Lettre 98 : Pierre Bayle à Joseph Bayle

[Paris,] Le 26 juin 1675

Toutes les lettres que je recois de vos quartiers* [1], m[on] t[res] c[her] f[rere], ne laissent pas de me consoler, et de dissiper une partie de mon chagrin, quoi qu’elles viennent renouveller l’affliction où la mort de la plus tendre mere du monde m’a plongé. J’approuve l’excez de vos larmes, et je ne trouve pas mauvais que vous m’exhortiez à en verser abondamment. La doctrine des Stoïques ne doit pas etre ecoutée, et je vous asseure que je ne suis plus pour leur Portique, et que je ne serai de long tems capable de m’accomoder de leur indolence*. La sensibilité que nous fairons paroitre aux epreuves cuisantes que le Ciel nous a envoyées, ne manquera • pas son effect, c’est pourquoi il faut esperer davantage de la tendresse de coeur, que de la dureté de temperamment. Dieu benira nos pleurs et nos gemissemens, et seroit irrité au contraire si nous nous piquions d’une constance inflexible. En disant cela je ne loüe pas le naturel dont vous me parlez, disant en propres termes, que vous etes d’un temperamment tendre, et que vous ne pouvez voir ni songer à la moindre chose que vous ne pleuriez epouvantablement. C’est une foiblesse qui ne sied pas bien à un homme, et qui est à peine pardonnable aux femmes. Si la grammaire veut que les choses memes qui sont representées sous la figure d’homme soit du genre masculin

Omne vir specie quidem vir dicitur esse

Omne viro soli quod convenit esto

 [2]
A combien plus forte raison faut il que dans toutes les rencontres de la vie, tout ce qui appartient à un homme retienne un certain caractere de virilité, et je ne sai quel air male qui se fasse sentir malgré le poids de la mauvaise fortune. Mais comme en reconnoissant la justice de notre douleur immoderée, je n’approuve pas ce grand et universel fonds de tendresse que vous vous sentez. Aussi en condamnant un naturel si misericordieux, je me garde bien de trouver à redire quelque chose à ce debordement de larmes que vous avez versé et que vous versez encore. On peut s’abandonner à cet excez sans perdre la force d’esprit qui doit distinguer notre sexe ; et puis que les plus grands heros et les plus grands saints ont pleuré ; les larmes ne doivent pas passer pour une foiblesse de femme

Esto fœmineum recipit quod fœmina tantum [3].

Si nous etions dans une autre circonstance de tems, je voudrois pour votre bien vous faire un peu de honte de votre temperamment trop pitoyable, car c’est un grand moyen de vous en guerir. Et il importe d’en etre gueri, car comme la vie de ce monde n’est qu’un train de guerre où il / nous faut etre continuellement aux prises, et chicaner le terrein avec cent sortes d’ennemis ; ce ne seroit jamais fait qui* voudroit etre sensible à tout. Il faut donc s’opposer à son temperamment, et tacher de luy donner une meilleure trempe. Je sai bien qu’il est difficile de ruiner un empire si absolu, mais on peut affoiblir son authorité par de sages reflexions

Sunt verba et voces quibus hunc lenire dolorem

Possis, et magnam morbi deponere partem.

Horat[ius] l. I Epist[olarum] 1 [4]

Le sejour que m[on] f[rere] faira à Montauban, nous pourroit donner moyen de nous ecrire toutes les sepmaines. Je ne croi pourtant pas que nous nous ecrivions aussi souvent. Il a des affaires, et moi je n’ay aucun loisir. Je tacherai neantmoins de satisfaire votre curiosité le plus souvent qu’il me sera possible, sur tout puisque la personne qui nous doit etre la plus chere [5], souhaitte que je vous fournisse ce petit amusement. J’avoüe que vous etes assez mal posté pour ne point craindre que les nouvelles arrivent trop tard chez vous, j’avoüe meme que je pourrois vous marquer des particularitez, dont vous pourriez passer pour l’original au pays. Mais il faudroit une condition pour cela, c’est que j’eusse la liberté de me promeiner par tout où je voudrois, et d’aller à la quete chez les curieux. Or c’est un point qui me manque, et je suis condamné à garder la chambre comme la tortuë sa maison. J’ay trouvé l’application* du passage de l’ode 21 du 1er livre d’ Horace [6], fort ingenieuse, ditez moi de bonne foi si elle est de vous, et à quelle occasion vous y avez pensé, car elle est en forme de supplement, ce qui me faisant juger que vous n’avez pas eu cette pensée en ecrivant votre lettre, je voudrois savoir comment elle vous est venue depuis l’avoir ecritte.

Pour vos etudes, je concois facilement qu’elles vont comme il plait à Dieu, et je conviens avec tous vos amis que vous n’etes pas pour avancer beaucoup, à moins que de changer d’air. Il est tres juste que vous soulagiez le chef de la famille en tout ce que vous pourrez, mais ce devoir prejudicie à vos etudes ; patience. Il est plus necessaire d’obeir à Dieu que d’etudier. J’ay passé par ce meme chemin, et mes etudes s’en ressentent encore et s’en ressentiront toute ma vie. Mais pourtant je ne saurois me repentir sinon de n’avoir pas assez utilement employé au bien de la famille, les heures qu’on me faisoit derober aux livres. Or puis que vous souhaittez que je vous dise ma pensée sur l’envie que vous auriez de venir icy ; je m’en vas* vous la declarer. C’est un dessein qui a mille difficultez, et par consequent il n’est pas encore parvenu à sa maturité. Paris n’est propre qu’à ceux qui ont achevé leurs etudes, et qui ayant acquis toutes les connoissances que le college et beaucoup de lecture peuvent fournir, n’ont besoin que de • prendre la teinture du monde, et de rehausser leur aquis par la facilité de faire valoir agreablement sa marchandise.

• Vous me direz qu’on y peut faire ses etu / des de college ; d’accord mais pour cela seulement il faut bien se garder de faire une depence excessive. Ce que les regens de Paris valent plus que ceux de province, ne peut pas balancer à l’egard d’une maison qui n’est pas • riche, le plus de depense qu’il faudroit faire icy. Mais on voit du monde, on voit des libraires, on apprend tout ce qui se fait de nouveau, tout ce qui s’imprime. Il est vrai*, mais cela n’est rien pour un ecolier. Ces avantages ne se laissent prendre qu’à ceux qui ont tout le loisir qu’ils veulent, qui n’ont ni lecons à apprendre par cœur, ni theme à faire ; en un mot qui sont délivrez du joug de la pedagogie. Avoüez moi que vous ne seriez pas sur ce pied* dans cette ville. Quant aux avantages que vous pourriez tirer de moi, je ne nie pas qu’ils seroient grands si ma bonne volonté et mon affection en etoient la regle, mais helas si vous saviez l’esclavage où je suis, vous ne vous promettriez pas une heure de mon tems chaque jour. Le galant* homme et l’ami commun, qui vous exaggere tant le profit que vous feriez aupres de moi, n’a pas trop de sujet de se loüer d’y avoir passé quelques mois [7], et il se peut souvenir que mon tems m’étoit si necessaire que etc. C’est bien pis presentement que je suis sous la puissance d’autruy. Non seulement je ne pourrois vous aller repeter dans votre logis, non seulement vous ne pourriez me venir trouver dans le mien pour recevoir des lecons longues et reglées, mais aussi je ne puis etudier pour moi meme. Et cela etant puis que vous avez pris le parti des lettres, il faut tacher de faire votre philosophie et d’achever vos humanitez en province, et vous mettre en etat d’entrer dans quelque condition* apres cela, ou icy, ou à Geneve ou ailleurs. Quoi qu’à dire le vrai je fai conscience de proposer à un jeune homme le metier de precepteur, tant je le trouve bas et penible, je ne vous conseille ce parti que comme un pis aller, et au cas que vous ne puissiez achever vos etudes proprio marte [8]. C’est avec raison que je deteste ce parti car il est cause que mes etudes sont echoüées et que • je n’ay pas fourni* la carriere.

• La curiosité que vous avez de savoir toutes les belles choses m’est de tres bonne augure. C’est le charactere d’un esprit naï pour les lettres. Pour la satisfaire je vous envoye une demi douzaine de Journaux des savans [9]. Cela suffira à mon avis pour vous en faire passer l’envie. Mais je suis trop de vos amis pour vous celer que j’ay regret à l’argent que vous coutera l’autre journal [10]. C’est [ sic] ouvrage n’est proprement que pour ceux qui se veulent tenir en haleine, et conserver leurs habitudes avec les sciences, qui sont riches, et qui veulent avoir des premiers les choses curieuses. Si bien qu’un jeune homme qui n’a pas beaucoup d’argent, et qui l’employe à acheter ces sortes de livres n’est guere meilleur menager que s’il achetoit de confitures. Le journal n’est pour ainsi dire qu’un dessert d’esprit. C’est pourquoi vous devez commencer par / acheter d’autres livres suivant l’ordre de nature qui veut qu’on fasse p[remieremen]t provision de pain et de vin, puis si on le peut, de chair ; en suitte on va par degrez jusqu’aux ragoûts et aux friandises. Je vous l’ay deja dit la demangeaison de savoir en gros et en general diverses choses est une maladie flateuse, amabilis insania [11], qui ne laisse pas de faire beaucoup de mal, il n’est que de s’attacher fortement et par ordre à certains livres, et cela passé on se donne carriere tant qu’on veut. Il faudroit imiter ceux qui font de beaux voyages. Il ne les commencent qu’apres avoir appris leurs exercices dans quelque Academie, ou en tout cas il ne les commencent qu’apres que les forces du corps necessaires pour supporter la fatigue, leur sont venues. J’appelle voyages d’esprit une lecture vaste et illimitée de toutes sortes de livres. Si on les entreprend ces voyages là, avant que les forces soient venues, c’est à dire avant que d’avoir posé un bon fondement pour les materiaux que l’on va chercher de tous cotez, on joüe à voir bien tot son batiment renversé. J’ay eté autrefois touché de cette meme avidité, et je puis dire qu’elle m’a eté fort prejudiciable, car j’ay leu je ne sai combien de livres qui m’avoient gaté le gout pour la latinité, et au lieu de borner ma lecture à 10 ou 12 autheurs de la belle et pure Antiquité, je m’amusois à un Paschalius [12], à un Barclai [13], et à plusieurs autres ecrivains modernes, lesquels il ne faut lire que quand la lecture des Anciens nous a donné une connoissance si parfaitte du genie de la langue latine, que nous discernons facilement ce qui est latin, d’avec ce qui n’est que latinité.

• Quant au Journal des savans celui qui le fait cette année s’appelle l’ abbé La Roque [14], et il est de Thoulouze. On en donne 12 pages in-4° deux fois le mois. Celui qui a commancé cette sorte d’ecrits étoit conseiller au parlem[en]t de Paris et s’appelloit Mr Sale [15]. Cependant le Journal couroit sous le nom de Mr de Hedouville ; et comme on y faisoit le procez trop fierement aux autheurs, les plaintes qu’on fit contre mirent bien tot fin à ce journal. Quelque tems après Mr Gallois [16] (c’est un pretre qui est presentem[en]t de l’Academie francoise et fort aimé de Mr Colbert) recommencea ce travail sans faire tant le souverain juge de la destinée des ouvrages. Il a eté beaucoup plus approuvé que son predecesseur, mais enfin il s’en est lassé. Mr Denys celebre medecin luy succeda et donnoit tous les 15 jours ses cahiers, sous le titre de Memoires concernant les arts et les sciences, bien tot apres il convertit cela en Conferences de philosophie, et enfin il a cessé de les faire imprimer [17]. C’est dommage car elles etoient très belles. Finalement le dé est venu à Mr La Roque qui peut etre s’en lassera aussi bien que les autres. Le papier me manquant je renvoie à une autrefois l’entiere reponse à ce que vous demandez de moi. M[on] f[rere] vous communiquera ce que je lui marque sur les livres nouveaux.

Notes :

[1Ces lettres ne nous sont pas parvenues.

[2Bayle cite ici la première règle de la grammaire latine de Despautère, sachant bien que son jeune frère l’a mémorisée. Voir Johannes van Pauteren, Commentarii grammatici , éd. Robert Estienne (Parisiis 1537, folio). « Liber primus : de Nominum Generibus », p.25. On en trouve la traduction dans l’édition de G. Prateolus (Parisiis 1587, 8°), f.12 r : « Tout nom qui convient et est attribué à l’homme seul, soit du genre masculin. Toute chose peinte et pourtraicte à la semblance de l’homme est icy appelée, ou est entendue pour le nom de l’homme. »

[3Bayle cite ici la seconde règle de Despautère, éd. Robert Estienne, Commentarii grammatici (Parisiis 1537, folio). « Liber primus : de Nominum Generibus », p.26. On en trouve la traduction dans l’édition de G. Prateolus (Parisiis 1587, 8°) : « Tout nom que la femme reçoit, c’est-à-dire qui est à la femme attribué tant seulement, soit du genre féminin. »

[4Horace, Epîtres , I.i.34-35 : « Il y a des mots et des formules pour calmer la souffrance et guérir, au moins en partie, la maladie. »

[5Leur père, Jean Bayle.

[6Il est ici fait allusion à un passage d’une lettre de Joseph Bayle qui, comme presque toutes les lettres parties du Carla, ne nous est pas parvenue.

[7Probablement Charles de Bourdin, revenu au Mas d’Azil après avoir séjourné à Paris : voir Lettre 62, n.13.

[8« Par vos propres moyens ».

[9Le Journal des sçavans, qui était devenu hebdomadaire depuis que l’ abbé de La Roque en était responsable : voir Lettre 80, n.14. Bayle reviendra sur ces numéros du JS dans la Lettre 128, p.365.

[10Il est impossible d’identifier cet « autre journal », visiblement assez érudit ou spécialisé. On peut conjecturer qu’il s’agit soit du Recueil de Jean-Baptiste Denis (sur cette publication annuelle, voir Lettre 18, n.26 et ci-dessous, n.17), soit d’une publication similaire, avec une périodicité mensuelle, telle que les Acta eruditorum . Ces périodiques savants étaient commercialisés comme des livres et en vente chez des libraires bien des années parfois après leur publication.

[11Horace, Odes , III.iv.5-6 : « une douce folie ».

[12Carlo Pasquali (1547-1625), juriste et diplomate, fut un auteur abondant.

[13Sur John Barclay, poète néo-latin et ami de Peiresc, voir Lettre 80, n.12.

[14Sur Jean-Paul de La Roque, voir Lettre 80, n.14.

[15Sur Denis de Sallo, voir Lettre 7, n.3.

[16Sur l’ abbé Jean Gallois, voir Dictionnaire des journalistes, n° 327 (article de J.-P. Vittu).

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