Lettre 979 : Gaspard de Masclary à Pierre Bayle

• [La Haye, le 8 mai 1694]

Pour satisfaire Monsieur à ce que vous desirez scavoir touchant Mr Aubertin [1] je vous diray que (si je ne me trompe fort) il estoit natif de Champagne et de Vitri-le-Francois, mais dans peu de tems je m’en pourray eclaircir[.] Que devant qu’avoir esté appellé pour l’Eglise de Paris, il estoit ministre en celle de Chartres en Beausse, où il estoit etabli depuis quelques années et estoit marié. Il avoit de ma connoissance quatre enfans, deux fils dont l’un estoit dans les commissions et emplois pour affaires de finance ; et l’autre qui est mort, a esté ministre à l’Eglise d’Amiens [2] estimé, et bien voulu par Monsieur le comte de Bar [3] qui en estoit lors gouverneur ; et deux filles l’ainée mariée hors Paris, et la seconde à Monsieur de Lussan apoticaire à Paris qui est mort et luy a laissé des enfans. M. Aubertin estoit une [ sic] hom[m]e de grande stature, le visage assez beau et plain, le poil chatain clair, tirant sur le blond, à oreilles decouvertes, et sembloit un grand prestre, estoit fort universel et d’aggreable compagnie et conversation, aymoit la promenade de la campagne, s’entendoit fort bien à l’agriculture, et à ce qui concerne les arbres fruitiers et particulierement pour elever de bons melons, aymoit la musique et avoit souvent de petits concerts chez luy. Il estoit dans les bonnes graces de Mr le duc du Vernueil lors abbé de S[ain]t Germain des Prez [4] qui estoit le / quartier où il demeuroit, et ce prince le retenoit souvent à manger à sa table. Dans le cours de son ministere, quelqu’un qui ne l’aymoit pas, quoyqu’il fût un tres bon homme, ayant fait un rapport à la Cour (lors y regnoit le card[inal] de Richelieu) qu’il s’etoit servi en chaire de quelques termes fort injurieux et offensifs contre l’Eglise rom[aine,] il fut pendant deux ans (si je ne me trompe) interdit de prescher, au bout desquels il fut restabli. Et vers sa soixantieme année il fut attaqué d’une fievre violente avec lethargie : ses voisins cath[oliques] rom[ains] qui l’aymoient, et auroient souhaitté qu’avant de mourir il eust changé de religion, s’en allerent au curé de S[ain]t-Sulpice et luy ayant supposé et fait entendre qu’ils avoient appris qu’il vouloit abjurer sa religion, et se faire cath[olique] rom[ain,] ce curé estant venu avec quelques uns de ses prestres et parroissiens en la maison dudit sieur Aubertin, le grand bruit qu’ils firent ausprez de luy, le tira de sa lethargie, et luy donna le moyen de declarer à ce curé, et à ceux qui estoient entrez avec luy dans sa chambre, qu’il / estoit fort eloigné des sentimens que l’on luy vouloit attribuer, qu’il ne vouloit point quitter la religion ref[ormée] dans laquelle il estoit né, comme l’estimant la bonne et veritable qu’il avoit enseignée, et preschée, que son intention estoit d’y perseverer et d’en faire profession jusqu’au dernier soupir de sa vie, asprez laquelle declaration, il retomba dans sa lethargie et sans plus parler mourut un jour ou deux asprez ; je scay ces faictz d’original, j’etois lors a Paris et pour ce qui est du lieu de sa naissance, quand j’en auray un entier et certain • eclaircissement, je vous le feray scavoir[.]

Je suis Monsieur votre tres humble serviteur
Masclary [5] Ce 8 may 1694

 

Pour Monsieur Bayle •

Notes :

[1Edme Aubertin (1595-1652) était né à Châlons-sur-Marne. Reçu ministre en 1618, il fut aussitôt affecté à l’Eglise réformée de Chartres, qu’il desservit jusqu’à ce qu’il fût appelé à Charenton en 1631. Voir DHC, « Aubertin (Edme) ».

[2Nicolas Aubertin (vers 1639-1677) avait été pasteur à Boulogne-sur-Mer en 1669, puis à Amiens en 1677 avant d’émigrer en Angleterre. Dans le DHC, Bayle note en passant qu’« un des fils de M. Aubertin a été ministre d’Amiens ».

[3Il s’agit sans doute de Charles de Vaudémont, duc de Lorraine et duc de Bar sous le nom de Charles IV (1604-1675). Ses terres étant occupées par les Français, il ne put imposer son titre dans la pratique qu’entre 1625 et 1634, en 1641 et entre 1659 et 1670.

[4Henri II de Bourbon-Verneuil (1601-1682), duc de Verneuil, évêque de Metz, fut abbé de Saint-Germain-des-Prés entre 1623 et 1668. Il était un fils légitimé d’ Henri IV et de Catherine Henriette de Balzac d’Entragues, marquise de Verneuil. Il ne s’engagea jamais dans les ordres et se démit de son évêché et de l’abbatiat ; il fut nommé ambassadeur extraordinaire en Angleterre en 1665 et obtint l’année suivante la charge de gouverneur du Languedoc. En 1668, il épousa Charlotte Séguier de Villemor (1622-1704), fille du chancelier Pierre Séguier et veuve de Maximilien III de Béthune, duc de Sully.

[5Gaspard de Masclary (1653-1710), sieur de La Goderie, avocat au Conseil et ancien de Charenton, fut emprisonné à la Révocation ; expulsé du royaume, il se réfugia aux Provinces-Unies, où il s’établit à La Haye ; il y mourut en 1710.

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