le salon d’ Henri Justel à Paris (juin 1677-mai 1679), liant connaissance avec des membres du futur réseau de correspondance de Bayle ( François Bernier, Nicolas Thoynard). De retour en Angleterre, Locke lia sa carrière politique à celle – très mouvementée – du premier comte de Shaftesbury (1621-1683). Au moment de la découverte du « complot de Rye House » en juin 1683, Locke se décida à quitter l’Angleterre – à l’instar de Shaftesbury, qui mourut à Amsterdam en janvier 1683 ; en septembre de cette année-là, Locke se trouvait aux Provinces-Unies. Pendant son exil, il rédigea une grande partie de l’ Essai sur l’entendement et l’ Epistola de tolerantia, et ne devait retourner en Angleterre qu’après la Glorieuse Révolution de 1688, dans le vaisseau même qui transporta la nouvelle reine Marie pour y rejoindre son mari, Guillaume d’Orange.

[13A cette date, l’ Essai sur l’entendement n’avait pas encore été traduit par Pierre Coste ; Bayle en parle d’après l’abrégé qui avait paru dans la BUH de Jean Le Clerc en janvier 1688 (voir aussi la notice sur le même ouvrage en avril 1690). Un compte rendu de l’ Epistola de tolerantia parut dans le même périodique en décembre 1689 et, en mai 1691, un autre de l’ouvrage politique que Bayle mentionne ici : Two treatises of government (London 1690, 8°), traduit par David Mazel sous le titre : Du gouvernement civil ; où l’on traite de l’origine, des fondemens, de la nature du pouvoir, et des fins des sociétez politiques (Amsterdam 1691, 12°). Locke s’en prenait à la doctrine du droit divin de Robert Filmer et à la philosophie politique de Hobbes, élaborant une théorie des droits naturels et du contrat social.

[14Locke est ainsi caractérisé par Bayle – avec raison – comme un des défenseurs des droits du peuple contre le pouvoir absolu du souverain, doctrine dénoncée par Bayle dans l’ Avis aux réfugiés et attribuée par lui à l’influence funeste de George Buchanan.

[15Il s’agit de Jacques de Daillon, qui portait le titre de comte du Lude : il se réfugia en Angleterre sous le règne de Charles II, fut ordonné prêtre selon le rite anglican et fut pourvu d’un bénéfice dans le Buckinghamshire. En 1693, il parla favorablement de Jacques II dans un sermon et, mis en accusation, refusa de prêter serment à Guillaume III. Privé de son bénéfice, il se retira en tant que non-jureur à Londres, où il mourut en 1726. Un tel comportement était évidemment exceptionnel parmi les huguenots réfugiés en Angleterre et Bayle s’étonne de son refus de suivre la nouvelle doctrine monarchomaque de Jurieu et de la grande majorité des réfugiés. Sur Jacques et Benjamin de Daillon, son frère, voir aussi Lettre 856, n.12.

[16C’est Benjamin de Daillon, le frère de Jacques, qui avait composé un livre où il soutenait qu’il n’y avait qu’un diable : voir Lettre 856, n.12. Pour sa part, Jacques de Daillon devait publier deux ouvrages, mais bien plus tard : The Axe to the root of popery : or, a strong preservative against the Romish missionaries, [...] With plain and easy reflections upon the articles of faith of the Church of Rome, [...] (London 1721, 8°), où il conteste la profession de foi envoyée par Pie IV en 1545 au concil de Trente, et Δαιμονολογια : or, a treatise of spirits. Wherein several places of Scripture are expounded, against the vulgar errors concerning witchcraft, apparitions, etc. (London 1723, 8°), où il prend la défense de l’opinion de son frère sur l’unicité du diable.

[17Sur l’ouvrage de Balthazar Bekker, De Betoverde Weereld (Leeuwarden 1691, 12°), voir Lettre 835, n.11.

[18Johannes van der Waeyen, De « Betoowerde Wereld » van Balthasar Bekker onderzocht en wederlegt (Franeker 1693, 4°) : sur cet auteur, professeur d’hébreu et de théologie à Franeker, voir Lettre 268, n.4.

[20Sur Jean-Jacobé de Frémont d’Ablancourt, voir Lettre 882, n.10 ; il devait mourir peu de temps après cette date (voir Lettre 1092, n.5).

[21Fontenelle, Œuvres diverses (Paris 1715), vi.319-320 : « L’Amour et l’honneur, fable. Dans l’Age d’or que l’on nous vante tant, / Où l’on aimoit sans loix et sans contrainte, / On croit qu’Amour eut un regne éclatant, / C’est une erreur ; il fut si peu content, / Qu’à Jupiter il porta cette plainte. / J’ai des sujets, mais ils sont trop soumis, / Dit-il, je regne, et je n’ai point de gloire, / J’aimerois mieux dompter des ennemis, / Je ne veux plus d’empire sans victoire. / A ce discours Jupin rêve, et produit / L’austère Honneur, épouvantail des belles, / Rival d’Amour, et chef de ses rebelles, / Qui peut beaucoup avec un peu de bruit. / L’enfant mutin le considere en face, / De près, de loin, et puis faisant un saut, / Pere des dieux, dit-il, je te rends grace, / Tu m’as fait là le monstre qu’il me faut. / Envoy. Jeune beauté, vous que rien ne surmonte, / Je ne dis pas, vous aimerés un jour, / Mais après tout, ceci n’est point un conte, / L’Honneur fut fait pour l’honneur de l’Amour. » Cette fable, composée vers 1690, fut publiée pour la première fois en 1715 par Brunet dans la section des « Poésies diverses » de son édition des Œuvres diverses de M. de Fontenelle. Plusieurs des Nouveaux dialogues des morts de Fontenelle pourraient porter également ce titre dans la mesure où il oppose les passions de la nature, telles que l’amour, aux passions « imaginaires » ou factices, telles que l’honneur. Le dialogue de Candaule et Gigès se termine ainsi : « Mais songez que l’honneur gâte tout en amour dès qu’il y entre. D’abord c’est l’honneur des femmes qui est contraire aux intérêts des amants ; et puis du débris de cet honneur-là, les amants s’en composent un autre, qui est fort contraire aux intérêts des femmes. Voilà ce que c’est que d’avoir mis l’honneur d’une partie dont il ne devait point être. » La façon dont Fontenelle traite l’histoire de Lucrèce va également dans ce sens. Les Nouveaux dialogues avaient été publiés pour la première fois une dizaine d’années auparavant (Paris 1683, 12°), avec une seconde partie l’année suivante, et connurent trois éditions dès l’année même de leur parution.

[22Il s’agit de Louise Françoise de Bourbon (1673-1743), appelée M lle de Nantes, puis, après son mariage avec Louis III de Bourbon-Condé, duchesse de Bourbon et enfin princesse de Condé. Elle était, en effet, fille naturelle de Louis XIV et de M me de Montespan et avait été élevée par M me de Maintenon.

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 260363

Institut Cl. Logeon