Lettre 984 : Pierre Bayle à François Pinsson des Riolles

[Rotterdam,] ce 27 mai 1694

 

A Monsieur Pinsson des Riolles

Je fis tenir la lettre pour Mr Allix [1] le jour meme que je la recus Monsieur, et fis savoir que si on vouloit repondre on n’avoit qu’à se servir de l’adresse que j’indiquois. Il y avoit dans cette lettre bien des mysteres pour moi, et comme je n’entens rien aux langues orientales vous pouvez juger que j’admirai beaucoup les eclaircissemens que Mr Piques [2] donne à l’ami de Mr Allix. Je suis seur que je les admireroi[s] davantage si je les entendois. Je voudrois etre capable de temoigner bien fortement à ce savant homme mon respect et mes tres humbles services.

J’ai de la confusion, Monsieur, de ne vous avoir pas remercié plutot des deux lettres que j’ai recues de vous en dernier lieu toujours bien remplies de nouveautez literaires [3], et j’ai toujours le chagrin d’avoir besoin de vous faire des excuses • de la secheresse et de la sterilité de notre pays à cet egard. Vous savez sans doute que Mr Graverol [4] a un frere qui est ministre en Angleterre. Il est docte, et il a publié depuis quelque tems un livre intitulé Moses vindicatus pour repondre à quelques objections du docteur Thomas Burnet qui dans ses Archæologiæ philosophicæ a proposé divers doutes contre le sens literal de l’histoire de la chute / du premier homme [5]. Il [6] pretend que Moyse a caché le fait sous des emblemes et des apologues à la maniere des Orientaux. Mr Graverol croit que c’est faire injure à Moyse, et il fait son apologie. Il a fait inserer une lettre là dessus dans le nouveau journal de Rotterdam [7] où il remarque que le livre de ce docteur a scandalisé les bonnes ames, et lui fait du tort.

On a imprimé à Amsterdam Les galanteries des rois de France depuis Pharamond jusqu’au tems present [8]. Je croi sans peine que ce livre a eté ecrit en France, mai[s] qu’on y a joint quelque chose sur la fin à Amsterdam. Ces additions memes sont assez conformes au reste du livre en ce qu’elles ne sont pas d’un stile effronté. Il regne dans l’ouvrage en general d’assez grands restes de retenuë, mais je ne sai si les fai[t]s sont bien certains ; j’y ai remarqué des anachronismes grossiers sur le dernier tems, comme quand l’auteur asseure que la meme Madame qui avoit eté si fachée que le Roi fut venu chercher parmi ses filles d’honneur Mad le La Valiere fut inconsolable de voir qu’il en etoit venu chercher une seconde au meme lieu, savoir Mad le de Fontange [9].

Mr Van Dale medecin anabaptiste de Haerlem si con[n]u par son Traitté des oracles va publier un livre qui sera curieux et docte, De origine et progressu superstitionum, et cultuu idololatricorum [10]. Nous avons ici la 2 e edition du Menagiana. Bien loin d’a- / voir rectifié ce qui me concerne, ils y ont joint de nouvelles faussetez [11]. Je n’ai jamais eté precepteur chez un conseiller de Rouen, et ce fut en partant de Sedan apres la sup[p]ression de l’academie que je vins en ce pays. J’ai lieu de croire qu’on ne m’a mis dans ce Menagiana que par un dessein tout pur de malignité, et je soupconne bien le motif. Dans mes Nouvelles de la republ[ique] des lettres je parlai d’un different que Mr Menjot avoit eu avec un • medecin de Paris qui avoit deguisé son nom ; j’en parlai dis-je, d’une maniere qui ne plut pas à un ami de ce medecin [12]. Mais en verité c’est le venger de bien loin, et pour peu de chose, et si je voulois imiter cet esprit vindicatif, j’en trouverois bien les occasions.

Il n’est plus tems Monsieur de vous consulter sur Amyot ; la presse a roulé sur son article il y a long tems ; j’ai debité sur la foi de Rouillard dans son Histoire de Melun [13] qui dit avoir suivi un manuscrit commencé par Amyot touchant sa vie, et achevé par son secretaire, j’ai debité dis-je qu’il avoit professé publiquement à Bourges, et j’ai refuté en beaucoup de choses l’historiet[t]e que l’abbé de S[aint] Real a publié des avantures d’Amiot [14]. Depuis l’impression j’ai trouvé que Mr Varillas asseure qu’Amiot fit plusieurs années profession du lutheranisme [15]. Je vous eusse consulté sur tout cela Monsieur, / si j’en avois eu le tems. Ce sera pour une 2 e edition.

Je suis avec toute sorte d’attachement et d’estime votre tres humb[le] et tres obeissant serviteur.

Notes :

[1Bayle et Leers servaient régulièrement d’intermédiaires pour la correspondance entre Pinsson des Riolles et Pierre Allix, depuis quelque temps déjà chanoine à Salisbury auprès de Gilbert Burnet : voir Lettre 965, n.4.

[2Louis Picques (1637-1699), orientaliste de renom, passa ses thèses à la faculté de Paris en décembre 1670 et devint bibliothécaire du collège des Quatre Nations jusqu’au 16 mars 1695, date à laquelle il fut obligé de démissionner. Il était en correspondance avec François Janiçon, Jean-Alphonse Turrettini, Eusèbe Renaudot, Pierre-Daniel Huet, Antoine Galland, Melchisédec Thévenot, Louis Dufour de Longuerue, Richard Simon, Bernard de Montfaucon et William Wake, et on apprend ici qu’il faisait partie du réseau de Pinsson des Riolles. Turrettini servait d’intermédiaire pour sa correspondance avec d’autres orientalistes en Allemagne, tels que Job Ludolf, et en Suisse, tels que Johann Jakob Cramer. Voir Pitassi, Inventaire Turrettini, v.183 ; E. Gigas (éd.), Lettres des bénédictins de Saint-Maur, 1652-1700 (Copenhague 1892-1893) : la correspondance entre Louis Picques et Bernard de Montfaucon ; F. Richard, « Un érudit à la recherche de textes religieux venus d’Orient, le docteur Louis Picques (1637-1699) », in E. Bury et B. Meunier (dir.), Les Pères de l’Eglise au XVII e siècle (Paris 1993), p.253-277, et, du même auteur, « Louis Picques, “docteur de la Maison et Société de Sorbonne” : les annotations d’un théologien féru de langues orientales », Revue de la Bibliothèque nationale de France, 2 (1999), p.42-46 ; P. Latour, « Entre Humanisme et Lumières : la bibliothèque du collège Mazarin et ses fonds scientifiques au début du XVIII e siècle », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, 38 (2005), p.51-70 ; N. Dew, Orientalism in Louis XIV’s France (Oxford 2009), ch. 5 : « Printing Confucius in Paris », p.205-233.

[3Aucune lettre de Pinsson des Riolles ne nous est parvenue après celles de l’année 1686. La dernière lettre de Bayle à Pinsson date du 8 février 1694 (Lettre 965).

[4Sur François Graverol, ancien avocat nîmois, numismate accompli, voir Lettres 221, n.40, 512, n.3. Son frère s’appelait Jean : ancien pasteur de Lyon, où Bayle l’avait croisé en juin 1674 ; il avait fui à Amsterdam, puis à Londres : voir Lettres 58, n.6, 204, n.7, 512, n.1 et 2.

[7Sur le Nouveau journal des savants d’ Etienne Chauvin, lancé à Rotterdam en 1694 et poursuivi à Berlin à partir de 1696, voir Lettre 716, n.7. L’« Extrait d’une lettre écrite de Londres à l’auteur du journal, par M. Graverol, pasteur, sur la réponse qu’il a faite aux Archæologiæ philosophicæ de M. Burnet » parut dans la livraison de mars-avril 1694, art. IV, p.180-186.

[8Claude Vanel, conseiller à la Chambre des comptes de Montpellier, Les Galanteries des rois de France, depuis le commencement de la monarchie jusqu’à présent (Bruxelles 1694, 12°, 2 vol.), ouvrage réimprimé l’année suivante (Cologne 1695, 8°, 2 vol.).

[9Louise-Françoise de La Baume Le Blanc (1644-1710), duchesse de La Vallière et de Vaujours, devint demoiselle d’honneur d’ Henriette d’Angleterre en 1661 et, peu après, maîtresse de Louis XIV ; leur liaison fut affichée publiquement après la mort d’ Anne d’Autriche mais, dès 1667, elle fut éclipsée par les amours du roi avec M me de Montespan. Louise de La Vallière se retira au Carmel le 20 avril 1674 après avoir fait des excuses publiques à la reine Marie-Thérèse. Marie Angélique de Scorailles de Roussille, duchesse de Fontanges (1661-1681) fut introduite à la cour en 1678 comme fille d’honneur d’ Elisabeth-Charlotte de Pfalz-Simmern, dite Madame Palatine, duchesse d’Orléans, belle-sœur du roi. M me de Montespan la conduisit près du roi afin de distraire celui-ci des attentions de M me de Maintenon. La liaison du roi avec M lle de Fontanges ne dura qu’un an ; elle tomba malade à la suite de son accouchement d’un enfant mort-né, séjourna quelque temps à l’abbaye de Chelles et mourut à l’abbaye de Port-Royal de Paris le 28 juin 1681. Bayle s’indigne de ce que l’auteur des Galanteries ait pu confondre Henriette d’Angleterre avec M me Palatine.

[11Il s’agit de l’édition attribuée à Pierre-Valentin Faydit (Paris 1694, 12°, 2 vol.). Bayle s’était déjà plaint des formules vagues et « propres à faire naitre de fausses idées » le concernant dans la première édition des Menagiana : voir Lettre 929, n.7. Voici la notice complète concernant Bayle dans la deuxième édition (i.118-119) : « Il paroît que M. Bayle a dessein de faire un ouvrage touchant les fautes que les biographes ont fait en parlant de la mort et de la naissance des savans ; mais c’est une matiere qui est bien seche : cependant comme il a de l’esprit elle peut devenir riche entre ses mains. Je meurs d’envie de voir l’essai de son Dictionnaire critique qu’il nous a promis. M. Bayle est fils d’un ministre. M. l’évêque de Rieux qui avoit contribué à sa conversion, le fit étudier à Toulouse à ses dépens ; mais aprés ses études, il rentra dans la secte qu’il avoit quittée. Il passa ensuite à Sedan, où il enseigna la philosophie avec réputation. De là il vint à Roüen, où il fut précepteur du fils d’un conseiller de la R.P.R. et passa en Hollande après que le conseiller eut reçu un ordre du Roi de se défaire de sa charge. Il m’écrit de là que l’on a imprimé depuis peu en Angleterre les lettres de Gérard Vossius qui sont remplies de belles et bonnes choses. » Cette notice fut maintenue telle quelle dans l’édition établie par Bernard de La Monnoye (Paris 1715, 12°, 4 vol.), i.293-294.

[12Dans les NRL de février 1687, art. vi, au détour d’une mention des Dissertationes pathologicæ de passione uterina et de dolore (Parisiis 1687, 4°) d’ Antoine Menjot, Bayle avait indiqué que ce médecin avait aussi écrit une lettre De variis sectis amplectendis « qu’on imprima à Paris à son insçu et qui fut attaquée assez aigrement par un médecin déguisé sous le nom d’Hadrianus Scaurus, et défenduë vigoureusement tout aussi-tôt par son auteur sans que depuis ce temps-là on lui ait fait aucune réplique ».

[14Bayle, DHC, art. « Amyot (Jacques) » : « L’ abbé de Saint-Réal [dans son traité De l’usage de l’histoire (Paris 1671, 12°)] a su mille particularitez curieuses, qui ne sont point dans la Vie d’Amyot. On les peut voir dans le Diction[n]aire de Moréri, c’est ce qui auroit fait que je ne m’en serois pas servi, quand même je n’aurois pas douté qu’elles fussent véritables. »

[15Dans le même article, Bayle consacre la remarque O aux « faussetez » rapportées par Varillas dans son Histoire de Henri II et de François II (Paris 1692, 4°, 2 vol.).

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