Lettre 990 : Pierre Bayle à Etienne Morin

[Rotterdam, le 24 juin 1694]

Monsieur
Je vous rens un million d’actions de graces de la bonne, belle, et savante lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’ecrire. Je vous puis protester sincerement qu’il n’y a rien dans tout ce que vous m’ecrivez avec une pieté si orthodoxe qui ne soit mon sentiment [1]. Adorer une infinité de dieux, dix seulement, est une franche ignorance de Dieu[,] c’est n’avoir point de Dieu, car ces dieux multipliez ne sont que des fictions et des chimeres de l’esprit humain ; l’idolatrie payenne ne peut qu’etre une source feconde de crimes puis que les objets de son culte sont eux memes regardez comme sujets au peché, et qu’ils ne distribuent pas la grace qui purifie le cœur de l’homme. Quant à l’atheisme[,] je l’ai dit dans mon livre plusieurs fois[,] il est necessairement conjoint avec tous les crimes et tous les dereiglemens à quoi le temperament, et les passions de l’athée le determinent. Il doit s’y abandonner à / bride abatuë, n’aiant aucun remors de conscience ni crainte de l’avenir [2]. Me voila donc d’accord avec tout le monde.

Ce que je dis et que tout le monde ne m’accorde pas est que l’atheisme ne pousse point les gens à un vice opposé au temperament, ne fait point qu’un homme qui par son temperament, ou par la coutume de son pays, ou la nature du climat (comme en Italie et en Espagne) n’est point porté à l’ivrognerie devienne ivrogne. Qu’on examine bien cette these, je suis seur qu’on me l’accordera. J’ai dit aussi qu’une societé d’athées pourroit subsister sous la protection des loix humaines qui puniroient severement les injures qu’un particulier voudroit faire à son prochain et sous la faveur des idées de loüange, de blame, de mepris, d’honneur, d’infamie qui regneroient dans cette societé ; je suis seur que si l’on y songe bien on m’accordera que ma conjecture est vrai-semblable. Mais dit-on, il n’y a que la crainte des peines infernales qui serve de frein à la mechanceté des hommes et Dieu a menagé ce frein parmi les hommes afin de maintenir les societez. J’avouë que c’est un moien tres propre et tres sage pour les maintenir [3], mais ce n’est pas l’unique maniere dont la providence de / de Dieu se puisse servir pour maintenir les societez[ ;] par les ressorts incomprehensibles de la sagesse il pourroit faire qu’une nation fut sensible à la louange, et au mepris, et qu’elle attachat les idées de l’honneur humain, à la bonne foi, à la loiauté, à la modestie, à la chasteté quant aux femmes, et les idées de l’infamie aux vices opposez. Ces loix ou cet usage de loüanges, et de blame etant une fois passé en coutume, seroit un frein merveilleux, car quelle peine ne prend-on pas pour eviter l’infamie humaine encore qu’on sache qu’elle ne deplait point à Dieu, comme est le sup[p]ort d’un affront ? Quelle peine ne prend-on pas pour se faire loüer des hommes, quoi qu’on sache que Dieu desap[p]rouve ces loüanges, par exemple celles qui sont fondées sur des conquetes injustes ?

Sur la conscience errante, je suis tout pret Monsieur à montrer par mes ecrits que je n’ai jamais enseigné sinon que l’on doit toujours suivre le dictamen de sa conscience lors meme qu’elle se trompe, mais que si l’on se trompe par sa faute [4], on ne laisse pas de pecher en suivant le dictamen de sa conscience. Je croi que c’est l’opinion commune de tous les theologiens. Je crois avec eux qu’il n’y a que l’ignorance invincible qui disculpe.

Je vous demande / tres humblement pardon de cette longue deduction* et suis avec toute sorte de respect Monsieur votre tres humble et tres obeissant serviteur
Bayle

A Rotterdam le 24 de juin 1694

Notes :

[1Bayle répond à la lettre d’ Etienne Morin du 8 juin 1694 (Lettre 986), où celui-ci méconnaît la doctrine de Bayle.

[2Formule fort diplomatique par laquelle Bayle se met « d’accord avec tout le monde », puisqu’il n’y aucune raison, selon la doctrine proposée dans les PDC, que les athées n’aient pas de « remors de conscience » – si on entend par ce terme la conscience morale – et que, de plus, selon cette même doctrine, les athées ne sont pas plus exposés que les chrétiens à être déterminés par leurs passions à commettre des crimes : tous les hommes se conduisent selon leur « tempérament » – c’est-à-dire selon leurs passions plus ou moins sociables – et c’est précisément ce constat qui incite Bayle à préconiser la tolérance des athées et à évoquer la possibilité d’une société d’athées. Tout en évitant de heurter les convictions de Morin, Bayle évoque, dans la suite de la présente lettre, les thèses des PDC qui vont à l’encontre de la doctrine contenue dans sa lettre du 8 juin 1694 (Lettre 986).

[3C’est précisément ce lieu commun de la morale que Bayle s’est attaché à combattre dans les PDC, en insistant sur le rôle des passions dans une « société de l’amour-propre » conçue sur le modèle de celle que Pierre Nicole avait évoquée dans son essai « De la charité et de l’amour-propre », Essais de morale, vol. III (Paris 1675, 12°). Certes Bayle explique parfaitement sa propre doctrine dans la suite de la présente lettre, mais on constate qu’il évite de rendre explicites les points sur lesquels cette doctrine heurte celle de Morin – et que celui-ci n’en a pas saisi la portée.

[4Dans sa lettre du 8 juin, Morin avait méconnu la doctrine de Bayle, rejetant le critère moral de la conscience errante, alors que, dans la présente lettre, Bayle se contente de rendre explicite la condition nécessaire de l’innocence de la conscience errante : l’invincibilité de l’erreur.

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