Lettre 947 : Pierre Bayle à François Pinsson des Riolles

A Rotterdam le 1 er d’octobre 1693 [1]

A Monsieur Pinsson des Riol[l]es avocat au Parlement

Comme on ne peut rien voir de plus obligeant ni de plus honnête, Monsieur, que la bonté avec laquelle vous vous emploiez à tout ce qui me concerne, aussi vous puis je protester qu’il n’y a rien de plus fort que la recon[n]oissance que j’en ai, et que le désir de vous rendre la pareille si j’en étois capable. J’ai le chagrin de ne trouver pas les secours qui me seroient nécessaires pour les choses que vous souhaitteriez de moi, car par exemple je n’ai encore pu rien tirer de ceux que j’avois mis en quête à l’égard des alphabets dont votre ami a besoin [2]. Tout se fait ici lentement et le mal est que l’on y cultive peu les sciences.

Vous aves sans doute recu à présent le paquet dont j’ai écrit à notre ami Mr de Larroque [3], et vous y aurez trouvé les Monnoyes de Mr Le Blanc, édition d’Amsterdam [4]. Le billet que je mis dernierement sous le couvert de Mr de Larroque pour vous [5], Monsieur, ne contenoit presque point de nouveautez lit[t]éraires ; c’est que nous en avons peu.

Vous m’avez communiqué / • une instruction si curieuse touchant les Akakia [6] que j’espere que vous voudrez bien achever ce que vous avez conduit si pres de la perfection ; c’est pourquoi je joins ici un doute qui me reste ; vous le trouverez dans un morceau de papier à part [7]. Je suis tres obligé au neveu de Monsieur Hallé [8] des memoires et des presens qu’il me destine, et je me ferai un grand plaisir d’honorer mon Diction[n]aire d’un sujet aussi illustre que l’a été ce fameux professeur de l’université de Paris. Si vous ne trouvez pas d’occasion plus prompte par le moien de Mr Turretin vous pourrez, Monsieur, remettre le tout empaquetté à l’adresse de Mr Leers, libraire de Rotterdam, à Mons r Anisson [9] qui le fera tenir à Mr Fiévet libraire de l’Ile [10], d’entre les mains duquel Mr Leers trouvera moien de le retirer.

Nous verrons bientot ici la traduction françoise d’un livre flament qui a fait beaucoup de bruit [11]. L’auteur se nomme Bekker ; il etoit ministre d’Amsterdam mais il a eté deposé pour ce livre où il soutient que le diable n’a aucune puissance, et qu’il n’y a ni magie, ni sortilege, et n’y en a jamais eu, et il repond à tous les passages de / l’Ecriture qui lui sont objectez. Depuis sa deposition, il a parlé beaucoup plus hardiment et vuidé tout le fonds du sac. On doute que le traducteur francois puisse continuer son travail, sur les deux dernieres parties de Bekker, car on s’est deja tremoussé contre lui sur l’avis que l’on a eu qu’il faisoit imprimer la traduction de la premiere partie.

Monsieur Turretin vous aura peû parler d’un livre anglois intitulé La Religion du gentilhomme. On va le donner en francois, et je pense qu’il aura pour titre, La Religion de l’honnête homme [12].

Il faudroit que votre ami traducteur en prose des Amours d’Ovide [13] nous fit savoir à peu pres combien il voudroit avoir de la copie, je proposerois tout aussitôt la chose à celui de tous les imprimeurs de Hollande avec lequel on peut mieux entrer en negociation pour ces sortes d’ouvrages et je vous ferois savoir sa reponse. Vous savez sans doute Monsieur, que les libraires de ce pays ne paient pas les auteurs aussi largement qu’en France, dont la raison est que la plupart n’impriment que des livres deja imprimez, dont la copie ne leur coute rien, et cependant ils vendent aux autres libraires but à but* ; ils troquent tous / feüille contre feüille ; outre que les livres sont ici à bon marché dans le detail et que tel in 12 qui coute à Paris trente sols, n’en coute pas ici dix quand il y est rimprimé. Quant aux livres posthumes de Mr Hallé [14], comme ils sont sur des matieres de droit canonique, je ne croi pas que nos libraires s’en voulussent charger durant l’interdiction du commerce, car ici et en Allemagne le debit de ces livres[,] quelque beaux qu’ils soient[,] est très petit.

Je differe encore jusques à une autre occasion, d’écrire à notre illustre ami Monsieur Graverol [15] ; faites lui en attendant[,] je vous en conjure Monsieur[,] les assurances de mes respects.

Mr Turretin vous pourra faire part des nouveautez littéraires que je lui marquerai [16], s’il m’en tombe quelqu’une en main avant que je cachete ma lettre. Je m’imagine que le Nobiliaire de Picardie dont vous me parlez et dont vous nommez l’auteur (si j’ai bien lu) Monsieur Haudiguet de Blancart, vient de la meme main qui nous a donné l’ Histoire des Francois et de leur empire [17]. Je pourrois me tromper car l’auteur de cette Histoire prend nom de Monsieur Audigier à la tete de son livre.

Il n’y a encore que six feuilles d’imprimées de mon Diction[n]aire historique et critique.

Je suis plus que je ne puis l’exprimer tout à vous
Bayle

Notes :

[1Nous avons affirmé (ci-dessus dans la rubrique « Manuscrits ») que cette lettre est la même que celle qui est signalée par le Fichier Charavay, xiii.394r° (E. Labrousse, Inventaire, n° 891), décrite comme adressée à « Brisson de Kioly » sous la date du 10 octobre 1693. En effet, non seulement le nom du destinataire constitue une erreur grossière de lecture mais, de plus, en haut de la lettre, au-dessus de la date, figure un chiffre qui a été lu comme « 10 » mais qui en fait, très probablement, doit se lire « 20 », et qui, quel qu’il soit, n’est qu’un numéro d’ordre de recueil et non pas une date. C’est ce chiffre qui a été repris par le Fichier Charavay, transformant ainsi la lettre de Bayle à Pinsson des Riolles du 1 er octobre 1693 en une lettre de Bayle à Brisson de Kioly du 10 octobre 1693.

[2Il s’agit sans doute d’« alphabets » ou de casses d’imprimerie.

[3Cette lettre de Bayle à Daniel de Larroque est perdue. La dernière lettre connue de leur échange date du 11 juin 1693 (Lettre 926).

[5La lettre de Bayle à Pinsson des Riolles du 17 septembre 1693 (Lettre 944), où il fait allusion au fait qu’il envoie plusieurs lettres par l’intermédiaire de Larroque.

[6La lettre de Pinsson des Riolles est perdue, mais nous savons qu’il y répondait aux questions que Bayle avait posées à Janiçon : voir la lettre de celui-ci du 31 juillet 1693 : Lettre 933, et l’allusion qui y est faite dans la lettre de Bayle à Jean-Alphonse Turrettini du 20 août (Lettre 936).

[7Voir ce billet en appendice à la suite de la présente lettre.

[8Comme Bayle l’indique dans le DHC, art. « Hallé (Pierre) », note marginale d, le neveu de Pierre Hallé (1611-1689), professeur en droit canonique à l’université de Paris, était Jean Hallé, secrétaire du roi, qui a composé un éloge de son oncle et qui l’a fait transmettre à Bayle par l’intermédiaire de Pinsson des Riolles.

[9Jean Anisson (1642 ?-1721), le libraire-imprimeur de Lyon qui avait été nommé directeur de l’imprimerie royale en 1691 ; il exerçait dans la rue Saint-Jacques, puis dans la rue de la Harpe et était l’éditeur privilégié de Bossuet. Voir J.-D. Mellot et E. Queval, avec la collaboration d’A. Monaque, Répertoire d’imprimeurs-libraires (vers 1500-vers 1810) (Paris 2004), n° 81.

[10François Fiévet, imprimeur-libraire lillois en activité de 1680 à sa mort en 1698. Il était vraisemblablement le frère de Thomas Fiévet, libraire à Douai. Il fut l’apprenti puis le successeur de l’imprimeur lillois Ignace de Rache, dont il épousa la veuve. En 1690, il obtint le titre d’imprimeur du roi.

[12Edward Synge (1659-1741), archevêque de Tuam en Irlande, A gentleman’s religion : with the grounds and reasons of it, in which the truth of Christianity in general is vindicated, its simplicity asserted, and some introductory rules, for the discovering of its particular doctrines and precepts, are proposed by a private gentleman (London 1693, 12°), ouvrage qui devait être complété par une deuxième et une troisième partie : A gentleman’s religion : in which the nature of the Christian religion is particularly enquired into, and explained (London 1697, 12°), et par un Supplement substantiel (London 1733, 12°) ; il fut réédité tout au long du XVIII e siècle. La traduction de la première partie fut publiée par Pierre Brunel sous le titre La Religion d’un honneste homme qui n’est pas théologien de profession : avec les fondemens et les raisons qui l’établissent. Discours où l’on prouve la vérité de la religion chrêtienne en général (Amsterdam 1694, 12°), et le même imprimeur publia par la suite la traduction complète des trois parties (Amsterdam 1699, 12°, 2 tomes en un vol.). Voir HOS, mai 1693, art. XII, et novembre 1693, art. XI. Le traducteur n’a pas pu être identifié avec certitude : Jean Le Clerc annonce son intention de traduire l’ouvrage dans sa lettre à Locke du 16 avril 1693 (éd. E.S. de Beer, n° 1621), mais dans celle du 15 août (n° 1653), il désigne le traducteur comme un « ministre réfugié » dont il aurait corrigé la version, ce qui peut n’être qu’un subterfuge (voir aussi n° 1734). Dans sa lettre à Locke du 24 décembre 1695, William Molyneux indique : « The gentleman [Synge] is on a second part which he will show me before he sends it to the pres[s]. But this is only between ourselves and the book-seller, who has been lately informed of thu[s] much already. For tho the book shew not [th]at freedom of thought as you or I perhaps may expect, yet it shews enough to incense his own herd against him, for there is little of mystery or enthusiastick in it, and yet the author is a clergy man » (éd. E.S. de Beer, n° 1984). L’ouvrage de Synge est surtout remarquable par le fait qu’il devait servir de source à César Chesneau Du Marsais dans la composition d’un manuscrit philosophique clandestin intitulé Examen de la religion, ou Doutes sur la religion dont on cherche l’éclaircissement de bonne foi : voir l’édition établie par G. Mori (Oxford 1998), p.16-20 et passim.

[14Pierre Hallé avait publié des poésies latines : Poetæ ac interpretis Regii, Orationes et poemata (Parisiis 1655, 12°), une Satyra dédiée à Jérôme Bignon (Parisiis s.d., 12°), un ouvrage de circonstance dédié à Pierre Séguier (Parisiis [vers 1646-1654], 12°) et un ouvrage de droit canonique : Institutionum canonicarum libri quatuor. Opus ad præsentem Ecclesiæ gallicanæ usum accomodatum (Parisiis 1685, 12°). Il ne semble pas que le projet de publication posthume de ses œuvres, proposé certainement par son neveu, ait abouti.

[15Bayle avait déjà reporté la composition d’une lettre à François Graverol, avocat au présidial de Nîmes, éditeur des Sorberiana : voir Lettre 944, n.3.

[16Bayle envoyait donc sa lettre à Pinsson des Riolles par l’intermédiaire de Jean-Alphonse Turrettini, qui séjournait à Paris : voir Lettre 933, n.1.

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