Lettre 96 : Pierre Bayle à Jean Bayle

le samedy 15 juin [16]75
Monsieur e[t] t[res] h[onoré] p[ere],

Je ne sai par quels termes je dois commencer cette lettre, veu la circonstance du tems, si plein de deuil et d’affliction p[ou]r la famille. Je voudrois vous consoler, mais je ne puis me consoler moi meme ; et bien loin d’avoir des reflexions à preter, je n’en trouve pas assez pour mes usages. Si jamais on a peu alleguer des excuses legitimes pour un accablem[en]t et pour une douleur extraordinaire, c’est sans doute dans un etat pareil au mien. J’ai perdu une personne qui m’aimoit extremement, et p[ou]r qui j’avois toute la tendresse imaginable. Elle a temoigné son amitié pour moi jusques au dernier soupir, et moi je n’ai peu avoir la consolation de l’assister au lit de mort, et de m’acquitter des devoirs que la nature, la reconnoissance, et la pieté me demandoient. Cent autres considerations qui se presentent sans cesse à mon esprit, aggravent le coup de cette mort qui n’est que trop insupportable de luy meme, et me devorent à petit feu. Mais rien ne me desole tant après la perte de l’incomparable et bienheureuse mere que Dieu a retirée à soy, que l’idée que je me suis faitte de votre affliction. Quand je pourrois soulager le regret de la defunte, je demeurerois neantmoins effroyablement malheureux par la seule raison que vous, m[on] t[res] h[onoré] e[t] t[res] b[on] p[ere] ne vous repaissez que de larmes et d’ennui* depuis ce funeste coup. Ainsi mon affliction est d’autant plus grande que je suis affligé et pour les morts et pour les vivans, et que je sens non seulement la blessure qui m’a été faitte, mais aussi celle que vous avez receuë, / bien différent de cette illustre Romaine qui etoit insensible / au coup de poignard qu’elle s’étoit donné, et n’avoit du tendre* que pour celuy dont son mary se devoit percer le cœur

Casta suo gladium cum traderet Arria Pæto

quem de visceribus traxerat ipsa suis

Si qua fides, vulnus quod feri • non dolet, inquit,

Sed quod tu facies, hoc mihi, Pæte, dolet [1].

Mais pour moi la part que je prens à votre douleur ne m’empeche pas de sentir amerement la playe cuisante que le trepas de la meilleure mere du monde m’a faitte. Le bon Dieu veuille nous consoler les uns et les autres, lui qui est le souverain et le veritable consolateur [2]. Je le prie sur tout de vous adoucir cette rude epreuve, et s’il y avoit lieu d’opter, je choisirois d’etre laissé en proie à ma douleur, moyennant que vous receussiez une consolation plenière, plutot que de partager la consolation et l’affliction avec vous. Mais le maitre que nous servons n’a* pas pour* une consolation, ni pour une benediction. Il n’est pas • homme, pour s’epuiser en benissant un de ses enfans, comme fit Isac [3]. Il peut en meme tems combler de ses graces tous ses bien aimez, et la part qu’il en fait aux uns, n’ote rien à la portion des autres. C’est pourquoi nous devons esperer que nos prieres obtiendront à un chacun selon la mesure da sa douleur, l’adoucissement celeste que Dieu elargit* à ceux qui reçoivent avec humilité ses chatimens. Ce doit etre le precis de nos prieres pendant ce tems de deuil. Quels regrets n’avez vous pas fait m[on] t[res] h[onoré] p[ere]. J’en parle comme si je l’avois veu. Quels soupirs n’avez vous pas poussé, vous voyant separé de la moitié de vous meme. L’amour que vous aviez pour la bienheureuse defuncte et le lien conjugal qui vous unissoit avec elle etoit quelque chose de si fort, qu’il n’a peu / se rompre, qu’en emportant la piece, je veux dire qu’en vous percant le coeur de mille traits. C’est dans des occasions comme celles là que la theologie et la morale sont au bout de leur roole et soutiennent mal une ame affligée. Je ne fais pas difficulté de vous declarer (et je crois en cela ne vous faire point de tort) que je vous ai representé à mon esprit succombant à la douleur. Quel surcroit à ma calamité que cette idée là ! et pourquoi a t’il fallu que ma memoire qui me trompe par tout ailleurs ; m’ait remis l’etat deplorable où je vous vis une fois qu’on croyoit que ma mere alloit expirer ? Je m’en suis resouvenu à mon dam, car jugeant de ce que vous avez souffert au cas de la mort effective ; par ce que je vous voyois souffrir dans la seule crainte de cette mort, je n’ai peu fixer des bornes à la douleur que j’ay creu que vous avez ressentie. Or plus je me figurois extreme votre accablem[en]t, plus aussi le mien s’augmentoit. J’en reviens à souhaitter que le bon Dieu mette la main à notre plaie : Aussi bien ne saurions nous trop souvent recourir à ce Souverain medecin. Je voudrois m[on] t[res] h[onoré] p[ere], travailler autrement que par une lettre à calmer la tristesse qui vous opprime. Mais je ne sai si etant chez vous, je n’aurois pas plus de besoin de vos consolations, que je ne serois en etat de vous en donner. Puisque je ne puis vous aider que par mes prieres, c’est à moi à bien faire des voeux pour votre personne, et à la bien recommander à Dieu, comme le soutien principal de la maison. Face ce grand Dieu que votre vieillesse se relevant heureusem[en]t de cette pesante charge recoive pour un sujet de pleurs, mille sujets de joye / dans la suitte et qu’elle parcoure une longue carriere, sans eprouver la verité de cette sentence

Hæc data pœna diu viventibus ut renovata

Semper clade domus multis in luctibus, inque

perpetuo mærore et nigra veste senescant.

Juvenal Sat[yrarum] 10 [4]

Ce qui diminue le chagrin que je dois avoir de vous etre si inutile, est que je sai que ceux qui ont la meme obligation que moi d’etre vos batons de vieillesse, s’en acquittent d’une maniere qui ne peut que vous etre tout à fait agreable, et qu’il semble que leur merite et leur zele soit devenu extremement grand tout expres pour suppleer et pour remplir le vuide que je laisse dans l’acquit de ce devoir. Leur personne et leur conduitte sera une merveilleuse ressource de benediction pour vos vieux jours, et c’est un fruit que vous pouvez cueillir tous les jours abondamment. Quand à moi je n’ose esperer que je vous puisse jamais etre d’aucun usage, et bien loin d’etre capable de soulager autrui, je commence à m’etre à charge à moi meme. Mon malheur n’a pas voulu permettre que le portrait que j’avois fait faire par un tres habile peintre, soit arrivé à tems [5]. Je me suis servi d’un pinceau fort delicat, et d’un nom celebre, car le pere de ce Mr Ferdinand qui m’a portrait*, a eté le plus fameux peintre de son tems [6], jusques là que Mr de Scudéry dans la preface de La Mort de Cæsar [7], s’excuse de faire une description, sur ce qu’il ne faudroit pas moins que le pinceau de Ferdinand ou le crayon de Du Moutier [8]p[ou]r y reussir. J’ay receu mille marques d’affection de messieurs Millau et Carla qui vous saluent. Je suis votre &c.

Notes :

[1Martial, Epigrammes , i.13 ou 14 (selon les éditions) : Bayle a substitué traxerat à strinxerat, ce qui montre bien qu’il citait de mémoire : « Au moment où la chaste Arria présente à son Pætus bien-aimé le poignard que, de sa propre main, elle venait d’arracher de sa chair, ‘Tu peux m’en croire’, dit-elle, ‘je ne souffre pas de la blessure que je me suis faite ; mais celle que tu vas te faire, voilà, Pætus, celle dont je souffre’. »

[2Allusion au Saint Esprit consolateur (Paraclet) : voir, entre autres passages, Jn 14, 16 et 26 ; 15, 26 et 16, 7.

[3Voir Genèse, chap. 27, en particulier versets 34-38.

[4Juvénal, Satires, x.243-245 : « La rançon d’une longue vie, ce sont les pertes constamment renouvelées, les deuils domestiques continuels et la vieillesse en vêtements noirs au milieu d’une perpétuelle tristesse. » Le texte de Juvénal omet domus.

[5Voir Lettre 91, n.2 : en fait, le portrait n’était parti de Paris que près d’un mois après la mort de Jeanne Bayle.

[6Louis Elle-Ferdinand le fils : voir Lettres 80, n.8, et 91, n.3.

[7La Mort de César, tragédie, par M. de S. (Paris 1636, 8°) connut, dès l’année suivante, une réédition in-4°. Dans l’« Epistre à Monseigneur l’éminentissime cardinal, duc de Richelieu », Scudéry écrit : « j’ai cru que vous ne vous offenseriez pas de voir votre portraict au commencement de ce livre […] Je sçay bien qu’à moins d’avoir en main le pinceau de Ferdinand ou le crayon de Du Monstier, on ne devrait jamais entreprendre un si haut dessein … » Il existe une édition critique de La Mort de César, introduite et annotée par H.L. Cook (New York 1930).

[8Daniel Du Monstier (ou parfois, mais à tort, Du Moustier) (1574-1646) est le membre le plus connu de toute une dynastie de peintres ; pour sa part, il se spécialisa dans des portraits aux trois crayons, dont ses contemporains célébraient la ressemblance à leurs modèles. Tallemant des Réaux lui a consacrée une historiette, éd. A. Adam, i.659-662.

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