Lettre 964 : Pierre Bayle à Jacques Du Rondel

• Rotterdam, le 22 janvier 1694

J’aurois peut etre laissé passer cet ordinaire à cause du froid, mon cher Monsieur, sans me donner l’honneur de vous ecrire, si la joye du retablissement de l’œil de notre patron [1] de Leyde ne m’eut pressé de vous temoigner mes sentimens sur cette bonne nouvelle. Si j’etois bon poete comme vous, j’aurois • tiré de mes muses un compliment de felicitation sur ce retour de lumiere. C’est une triste chose pour des gens accoutumez à la lecture que d’etre obligé[s] à y renoncer par un mal d’yeux.

Mon Diction[n]aire va son train ordinaire ; ce que j’avois gagné par l’achevement de quelques harangues de Ciceron que Mons r Leers faisoit imprimer [2][,] le mauvois tems me l’ote. C’est toujours deux feuilles seulement par semaine. Nous n’en sommes pas à la 40 e. J’aurois bien voulu suivre votre idée qui est de meler des articles reels aux person[n]els [3], mais j’y ai trouvé des inconveniens, ou plutot on m’en a fait craindre de la part de notre siecle degoté [4]. Si je voulois eplucher tous les poetes grecs et latins, historiens et philosophes comme Accius[,] il me faudroit donner à cela bien des années, et je ne sai si deux volumes me suffiroient en y joignant les principaux autheurs des derniers tems ; c’est pourquoi je me contenterai de marquer par quelques essais ce que j’aurois eu dessein de faire, et ce que je souhaiterois que d’autres achevassent. J’ai encore • 5 ou 6 articles de poetes semblables, celui d’ Alcée, d’ Archilochus, d’ Anacreon, de Catulle, de Perse ; d’ Ovide et voila tout. Notre siecle n’aime poïnt tant de discussions ; au tems de la philologie cela eut passé plus facilement, et jusques au commencement de ce siecle, présentement c’est un autre gout. On aimera mieux l’histoire moderne que tout cela.

Grand merci de votre eclaircissement sur Andromaque [5]. J’ai toujours cru que Boileau est l’autheur des vers, son tour y est, et sa maniere de penser et de s’exprimer, cependant je ne trouve point cela dans les dernieres editions de ses œuvres ; il est vrai que la seule voie dont je me suis servi pour le chercher e[s]t de donner un coup d’œil sur chaque page pour voir s’il y a quelque fin de vers, en aque. Je crois qu’il a changé plusieurs choses dans l’edition qu’il a procurée, il travaille à une nouvelle edition qui sera augmentée de la Satire contre les femmes [6].

Mr Huguetan me dit l’autre jour qu’il fait imprimer les Valesiana et les Sorberiana [7]. Je lui conseillai[,] puisqu’il commence[,] de donner la seconde edition des Menagiana et des Antimenagiana [8]. On m’a dit qu’il y a dans Valesiana plusieurs remarques aigres mais bien fondées contre le Glossaire de Mr Ducange [9]. Croiriez-vous qu’on se fut avisé d’imprimer l’ Arlequiana ; cependant il va paroitre à Paris au premier jour [10] : peut-etre n’a t’on eu dessein que de se moquer des ouvrages de cette nature et empecher qu’il n’en paroisse plus, car qui voudroit etre confrere de Harlequin, peut etre a t’on crû que les bons mots de ce dernier meritoient de voir le jour.

La lacune que vous laissiez dans les vers ne seroit ce point

Ennemi du bon sens que par tout il attaque

Va pleurer au Tartuffe etc [11] . [?] [12]

Avez-vous jamais rencontré dans vos lectures que Cesar fit une piece de theatre intitulée Tecmessa et qu’il fut le premier qui écrivit et qui prononcea à la grecque ces sortes de noms propres, et non comme • on faisoit avant lui, Alcumena, Tecumessa, et qu’à son exemple on ne dit plus qu’ Alcmena Tecmessa. Je l’ai leu depuis peu, dans un moderne qui ne cite personne [13], mais cela fait, que je ne • m’y fie point ; il n’y a que vous après qui sans citation je voulusse affirmer une chose.

Tout à vous mon cher Mons r.

Notes :

[1Etienne Groulart était le « patron » de Du Rondel à Maastricht ; après la mort d’ Adriaan Paets, Bayle désigne à plusieurs reprises Josua van Belle, seigneur de Waddinxveen, comme un de ses « patrons » – ou protecteurs – à Rotterdam. Personne n’a été explicitement désigné comme le « patron » de Bayle et de Du Rondel à Leyde. Il pourrait s’agir du grand érudit Jacob Gronovius, qui habitait Leyde : il avait épousé une Rotterdamoise et Bayle le voyait de temps à autre, parfois avec Henricius, le co-recteur de l’Ecole latine de Rotterdam : voir Lettres 426, n.2, 620, n.6, et 943, n.12. Mais nous n’avons aucune certitude sur cette identification. Gronovius avait une renommée européenne et il était un membre de l’élite de la ville de Leyde, mais il n’avait aucun pouvoir proprement politique, ce qu’on pouvait attendre d’un « patron » efficace. Au vroedschap (conseil municipal) de Leyde, figuraient deux cousins lointains d’Adriaan Paets : Cornelis et Jacob Paedts, mais nous n’avons aucun indice quant à leurs contacts possibles avec Bayle. On trouve la liste des membres du vroedschap dans la belle étude de M. Prak, Gezeten burgers. De elite in een Hollandse stad, Leiden 1700-1780 (Amsterdam, Dieren 1985) ; voir aussi D.J. Noordam, Geringde buffels. Het patriciaat van Leiden, 1574-1700 (Hilversum 1994). Dernière hypothèse, qui nous paraît la plus vraisemblable : dans sa lettre du 14 septembre 1694 (Lettre 1010), Bayle fait allusion au compte rendu par Etienne Chauvin de « l’ Achille de notre patron » ; or, Charles Drelincourt, médecin à Leyde, avait publié peu avant cette date un ouvrage – dédié à Bayle – où il relevait toutes les allusions littéraires à Achille : Homericus Achilles penicillo delineatus, per convicia et laudes (Lugduni Batavorum 1693, 4°). C’est bien de cet ouvrage qu’il s’agit dans le périodique de Chauvin. Bayle exploite explicitement cet ouvrage dans son article « Achille » du DHC et il ajoute à cet article un éloge fervent de Drelincourt, qui parut si inapproprié en ce lieu aux lecteurs que Bayle dut le supprimer dès la deuxième édition : voir Lettre 926, n.5, et la lettre de Jacques Basnage à Jean-Alphonse Turrettini du 9 juillet 1693, éd. M. Silvera, p.118. Ainsi, il se peut fort bien que Charles Drelincourt, professeur de médecine et ancien médecin de Guillaume III d’Orange, soit le personnage désigné comme « notre patron de Leyde ».

[3Bayle répond à la suggestion faite par Du Rondel dans sa lettre du 2 janvier 1694 (Lettre 963).

[4« dégoûté ».

[5Voir la question de Bayle (Lettre 962, n.6) et la réponse de Du Rondel du 2 janvier 1694 (Lettre 963, n.2), sur le vers de Boileau.

[6Boileau, Dialogue ou satire X (Paris 1694, 4°), édition suivie de celle intitulée Satire contre les femmes avec l’apologie des femmes par M. Perrault (Amsterdam 1694, 8°).

[9Les « Remarques sur quelques endroits du premier tome du Glossaire latin de M. Du Cange » se trouvent aux p.208-234 des Valesiana.

[11Sur ces vers de Boileau, voir Lettre 962, n.6, et 963, n.2. Les vers de Boileau dont il est question sont les suivants : « Dedaignant le public, que lui seul il attaque, / Va pleurer au Tartuffe, et rire à l’ Andromaque. » ( Epître I, version 1670).

[12Sur ces vers de Boileau, voir Lettre 962, n.6, et 963, n.2. Les vers de Boileau dont il est question sont les suivants : « Dedaignant le public, que lui seul il attaque, / Va pleurer au Tartuffe, et rire à l’ Andromaque. » ( Epître I, version 1670).

[13Voir le DHC, art. « Tecmesse », rem. D : « Le Père Lescalopier [...] dit que Jules César composa une tragédie intitulée Tecmessa. Ce jésuite observe que les Romains insérèrent la voyelle u dans plusieurs mots grecs, et que cet usage subsista jusques à Jules César, qui fut le premier auteur d’une tragédie de Tecmesse. [...] ». Bayle cite le commentaire de Pierre Lescalopier dans son édition du De Natura deorum de Cicéron, Humanitas theologica in qua M. T. Cicero « De Natura deorum » argumentis, expositionibus in lucem prodit, etc. (Parisiis 1660, folio), livre III, p.624, et poursuit : « Le grammairien Victorin s’étoit contenté de dire que Jules César commença la contraction de ces mots. Lescalopier n’avoit qu’à lire l’ouvrage d’un de ses confreres, il y eût trouvé ceci : “ Scribit Victorinus lib. I veteres nunquam c et m conjunxisse, usque ad Julium Cesarem, qui primus Alcmæon, Alcmena, Tecmessa, quos prius Alcumenam, Tecumessam, Alcumæonem scribebant.” Je ne pense pas que Suetone eût oublié cette piéce de théatre de Jules César, si elle eût été dans la nature des choses. » En note marginale, il indique sa source : « Martinus del Rio, Syntagmat. Tragici, parte ultim. Mons r Du Rondel m’a indiqué ce passage. » La lettre de Du Rondel où il indiquait cette référence à Bayle, en réponse à la présente lettre, ne nous est pas parvenue.

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 261164

Institut Cl. Logeon