Lettre 971 : Pierre Bayle à Gaston de Bruguière et Jean Bruguière de Naudis

A Ro[tter]da[m] le 8 de mars 16[9]4

Pour Monsieur de Naudis

Je ne sai à quoi attribuer votre long silence, M[onsieur] et t[rès] c[her] cousin. La derniere que je vous ai ecrite touchant mon etat [1] vous a sans doute affligé ; votre tendress[e] pour moi m’est trop con[n]uë pour pouvoir m’imaginer que vous soiez insensible à la perte que j’ai soufferte de ma charge et de ma pension. Je m’imagine donc que quelque facheuse et longue maladie vous empeche de m’ecrire. Tirez moi de peine je vous en conjure au plutot.

Il n’y a que perte d’argent dans l’injustice qui m’a eté faite et c’est ce qui me console ; car du reste les souverains n’ayant point donné de raison de ce qu’ils ont fait et y ayant eu seulement quelques uns des conseillers qui ont dit que j’avois enseigné des choses dans mon livre des Cometes qui n’etoient point prop[res] à des jeunes gens, chacun voit que mon honneur et ma reputation subsistent en leur entier. Il n’y avoit qu’un an qu’on avoit osté leurs charges dans cette ville à plusieurs de nos principaux magistrats [2] ; cela ne leur ote rien de leur • honneur, et au contraire ils en sont plus aimez du peuple parce qu’on voit bien q[ue] ce sont de coups de cabale et de mauvaise intrigue qui les ont debusquez de l[eur] emploi.

Il ne s’est rien passé de considerable à mon egard depuis ma derniere lett[re]. Mon adversaire [3] remuë seulement dans son consistoire pour ma doct[ri]ne des Cometes ; j’ai sous la presse une apologie de ce livre [4] là qui fait voir que je n’ai r[ie]n avancé qui ne soit • selon l’orthodoxie d’un bon protestant, et qu’au contraire mon accusateur a avancé plusieurs doctrines pernicieuses. Voici un petit imprimé qui vient de paroitre contre deux sermons qu’il a prechez et qui ont scandalisé plusieurs bonnes ames [5]. Si je pouvois aussi commodem[en]t vous envoier mes • livres vous les auriez toujours des premiers. Je vous recommande avec tous les votres à la grace du bon Dieu et me recommande à vos bonnes prieres.

Ma belle sœur m’a ecrit qu’un refugié à Geneve avoit ecrit à Montauban que j’avois • perdu ma ch[arge] pour une autre raison que pour le livre des Cometes [6]. Ce sont des faussetez visibles et connues ici d’un chacun. Il est certain que le livre des Cometes est la seule cause et le seul pretexte dont mes ennemis se sont servis.

J’adresse cette lettre au cher fre[re] de l’Isle de Ré [7] que j’embrasse de tout mon cœur avec sa chere epouse. Ecri[re] à l’un c’est ecrire à tous deux. Mon Diction[n]aire s’imprime ; il y en a deja pres de [6]0 feuilles d’imprimées, mais qu’est ce puis qu’il en doit contenir six cens.

T[out à] vo[us] M rs et tres chers cou[sin]s.

 

Par Paris/ A Monsieur/ Monsieur Boutet/ marchand à S[ain]t Martin/ de Re/ A l’Isle de Ré •

Notes :

[1Dans sa lettre du 28 décembre 1693 (Lettre 961), Bayle se plaignait déjà du silence de Naudis et lui racontait sa destitution de l’Ecole Illustre. Manifestement, il n’a pas eu de nouvelles de son cousin depuis cette date.

[2Sur cette modification des rapports de force en faveur des orangistes au sein du conseil municipal, voir H. Bost et A. McKenna, « L’Affaire Bayle », Introduction, p.54-60, et Lettre 950, n.2.

[4Bayle annonce de nouveau la publication imminente de son Addition aux « Pensées diverses sur la comète » : voir Lettres 944, n.6, et 970, n.7.

[5Sur cette dénonciation de la morale de Jurieu, dont l’auteur est Bayle lui-même, voir Lettre 970, n.5.

[6C’est bien Marie Brassard qui avait rapporté à Bayle la nouvelle que Pierre Isarn avait apprise par l’intermédiaire d’ Isaac Brassard : voir Lettre 969, n.5.

[7Gaston de Bruguière, frère de Jean Bruguière de Naudis et cousin de Bayle.

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