Lettre 953 : Pierre Bayle à Jacques Du Rondel

• A Rotterdam le 13 novembre 1693

Je suis bien aise, mon très cher Monsieur, que vous soiez content de Mr de Beauval [1], je vous suis infiniment obligé du memoire que vous m’avez envoyé de Mr de S[ain]t Maurice touchant le P[ère] Adam [2], et je vous supplie de le remercier de ma part de la bonté qu’il a euë de le dresser si curieusement et d’une si bonne tournure. J’ai deux ou trois petits eclaircissemens à lui demander, que je le supplie tres-humblement d’agréer que je lui propose 1° j’ai remarqué dans la réplique de Mons r Daillé aux sieurs Adam et Cottibi [3] que ce jésuite étoit à Loudun pendant la tenue du synode national, c’est à dire sur la fin de 1659 et 1660. Mr Daillé cite un passage du livre que le P[ère] Adam fit contre lui en 1660 au sujet de Cottibi [4] ; par lequel passage il paroît que le P[ere] Adam étoit à Sedan lors qu’on reçut les nouvelles de la conclusion de la paix, et du mariage du Roi, et qu’il reconnoît que les habitans y témoignèrent une grande joye de cette nouvelle, et q[u’]ils leur rend bon témoignage sur la fidélité qu’ils temoignoient à la couronne sous les ordres de l’illustre marechal de Fabert le passage se voit au livre de Mr Daillé [5]. Le traitté de Pyrenees fut conclu au commencement de novembre 1659[ ;] apparemment les feux de joye pour la paix suivirent bientôt. Il faut donc de deux choses l’une, ou que le P[ère] Adam eût été déjà à Sedan lorsque le synode national tenoit sur la fin de 1659, ou qu’il y allât immédiatement après la tenue de ce synode, et que les rejouissances de la paix ne s’y sont faites qu’en 1660. • En tout cas il est certain qu’il y aura été à deux reprises [6] ; car quand il faisoit son livre contre Monsieur Daillé en 1660 il n’y étoit pas, et il y avoit été[ ;] d’un autre côté il est trop certain qu’il y a séjourné longtems depuis l’impression de son livre contre Monsieur Daillé. / La 2 e que je demande est, si le projet auquel Monsieur de S[ain]t Maurice répondit, fut imprimé [7], ou si ce fut seulement une piece manuscrite à laquelle il fit une réponse manuscrite. Je vois par le mémoire que quand le P[ère] Adam alla à Sedan il n’y avoit point encore de college de jésuites [8] ; c’est donc lui qui en ménagea le premier établissement, et qui le laissa formé et en train avant que de s’en retourner en Guyenne.

Au reste, mon cher Monsieur, je connois par votre lettre du 11 du courant [9] que j’ai recue ce matin, que vous autres à Maestricht n’avez pas beaucoup de commerce* en Hollande ; car si vous en aviez beaucoup, vous y auriez oui dire que le 30 octobre le conseil de cette ville revoqua la permission que j’avois eue en 1681 d’enseigner en public et en particulier, et la pension de 500 francs qui m’avoit été accordée [10]. Mes ennemis n’ont pas manqué d’ecrire cela de toutes parts ; je m’etonne qu’ils ne l’aient fait savoir à Maestricht. Les plus fortes têtes du magistrat, et qui sont de l’ancienne création disputerent fortement pour moi, et crierent contre l’injustice qu’on me faisoit de ne m’ouir pas sur ce que j’avois à dire pour justifier mon livre des Cometes ; car ce fut l’unique fondement, le consistoire flamand avoit nommé quatre personnes pour examiner ce livre [11], après qu’elles eurent fait leur rapport, quelques ministres voetiens [12] (et qui m’en veulent depuis long-tems sous prétexte du cartésianisme, et à cause que j’avois été placé ici et avois eu toûjours pour patron feu Monsieur Paets qu’ils haissoient à mort [13], et qui pour dire la vérité avoit du mépris pour eux, et ne feignoit pas de les traitter de mutins et de boutefeux) quelques ministres dis-je, flamans ont été cent et cent fois dire aux bourgmestres que mon livre étoit rempli de doctrines / pernicieuses, et que la jeunesse pour[r]oit être imbue auprès de moi de sentimens fort opposez à la Religion, qu’il ne falloit donc pas me permettre d’enseigner. Les bourgmaîtres d’aujourd’hui sont des personnes qui haissent extremement tous ceux qui plaignent la cassation qui fut faite l’année passée de plusieurs honnetes gens de la régence [14], ils me regardent comme attaché à ces Messieurs, et mecontent par conséquent de l’etat present (quoi que je me tienne coi dans mes livres, loin des affaires d’Etat et de ville)[.] Ils ont eu sans peine cette complaisance pour ces ministres là. Ils m’avoient promis d’écouter mes éclaircissemens ; car je leur avois dit que devant tous les hommes du monde je ferois voir que mes Cometes ne contiennent rien qui soit contraire à aucun article de notre foi, cependant ils n’ont point voulu m’ecouter. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que rien de tout ce dont Orkius [15] a fait tant de vacarmes, Avis aux réfugiez, projet de paix de Geneve etc. n’a eté considéré, on n’en a pas dit le moindre petit mot, et il est seur qu’encore que par fanfaron[n]ade il se vante peut-être d’être la cause de ceci, il n’y a contribué que des vœux et des souhaits, et que ce sont les ministres flamans qui ont fait le coup [16] ; ce qu’ils ont tenté dés le tems même que j’étois bien avec Orkius, et qu’ils auroient obtenu de la régence présente pour les raisons que j’ai dites, quand même je n’aurois eu rien à demeler avec cet homme là. Au reste j’ai eté philosophe plus que jamais lorsqu’on m’en a oté le titre, je n’ai point senti de regret ni d’inquietude, et j’espere que la même indolence m’accompagnera à l’avenir.

Je vous enverrai / bientôt l’article du poete tragique Accius [17]. On acheve aujourd’hui d’imprimer la feuille.

Tout à vous mon tres cher Monsieur.

Votre bon patron a eté malade, il se remet peu à peu : j’en recus hier une lettre tres obligeante [18].

Notes :

[1Voir l’annonce et le compte rendu par Henri Basnage de Beauval de l’ouvrage de Du Rondel publié par Henry Desbordes, De vita et moribus Epicuri (Amstelodami 1693, 12°) dans l’ HOS, mai 1693, art. XII, et août 1693, art. X.

[2Voir Lettre 952.

[3Replique de Jean Daillé aux deux livres que Messieurs Adam et Cottiby ont publiez contre luy (1 re éd. Genève 1662 et 1663, 4° ; 2 e éd. Genève 1669, 4°). La note de Marchand « 2 e part[ie], page 120, chapitre 20 » renvoie indifféremment à l’une de ces éditions qui ont la même pagination.

[5« Monsieur Cottiby ayant glissé dans la lettre qu’il a écrite à vostre consistoire les justes soupçons qu’il avoit de croire que vostre jeûne du Jeudy Saint estoit une preuve de vostre crainte plus que de vostre mortification, et que la paix generale et le mariage du roy qui se traittoient à la frontiere lors que vous l’avez commandé dans vostre synode tenu à Loudun vous donnoi[en]t plus d’effroy et de douleur que l’atheïsme, l’impieté et le blasphême, qui sont les pretextes que vous alleguez dans l’extrait de vos actes. Vous faites des plaintes ameres de cette accusation comme de la chose du monde qui vous est la plus sensible, et vous employez toutes vos meilleures paroles, qui ne sont pas si fortes que les œuvres, pour nous persuader le respect que vous avez pour le roy et la joye qu’ont causée dans les cœurs de tout vostre party ces benedictions qui commencent à faire le bon-heur de l’Europe.
Mais parce que Dieu seul est le juge des cœurs et que je n’entre point dans vos consistoires pour en sçavoir le secret, je laisse à Monsieur Cottiby, qui n’ignore pas vos desseins, la justification du reproche qu’il vous a fait et la replique à cette partie de vostre libelle. Je ne puis pourtant pas m’empescher de dire en cét endroit, en faveur de messieurs les ministres et religionnaires de Sedan, que la joye qu’ils ont témoignée lors qu’on leur a apporté ces heureuses nouvelles m’a paru tres pure et tres-sincere, que pendant le sejour que j’ay fait en cette ville je les ay toûjours connus fortement attachez à tous les interests du roy que la fidelité inviolable de l’illustre mareschal de Fabert leur inspire ; qu’ils n’ont jamais parlé de la paix et de cette royalle alliance que comme deux biens necessaires au monde, et qu’au temps des réjouïssances publiques pour ces faveurs que nous tenons du Ciel et de cét incomparable cardinal à qui la France sera éternellement obligée, ils ont fait, à mon advis, tout ce qu’on pouvoit attendre de l’affection des plus fideles sujets et des plus zelez François.
Je dirois la mesme chose des ministres assemblez à Loudun, si l’empressement de paroistre serviteurs du roy dans tous leurs presches ne m’eût fait soupçonner qu’il y avoit du concert et penser à ce vieux mot, trop de precaution est une ruse. On veut souvent faire passer une impuissance pour une obligation, et quelquesfois on paroist bon valet quand on ne peu pas estre maitre. Mon soupçon se fortifia par ces redites importantes, que leur party estoit demeuré dans la soûmission durant ces dernieres guerres civiles. » (P. Adam, Response, ch. xii, p.187-189). Daillé cite le passage relatif au loyalisme des Sedanais, puis s’insurge contre les sous-entendus relatifs aux prétendus desseins des réformés que connaîtrait Cottiby – « N’alleguez point pour excuser la malignité de ses soupçons qu’il n’ignore pas nos desseins ; s’il en savoit quelque chose plus que vous, il ne l’eust pas oublié pour se justifier du crime dont je l’ay convaincu de nous avoir calomniez » – et au discours des assemblées synodales : « Quant à cet empressement des ministres de Loudun à protester de nôtre fidelité au service du roy, qui vous empesche d’en dire la mesme chose que vous avez dite de nos freres de Sedan ? Vous montrez bien par là combien peu vous avez de charité pour nous. A cause que ces ministres recommandent tous, comme à l’envi les uns des autres, l’obeïssance deuë au roy, vous concluez de là qu’ils en parloyent contre les sentimens de leurs cœurs. Et s’ils n’eussent rien dit, qu’eussiez-vous inferé de leur silence ? La mesme chose sans doute. C’est une grand’misere d’estre exposé au jugement d’une personne passionnée. Quoy que l’on fasse, on ne sauroit contenter sa haine. » (p.120-121).

[6Bayle ne résout pas ce problème de chronologie dans son article du DHC : « Il fut envoié à Loudun, pour y prêcher, pendant que ceux de la Religion y tinrent un synode national, sur la fin de l’année 1659. Ce fut apparemment ce qui l’engagea à la composition d’un ouvrage, qui l’a fait connoître aux protestans de France [...]. Un ministre de Poitiers [ Samuel Cottiby], aiant changé de religion, peu après la clôture de ce synode, écrivit une lettre, où il critiqua fort malignement le jeûne que cette compagnie avoit ordonné à toutes les Eglises réformées du roiaume. Mr Daillé, qui avoit été le moderateur de cette assemblée, répondit à la lettre de cet ex-ministre. Celui-ci lui répliqua : le Père Adam voulut être de la partie, et écrivit une reponse à l’écrit de M. Daillé, l’an 1660. Mr Daillé leur répondit à tous deux dans un même livre. [...] Cet ouvrage de Mr Daillé demeura sans repartie [...]. Je ne sai point en quelle année le P[ère] Adam fut le procureur de la province de Champagne à Rome : la bibliothéque des jésuites ne le marque pas ; mais elle m’apprend qu’en 1674, il étoit supérieur de la maison professe à Bourdeaux. Je pense qu’il mourut dans cet emploi, environ l’an 1680. » ( in corp.).

[7Pour le titre complet de l’ouvrage de Jean Adam, Projet présenté à MM. de la religion prétendue réformée de Sedan, publié à Poitiers, voir Lettre 952, n.5.

[8Voir, dans le DHC, l’article « Adam (Jean) » et la citation qui en est faite Lettre 952, n.4.

[9Cette lettre de Du Rondel à Bayle, datée du 11 novembre 1693, est perdue.

[10Sur ces événements, voir Lettre 950, n.1.

[11Sur la condamnation des Pensées diverses par le consistoire flamand, voir Lettre 950, n.3.

[12Sur la bataille des voëtiens, conservateurs calvinistes anti-cartésiens, contre les coccéiens, partisans d’une théologie libérale et du cartésianisme, voir J.I. Israel, The Dutch Republic, p.660-669, et W. Frijhoff et M. Spies, 1650 : Hard-Won Unity. Dutch culture in a European perspective (Assen, New York 2004). A cette époque, il y avait au moins trois ministres voëtiens parmi les membres de l’Eglise hollandaise de Rotterdam : Wilhelmus à Brakel (1635-1711), nommé en 1683 ; Johannes Doesburgh (1647-1711), nommé en 1678 ; et Wilhelmus Eversdijk (1653-1729), nommé en 1686.

[13Sur Adriaan Paets, le protecteur (ou « patron ») républicain de Bayle lors de son arrivée à Rotterdam en 1681, voir H. Bost et A. McKenna, « L’Affaire Bayle », Introduction, p.17-31.

[14Sur ce bouleversement des rapports de force au sein du conseil municipal ( vroedschap) de Rotterdam, voir Lettre 950, n.2.

[16Sur l’attribution de la décision du conseil à des motifs religieux ou politiques, voir Lettre 950, n.4 et 5.

[17DHC, article « Accius (Lucius) », poète tragique latin. On imprimait à cette date l’article « Accius » et Bayle venait à peine de recevoir les informations qui devaient lui permettre de compléter son article « Adam (Jean) » : on voit qu’il travaillait sous pression et qu’il versait les fruits de sa correspondance directement dans les colonnes du DHC.

[18Cette lettre d’ Etienne Groulart, le « patron » de Du Rondel à Maastricht, ne nous est pas parvenue.

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