Lettre 970 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

A Rotterdam, le 8 de mars, 1694

Votre lettre du prémier décembre passé [1], mon très cher Monsieur, me donna une extrême consolation, par la tendre et obligeante sensibilité de votre cœur pour ma disgrace. Je l’ai reçuë, comme doit faire un philosophe chrétien [2] ; et je continue, Dieu merci, à posséder mon âme dans une grande tranquillité. La douceur et le repos dans les études où je me suis engagé, et où je me plais, seront cause que je me tiendrai dans cette ville, si on m’y laisse pour le moins, jusques à ce que mon Dictionnaire soit achevé d’imprimer : car, ma présence est tout à fait nécessaire au lieu où il s’imprime. Du reste, n’étant ni auteur du bien, ni des honneurs, je me soucierai peu d’avoir des vocations [3] ; et je n’en accepterois pas, quand bien même on m’en addresseroit. Je n’aime point assez les conflicts, les cabales, et les entre-mangeries professorales, qui régnent dans toutes nos académies. Canam mihi et Musis [4].

Vous trouverez ci-jointe la dénonciation d’un anonime contre la morale scandaleuse de notre homme [5]. Vous avez peut-être ouï dire en vos quartiers, que j’ai perdu ma charge, à cause de l’ Avis aux refugiés : car, les émissaires du personnage, mortifiés au dernier point du mépris qu’ont fait nos supérieurs, et de sa prétenduë dénonciation de la cabale de Geneve, et de ses Factums redoublez à l’occasion de sa calomnie par rapport audit Avis[,] ont écrit d’ici, par tout, que c’étoit l’accusation touchant ce livre, qui avoit produit cet effet. Absurdité manifeste ; car, on ne se seroit pas contenté de m’ôter la permission d’enseigner, si on s’étoit fondé sur une accusation de libelle contre l’Etat. On ne s’est fondé, vous en pourriés jurer, que sur la plainte, qu’avoit faite le consistoire flamand contre mes Comètes ; et la plupart des opinans* demeurerent d’accord qu’ils n’avoient point lu ce livre, et une partie s’opposa à la révocation de ma pension. C’est donc uniquement pour mon traité des Comètes. Le consistoire flamand, composé presque tout de gens qui n’entendent, ni le françois, ni autre chose qu’un peu de lieux-communs de théologie ; mal-intentionné d’ailleurs contre moi, depuis mon arrivée en ce païs, parce que le patron que j’y avois, et qui été le fondateur de l’Ecôle Illustre, (c’étoit feu Mr Paets, grand républicain) leur étoit fort odieux : le consistoire, dis-je, n’a fait autre chose que consulter la version, qu’on lui avoit montrée en flamand, des extraits de mon livre, faits par mon accusateur, avec la plus grande mauvaise-foi du monde [6].

J’ai sous la presse un petit livre de six feuilles in 12, pour réfuter ces extraits [7]. Il y a plus de deux ans et demi qu’ils paroissent en feuille volante : je me contentai de faire savoir pourquoi je n’y répondois pas : mais aujourd’hui, je suis obligé d’y répondre. Si ma réponse est achevée lors que nos marchands feront leurs bal[l]es pour Francfort, j’y en joindrai des exemplaires. Je remercie notre bon ami Mr Constant de son système d’éthique-théologique, que Mr Colladon, son beau-frere, me donna de sa part, il y a quelques mois [8].

Il n’est pas besoin de vous apprendre la mort de Mr d’Ablancourt [9], votre bon ami, et parent. Il y a plus de deux mois que vous la savez, sans doute. Sa bibliotheque fut venduë au mois de décembre dernier. Vous avez pu savoir par nos gazettes le départ de Mylord Galloway [10], aussitot que vous l’eussiez pu savoir par mon entremise ; ainsi, je n’ai pas cru qu’en vous l’écrivant j’eusse pu rien vous dire de nouveau. Il amene avec lui, pour sécrétaire, un fort honnête homme et savant, nommé Mr Bouhêreau, à qui Le Févre de Saumur a tant écrit de lettres [11]. Mr le prince Louïs de Bade [12] ne s’est gueres arrêté en Hollande, depuis son retour d’Angleterre ; sa présence est nécessaire ailleurs.

Nos nouvelles lit[t]éraires ne sont pas considérables, Mr. Dartis recommença son journal vers la mi-février dernier. Il le donne une une fois la semaine, comme une gazette [13]. Mr Chauvin, ministre réfugié en cette ville, a entrepris un nouveau Journal des savans [14]. Il paroitra de deux en deux mois. On a vu janvier et février 1694. Chaque tome sera de huit feuilles. On commence à se lasser de cette sorte d’écrits, et je ne sai si le sel et les agrémens de ce dernier journal réveilleront le gout languissant : j’en doute. Il se fait ici, en flamand, un journal qui paroit tous les deux mois, chaque volume de douze feuilles, qui a beaucoup de débit. L’auteur s’appelle Rabus [15]. Il est régent d’une classe dans le college de cette ville. Il nous a parlé dans son dernier journal de quelques écrits, qui ont paru sur les grabuges ecclésiastiques de Hambourg ; entre le Docteur Mayer, et le Ministre Orbius, au sujet d’un catéchisme de Mr Poiret, bourignoniste, qu’Orbius a fait reimprimer, et qu’il veut introduire [16]. Mr Mayer me fait souvenir que Mr Meyer, professeur en théologie à Harderwyk, vient de publier un traité de Festis Hebræorum [17]. Mr Lomeyer, ministre de Zutphen, a publié depuis peu un livre intitulé Dies geniales [18]. Il y a d’assez bons recueils ; et nommément touchant les baisers. On m’a écrit que Mr Des-Preaux a dit quelque chose contre moi dans la nouvelle édition de ses œuvres qu’il a augmentée de la Satire contre le mariage [19]. Je ne sai encore ce que c’est. Les Anglois ont imprimé en leur langue depuis peu les Œuvres de Rabelais, avec des remarques et la vie de l’auteur [20]. Ils travaillent à une nouvelle édition de Thucydide, et de Xénophon [21]. Mr Molesworth, qui avoit été envoié d’Angleterre en Dannemark, a fait une Relation de l’état présent de Dannemark [22], qui n’a nullement plu à la Cour danoise [23]. On s’en est plaint ; mais, on n’a pas pu obtenir la suppression de l’ouvrage. Les courtisans même d’Angleterre n’ont pas approuvé le livre ; et on croit que l’auteur ne s’avancera pas autant qu’il avoit lieu de l’espérer. Il a fait trop de réfléxions libres sur le mauvais usage que le roi de Dannemark fait, à ce qu’il prétend, de la souveraineté, que ses sujets lui ont donnée. Vous savez que les Suédois en ont fait autant l’hiver passé à leur roi. Ainsi, voici le siecle des souverainetez.

Nos nouvelles commencent à faire revivre les François. Tout cet hiver elles ont parlé d’eux comme de gens enterrez, perclus, immobiles, et incapables de faire des préparatifs. On commence à parler de leurs desseins, et on ne nous en donne pas une petite idée. Nous allons au tems du dénouëment [24].

Mes baisemains, je vous prie, à Mr Goudet. Son silence a eu ses raisons ; mais, il nous a fait grand tort ici [25].

Adieu, mon très cher Monsieur ; tout à vous.

Notes :

[1Cette lettre de Minutoli à Bayle datée du 1 er décembre 1693 sur la destitution de Bayle de son poste à l’Ecole Illustre ne nous est pas parvenue. De la suite de leurs échanges, plusieurs lettres de Bayle ont été conservées mais seule une lettre de Minutoli – celle du 17 juin 1700 – nous est connue.

[2Bayle emploiera souvent ce terme dans le sens de soumission à la volonté divine. Cependant, la formule prend parfois un autre sens, comme dans le compte rendu de la Vie de M. Pascal dans les NRL, décembre 1684 : à cette date, Bayle était engagé dans un débat avec Arnauld sur le prétendu « néo-épicurisme » de Malebranche et il reprenait volontairement un terme caractéristique du rationalisme malebranchiste. Il faut attendre sa lettre à Naudis du 8 septembre 1698 pour observer qu’il entend ce terme en un sens radicalement opposé à celui que Malebranche lui prête : « Les philosophes chrétiens qui parlent sincèrement disent tout net qu’ils sont chrétiens, ou par la force de l’éducation, ou par la grâce de la foi que Dieu leur a donnée, mais que la suite des raisonnements philosophiques et démonstratifs ne serait capable que de les rendre sceptiques à cet égard toute leur vie. » C’est donc un terme qui a un sens particulier pour Bayle et c’est ce qui rend singulièrement difficile l’interprétation de la formule dans son dernier billet adressé à André Terson au mois de décembre 1706, peu de temps – quelques heures seulement, peut-être – avant sa mort : « Je sens que je n’ai plus que quelques moments à vivre ; je meurs en philosophe chrétien, persuadé et pénétré des bontés et de la miséricorde de Dieu et vous souhaite un bonheur parfait. » Voir A. McKenna, De Pascal à Voltaire, p.372-374 ; P. de Robert, « Le dernier mot de Bayle », in P. de Robert, C. Pailhès et H. Bost (dir.), Le Rayonnement de Bayle, SVEC, 2010 : 06 (Oxford 2010), p.249-257.

[3Terme désignant l’appel d’un pasteur en un lieu donné – employé ici au sens « laïcisé » de l’offre d’un poste dans une université, une académie ou une Ecole Illustre.

[4Canam mihi et musis : « je chanterai pour moi-même et pour les Muses [à défaut d’autres auditeurs] ». Sur cette formule, voir Lettre 957, n.5.

[5La dénonciation vient de Bayle lui-même : Nouvelle hérésie dans la morale, touchant la haine du prochain ; préchée par Mr Jurieu, dans l’Eglise wallone de Rotterdam, les dimanches 24 de janvier, et 21 de Fevrier 1694 ; dénoncée à toutes les Eglises réformées, et nommément aux Eglises françoises recueillies dans les différens endroits de leur exil ([Rotterdam] 2 mars 1694, 4°). Marchand précise qu’il s’agit d’« une demi-feuille in 4°, à deux colonnes par page, de petit caractere. » Il en existe un exemplaire à la Bibliothèque wallonne d’Amsterdam ; voir aussi OD, ii.814-816. Bayle devait reprendre sa dénonciation de la doctrine de Jurieu assez longuement dans le DHC, art. « Zuerius Boxhornius (Marc) », rem. P.

[6Bayle insiste de nouveau sur cette interprétation « théologique » de sa destitution mais ne peut s’empêcher de référer l’hostilité du consistoire hollandais à son égard à sa haine de son « patron » républicain Adriaan Paets. Voir aussi Lettre 950, n.2, 3, 4 et 5, et la lettre de Bayle à Etienne Morin du 14 mars 1694 (Lettre 972).

[8Il s’agit du Systema ethico-theologicum viginti quinque disputationibus in Academia Lausannensi habitis absolutum (Lausannæ 1689, 8°) de David Constant. Colladon, son beau-frère, voyageait assez souvent entre Genève et les Provinces-Unies : voir Lettres 761, n.4, 781, n.17, et 983, n.1.

[9Sur Jean-Jacobé de Frémont d’Ablancourt, voir Lettre 882, n.10. Marchand apporte une précision intéressante : « Il étoit grand ami de Mr [Richard] Simon le critique, qui ne le nommoit point autrement que son cher Caraïte ; et c’est à lui que sont addressées celles d’entre les lettres de ce savant homme, qui ont ces Souscriptions, A Mr. F. D. A ; ou, A. M. Fr. d’A ; ou, A un gentil-homme huguenot. » Voir Richard Simon, Lettres choisies, éd. A.A. Bruzen de La Martinière (Amsterdam 1730, 12°, 4 vol.), où cette identification est souvent explicitée, et P. Auvray, Richard Simon, 1638-1712 (Paris 1974).

[10Sur les péripéties de l’expédition d’ Henri de Massue, marquis de Ruvigny, vicomte puis comte de Galway (et non pas Galloway), lors de sa tentative de soutenir le duc de Savoie contre les Français, voir Lettre 1026, n.7.

[11Sur Elie Bouhéreau (1643-1719), premier bibliothécaire de la Marsh’s Library à Dublin (fondée en 1701), et certains aspects de ses relations avec Lord Galway (Ruvigny), voir D.C.A. Agnew, Protestant exiles from France in the reign of Louis XIV ; or, the Huguenot refugees and their descendants in Great Britain and Ireland (London, Edinburgh 1871-1874 ; London 1886), ii.260-262 ; R. Whelan, « Marsh’s Library and the French Calvinist tradition : the manuscript diary of Elie Bouhéreau (1643-1719) », in M. McCarthy et A. Simmons (dir.), The Making of Marsh’s Library (Dublin, 2004), p.209-234 ; P. Benedict et P.-O. Léchot, « The library of Elie Bouhéreau : the intellectual universe of a Huguenot refugee and his family », in M. McCarthy et A. Simmons (dir.), Marsh’s Library – A Mirror on the World. Law, learning and libraries, 1650-1750 (Dublin 2009), p.165-184.
Tanneguy Le Fèvre avait publié une vingtaine de lettres qu’il avait adressées à Bouhéreau : Tanaquilli Fabri Epistolæ. Pars altera (Samur 1665) : lettres xii, xvii, xviii, xx, xxix, xxxi, xxxii, xxxiii, xxxv, xxxvi, xl, xli, xlvi, lviii, lxii, lxiii, lxiv, lxvi, lxviii, lxxi, lxxii. Voir R. Whelan, « La correspondance d’Elie Bouhéreau (1643-1719) : les années folâtres », Littératures classiques, 71 (2010), p.91-112, notamment p. 93. Dans le DHC, Bayle parle de « Mr Bouhéreau, si con[n]u par les doctes lettres que Mr Le Fevre de Saumur lui a écrites » (art. « Origene », rem. L).

[12Sur le prince Louis-Guillaume de Bade-Bade, voir Lettre 770, n.12. Depuis l’année précédente, il avait pris le commandement de l’armée impériale dans le Haut-Rhin contre les Français.

[13Sur le périodique lancé par Gabriel d’Artis, intitulé d’abord Gazette d’Amsterdam et ensuite Gazette de Hambourg, voir Lettre 934, n.1.

[14Etienne Chauvin venait de lancer le Nouveau journal des savants dressé à Rotterdam ; le périodique parut sous ce titre pendant deux ans chez Pierre van der Slaart à Rotterdam, puis, après le départ de Chauvin à Berlin en 1695, sous celui de Nouveau journal des savants dressé à Berlin chez Robert Roger (Berlin 1696) et chez Michel Rüdiger (Berlin 1697-1698).

[15C’est en 1692 que fut lancé le périodique Boekzaal van Europa par Pieter Rabus (1660-1702), régent à l’Ecole Latine de Rotterdam. Il eut un succès retentissant et soutint la cause des Lumières modérées. Voir H. Bots (dir.), Pieter Rabus en de Boekzaal van Europe, 1692-1702. Verkenningen binnen de Republiek der Letteren (Amsterdam, 1974) ; J.J.V.M. de Vet, Pieter Rabus (1660-1702). Een wegbereider van de Noordnederlandse Verlichting (Amsterdam, 1980). Comme l’indique Marchand (ii.463), le périodique fut repris, après la mort de Rabus, d’abord par William Sewel sous le titre Maandelyke Uittreksels, ensuite par Jean van Gaveren sous celui de Boekzaal der geleerde weereld ; en 1710, Jan Ruiter reprit le journal sous le titre Republik der Geleerden, mais l’abandonna en février 1711 ; à partir de cette date, il fut dirigé par différentes personnes, que Marchand ne nomme pas, mais il assure que le journal continuait à paraître chez Wetstein à Amsterdam en 1714, date de son annotation de la correspondance de Bayle.

[16Le catéchisme s’intitule Les Vrais Principes de l’éducation chrétienne des enfans ; il fut ajouté en appendice à l’ouvrage de Pierre Poiret, La Théologie du cœur, ou recueil de quelques traitez qui contiennent les lumières les plus divines des âmes simples et pures (Cologne 1690, 12°). Il fit grand bruit en Allemagne, surtout après la publication d’une traduction allemande (1693). A Hambourg, deux des principaux ministres luthériens s’engagèrent dans une dispute sur les réunions pitéistes : Johan Friedrich Mayer (1650-1712) s’y opposait, tandis que Johann Heinrich Horb (Horbeus) (1645-1695), un admirateur de Poiret, s’y déclarait favorable. Mayer l’emporta et Horb fut forcé de quitter son poste. Peter Rabus (éd.), De Boekzaal van Europe. January en February (Rotterdam 1994), p.110-111, annonce une traduction néerlandaise (1694) du catéchisme de Poiret et, aux p.112-114, Rabus fait un récit court et assez confus de la querelle allemande, apparemment après qu’un ministre luthérien d’Amsterdam, Johannes Colerus (Köhler) (1647-1707), lui eut envoyé une lettre concernant cette querelle, ayant été lui-même incité par des amis allemands à la commenter. A cette époque, Colerus déménageait à La Haye, où il devait composer sa célèbre biographie de Spinoza. Rabus évoque les ouvrages suivants : J.F. Mayer, Wichtige Ursache warum J.H. Horb in colloquio mit ihm erscheinen solle und müsse (Hamburg, 1693) ; J.H. Horb, J.F. Mayers vermeinte wichtige, aber zu leicht erfundene Ursachen, warum ich mit ihm zum Colloquio erscheinen solle (s.l., 1693).

[19Il s’agit d’un faux bruit. Nous n’avons d’ailleurs trouvé aucune allusion à Bayle dans les œuvres de Boileau. En revanche, par l’intermédiaire de l’ abbé Dubos, Bayle sera tenu au courant de toutes les productions du satiriste parisien.

[21En fait, l’édition de Thucydide ne se réalisa pas. Pour Xénophon, il s’agit de l’édition établie par John Hudson, Χενοπηôντοσ τα σôζομενα , Xenophontis opera quæ extant omnia ; unà cum chronologiâ Xenophonteâ cl. Dodwelli, et quatuor tabulis geographicis (Oxonii 1690-1703, 8°, 5 vol.).

[24Le ton solennel de Bayle semble insinuer qu’il s’attend à une défaite des forces alliées et à une victoire militaire de la France.

[25Goudet, auteur du fameux projet de paix mis en cause par Jurieu comme une « cabale » favorable à la France, avait promis une « justification » que Bayle avait attendue en vain : voir Lettres 820, n.18, et 950, n.6.

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