Lettre 962 : Pierre Bayle à Jacques Du Rondel

• [Rotterdam,] Ce mardi 29 de dec[embre] 1693

Je voudrois, mon tres cher Monsieur, vous pouvoir marquer autant que je le sens moi meme, ut ego ipse cogitans sentio [1], le plaisir que j’ai pris à la lecture de vos doctes et tres-excellentes remarques. Si jamais le Dictionaire se rimprimoit[,] l’article d’« Accius » profiteroit merveilleusement de votre lettre [2], et que ne l’ai-je eu avant que de le donner à l’imprimeur. Tout ce que vous pensez est d’un maître homme ; pas une seule ligne qui ne sente la docte pénétration d’un esprit nourri des beautez originales des Anciens. La premiere fois que vous aurez la bonté de m’ecrire, dites moi s’il vous plaît qui est cet Evanthuis qui a dit qu’ Accius a fait des comédies [3]. Puisqu’il est le seul qui l’ait dit, ne seroit-ce point lui qui auroit fait ce que je cite sous le nom de Donat sur Terence [4] ? Plus j’examine votre lettre, plus je me sens porté à croire qu’il y a eu plus d’un Accius. Les Anciens ont eté bien peu soigneux de prévenir nos difficultez, et nos embarras ; je ne pense point que notre prospérité bien reculée ait sujet de nous faire le même reproche, au sujet des deux Corneilles  ; car quand on parle du jeune on le marque, et on ne dit point tout court Corneille, outre qu’à la tête de ses écrits il mit T. Corneille, c’est à dire Thomas. Bien est-il vrai qu’à présent que l’ainé est mort, les pieces du tems qui parlent du jeune comme d’une personne / vivante ne specifient pas que ce soit le jeune, et voilà qui pourroit tromper un jour nos neveux. Ne croyez pas être quitte de la critique que je vous ai demandée, vous m’avez proposé plusieurs doctes et belles difficultez sur le tems qu’Accius a vécu ; mais je vous supplie de me dire plus en détail et en ami si vous ne trouvez pas que je m’arrete trop à des bagatelles, qu’il n’y a pas assez de choix, que je suis trop prolix[e] etc. Je me doute de tous ces défauts, je les eviterois, mais on est aveugle dans ses propres affaires, on a besoin d’un ami eclairé comme vous, afin d’être redressé ; il y a du tems ; la lettre A ne fait encore qu’entrer dans sa combinaison avec G. J’attens tous les bons offices de votre amitié, et de votre erudition immense exacte et pénétrante.

On a traduit en francois les caracteres de la reyne Elisabeth et de ses principaux ministres [5]. Cela est assez curieux ; la traduction • n’est pas d’une plume encore bien polie.

J’ai écrit à Paris pour savoir qui est l’autheur de l’ Andromaque de laquelle on a dit « et rire à l’ Andromaque et pleurer au Tartuffe », j’ai besoin de deux choses, et de savoir si c’est Racine qui a fait cette Andromaque, et de savoir qui est l’autheur de cette fin de vers qui represente si bien un esprit en écharpe [6]. / Qui peut mieux que vous me l’apprendre, vous qui avez in numerato [7] choses nouvelles et anciennes, dans le bon thresor de votre memoire. Je n’acheve pas la parodie.

Mille vœux pour votre prosperité l’année qui vient et sic deinceps [8] . Tout à vous, mon cher Monsieur.

Notes :

[1Ut ego ipse cogitans : c’est en plaisantant que Du Rondel invoque cette formule cartésienne : voir Descartes, Meditationes, II, §15.

[2Cet article du DHC en cours d’impression, perdu par Leers et puis retrouvé, fut envoyé par Bayle à Du Rondel pour une lecture critique : voir Lettres 953, n.17, 957, n.2, et 958, n.1, et 963, n.1. La réponse de Du Rondel à laquelle Bayle fait allusion est perdue. Bayle fait état des difficultés soulevées par l’identification d’un ou de deux Accius dans l’article qu’il lui consacre, rem. N, O et P, mais il n’évoque pas l’apport de Du Rondel à cette recherche.

[3Evanthius est un grammairien de la première moitié du IV e siècle. Il n’est connu qu’indirectement (allusions chez Jérôme), et surtout par le fait que la préface de Donat est constituée (dans tous les manuscrits qui la contiennent) d’une vie de Térence empruntée à Suétone et d’une sorte de traité technique – Brevis dissertatio de tragœdia et comœdia – attribué à un certain Evanthius, prédécesseur de Charisius à la chaire de Constantinople (vers 356). En réalité, il ne s’agit pas d’un traité, mais de fragments sans doute très mutilés et largement interpolés de deux chapitres différents ( De Fabula sur le théâtre en général et De Comœdia).

[4Dans son De fabula, iii,5, Evanthius écrit : « Hæc cum artificiosissima Terentius fecerit, tum illud est admirandum, quod et morem retinuit, ut comœdiam scriberet, et temperavit affectum, ne in tragœdiam transiliret. Quod cum aliis rebus minime obtentum et a Plauto et ab Afranio et Appio et multis fere magnis comicis invenimus. » (traduction : « Alors que Térence a surmonté ces difficultés avec une très grande maîtrise, il faut surtout admirer chez lui sa manière de préserver les caractères, pour écrire de la comédie, et de modérer les passions, pour ne pas verser du côté de la tragédie. Voilà ce que, entre autres choses, d’après mes recherches, n’ont pas réussi Plaute, Afranius, Appius et beaucoup de grands auteurs comiques. »). Le nom mis en petites capitales a été identifié au XVI e siècle comme étant celui d’ Accius (non pas par Calfurnio dans l’édition de 1477 mais par Estienne en 1529). Le problème est que les manuscrits sont très partagés sur ce nom propre et qu’on y trouve Appius, Actius ou d’autres variantes. Cependant, qu’Accius, le grand tragique républicain, ait écrit des comédies n’est pas absolument impossible et paraît aujourd’hui envisageable. La question que pose Bayle est celle qui revient dans l’œuvre de Donat : quels sont les rapports entre son commentaire et un commentaire perdu d’Evanthius dont on ne sait pas même s’il a existé. Ce qui égare Bayle, c’est que, dans les anciennes éditions, Evanthius était mis sous le nom de Donat, tant qu’l n’avait pas été formellement identifié.

[6Du Rondel donne la réponse dans sa lettre du 2 janvier 1694 (Lettre 963). C’est Boileau qui est l’auteur de ce vers, qui figurait, en effet, dans la première édition de l’ Epître I (Paris 1670, 4°) mais qui fut supprimé dès la deuxième édition de 1672. L’ Epître I s’adressait à Louis XIV ; elle fut composée après la paix d’Aix-la-Chapelle signée en mai 1668, et soutenait la politique pacifiste de Colbert contre le parti de la guerre qui se formait autour de Louvois. Selon la version de 1670, l’ Epître I se terminait ainsi : « Grand Roi, je m’apperçois qu’il est temps de finir. / C’est assés : il suffit que ma plume fidelle / T’ayt fait voir en ces vers quelque essay de mon zele / En vain je prétendrois contenter un lecteur / Qui redoute surtout le nom d’admirateur, / Et souvent pour raison, oppose à la Science / L’invincible degoust d’une injuste ignorance. / Prest à juger de tout, comme un jeune marquis, / Qui plein d’un grand sçavoir chez les dames acquis, / Dedaignant le public, que lui seul il attaque, / Va pleurer au Tartuffe, et rire à l’ Andromaque. »

[7In numerato : « tout prêt », littéralement « en argent comptant ».

[8Et sic deinceps : « et ainsi de suite ».

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