Lettre 975 : Madame Blondel de Tilly à Pierre Bayle

• A Utrecht le 26 e mars [1694]

J’ay receu les trois exemplaires que vous m’avés envoyés Monsieur j’en ai donné deux à Mes rs Grevius et Baudry [1] comme vous l’avés souhaité je vous rend tres humble grace du don que vous m’avés fait du troisieme, je me souvient d’avoir leu le livre des Comettes la lecture me parut fort agreable bien que je n’entrasse pas alors non plus qu’a present entierement dans tous vos sentimens, je suis en partie de vostre opinion, et en partie non, je tiens comme vous que le temperament des athee[s] les portent à estre de bonnes gens[,] les sciences les occupent[,] ils en font tout leur attachement et leur plaisir, je n’ay point connu de ces Messieurs mais j’ay connu des deiste[s] qui en ap[p]roche[nt] beaucoup[,] ils estoient tels que vous les representés, je ne demeure pas d’accord avec vous Monsieur que les idolatres soyent pires que les athée[s] car je tiens qu’il est plus facile d’amener un / idolatre à la connoissance de la verite qu’un athee[ ;] il a l’idée d’un Dieu qui est beaucoup il lui faut faire connoistre tel qu’il est, qui dit un Dieu dit un Estre exel[l]ent qui a toutes les perfections qui sont repandue[s] dans toutes les creatures au souverain degré et n’a nul[l]e de leurs imperfections parce qu’elles vien[n]ent de la corruption de l’homme dont Dieu est exempt[ ;] cette idee qu’on donnera à l’idolatre de la nature du vray Dieu lui plaira car l’homme estant necessité de s’assujetir à un Estre au dessus de lui le fera plus volontiers lorsqu’on revétira cet Estre de perfections infinie[s] et sans aucun defaut que lors qu’il croira que les dieux ne sont pas plus exelens que les hommes ou qu’i[l] les croira beaucoup plus vitieux que plusieurs, vous voyés dans les Actes l’attention que les Atheniens preterent à saint Paul lors qu’il parla du vray Dieu qui avoit creé le ciel et la terre [2][ ;] le discour[s] en plut aux auditeurs ils ne ce facherent pas méme quand il leur dit que / la Divinité n’estoit point semblable à or ou à argent etc. parce qu’il avoit élevé leur esprit d’un objet simple et bas à un plus grand et plus noble. L’on ne peut pas faire le meme progres dans l’esprit d’un athee[,] il a des prejugés* op[p]osés a tout ce qu’on lui peut dire pour lui prouver un Dieu[,] il s’irrite ou il ce [ sic] moque comme font toutes les personnes qui ont de faux prejugés, on en voit un exemple en ces memes Atheniens ils écoutent tranquillement saint Paul lors qu’il traite de la Divinité mais lors qu’il vient a parler de la resur[r]ection qu’ils ne tenoient point ils ne peuvent soufrir son discour[s] ils s’en moquent et rompent l’assamblee [3], je tiens dont [ sic] Monsieur qu’on s’aidera beaucoup mieux d’un idolatre que d’un athee et que l’idolatre est beaucoup moins dangereux, je ne pensois pas vous en dire tant[,] je suis honteuse de la longueur de ma lettre[,] je ne la puis pourtant finir sans vous remercier de ce que vous me / ditte de mes deux chers amis Mr l’evesque d’Avranche [4] et Mr de Segrais [5] ils sont digne[s] l’un et l’autre de vostre estime et de vostre amitié par leur merite et par l’affection qu’ils ont pour vous, je leur feray plaisir de leur dire en quel[s] terme[s] vous parlés d’eux[,] je n’en oubliray pas un mot et peut estre leur envoirais je l’endroit de vostre lestre qui les regarde à chacun ce qui le concerne[.] Mr de Segrais ne m’écrit presque point qu’il ne me prie de vous faire ses amities[,] Mr Huet m’a dit des choses fort obligeante[s] pour vous et qui marque[nt] qu’il s’interesse beaucoup à ce qui vous touche[ ;] soyés persuadé Monsieur de la meme verité de la part de vostre tres humble et obeissante servante
Tilli Vous me ferés plaisir Monsieur s’il vous arrive de m’ecrire de le faire en billet comme je fais et sans seremonie

 

Adieu. Encore qu’on vous trouve demain au lit à dix heures j’aÿ donné ordre au garson d’estre demain à six heures à vostre chambre quand vous donneré[s] mes lettres[.]

Notes :

[2M me Blondel de Tilly reprend ici un argument classique de l’apologétique chrétienne, consistant à reconnaître à la croyance en de faux dieux la vertu de préparer à l’idée du vrai Dieu. Cet argument s’appuie sur le discours de Paul sur l’Aréopage d’Athènes (Actes 17, 22-31) : l’existence d’un autel dédié « au dieu inconnu » lui sert de prétexte pour annoncer l’Evangile : « Celui que vous honorez sans le connaître, c’est celui que je vous annonce. Le Dieu qui a fait le monde et toutes les choses qui y sont étant le Seigneur du ciel et de la terre, n’habite point dans les temples faits de main d’homme, et il n’est point servi par les mains des hommes, comme s’il avait besoin de quelque chose, vu que c’est lui qui donne à tous la vie, la respiration et toutes choses. » (v. 23-24, trad. David Martin).

[3« Car par lui nous avons la vie, le mouvement et l’être ; selon ce que quelques-uns de vos poètes ont dit : Car nous sommes aussi de sa race. Etant donc la race de Dieu, nous ne devons point estimer que la divinité soit semblable à l’or ou à l’argent, ou à la pierre taillée par l’art et l’industrie des hommes. Mais Dieu, passant par-dessus ces temps de l’ignorance, annonce maintenant à tous les hommes, en tous lieux, qu’ils se repentent. Parce qu’il a arrêté un jour auquel il doit juger, selon la justice, le monde universel, par l’homme qu’il a destiné pour cela ; de quoi il a donné une preuve certaine à tous, en l’ayant ressuscité d’entre les morts. Mais quand ils ouïrent ce mot de la résurrection des morts, les uns s’en moquaient, et les autres disaient : Nous t’entendront encore sur cela. » (Actes 17, 28-32, trad. David Martin).

[4Pierre-Daniel Huet : voir Lettre 974, n.3.

[5Jean Regnault de Segrais (1624-1701), secrétaire de M lle de Montpensier (1648-1672), membre (1662) et directeur (1675) de l’Académie française, avait fréquenté l’académie de Habert de Montmort ainsi que le milieu de Scarron, de Ménage, de Boileau et de Pellisson. En 1670, il se brouilla avec la Grande Mademoiselle à propos de son mariage avec Lauzun et entra comme secrétaire chez M me de La Fayette. C’est sous le nom de Segrais que celle-ci publia ses premiers romans. Né à Caen, il y retourna vers 1677, y épousa une de ses cousines, Claude Acher, et renonça à l’offre qui lui fut faite par M me de Maintenon de retourner à la cour comme précepteur du duc du Maine. Il était l’ami de Pierre-Daniel Huet, lui aussi né à Caen et qui, à la date de la présente lettre, était évêque d’Avranches.

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