Lettre 991 : Claude Nicaise à Pierre Bayle

Dijon le 26 jüin 1694

Je croy Monsieur que vous aurés veu l’apologie de Mons r Arnaud et du P[ère] Bouhours faicte contre Mons r Toinard ; elle est d’un P[ère] jésuite nommé Riviere[,] d’Orléans [1], comme nous l’apprend le P[ère] Lamy dans la réponse qu’il a faicte à cette apologie pour ce qui l’y regarde touchant son Traicté de la pasque [2]. Mais comme tout le monde le croit avec raison[,] le P[ère] Bouhours y a la plus grande part ; et il y a joüé Mons r Arnaud et son bon amy le P[ère] Quesnel autant et plus que Mons r Toinard. Ce dernier est fort mortifié du mauvais succez de son livre, qu’il a eu envie de sup[p]rimer depuis cette reponse piquante qu’on y a faicte[ ;] c’est Mons r Bourdelot [3][,] maintenant médecin du Roy[,] l’un de mes meilleurs amis qui me le mande*. Vous serés bien ayse Monsieur d’apprendre ce qu’il m’escript en cette lettre sur vostre chapitre. Je luy avois parlé du Suisse de Neufchatel ou du nouvel autheur des Depesches du Parnasse [4] ; et je luy en promettois les 3 1 res Depesches ; cet autheur vient de reprendre son dessein ; mais toujours sens [ sic] politesse et sens discernement. Voicy comme Mons r Bourdelot m’écript :

« J’attens avec impatience les 3 1 eres Depesches du Parnasse que vous me promettés. Il seroit à souhaitter[,] comme vous dites[,] que ce dessein fust executé par un homme de la politesse et du discernement de Mons r Bayle. J’ay lu depuis peu le Project d’un diction[n]aire critique / imprimé à Rotterdam, 8° 1694, qu’on luy attribue[,] c’est une entreprise immense, et qui rendroit inutile presque tous les autres livres. Qui auroit un bon diction[n]aire critique et la Bible, il ne faudroit point d’autres livres que quelques poétes par cy par là. Un homme seul[,] quelque vaste érudition qu’il ayt[,] n’y scauroi[t] suffire ; il faudroit que tous les gens de lettres de l’Europe y entrassent pour quelque chose ; j’i contribuerois de ma part tant bien que mal, je pourrois du moins fournir quelques memoires qu’un habile ouvrier comme Mons r Bayle polirait et mettrait en œuvre ; voicy par exemple un endroict sur lequel je puis luy donner les eclaircissem[en]ts qu’il asseure avoir demandé inutilement en Angleterre et en France ; c’est l’article d’ Anne, Marguerite et Jeanne Seymour  [5], trois sœurs illustres en Angleterre dans le siecle passé ; j’ay entre les mains le petit livre dont est question intitulé Annæ, Margaritæ, Janæ sororum virginum Anglarum in mortem divæ Margaritæ Valesiæ Hecatodistichon, accessit Petri Mirarii ad easdem virgines Epistola, una cum doctorum aliquot virorum carminibus, Parisiis 1550, 8°. Ce sont tous distiques servant d’epitaphes pour la reyne de Navarre sœur de François premier, morte en 1549. Si Mons r Baÿle a encore la mesme envie de le voir, il n’a qu’à dire. Je luy feray passer sens prétendre grands remerciem[en]ts de cette minutie » etc.

Voicy ce qu’il me dict du nouveau Dict[ionnair]e de Richelet on plutost de la nouvelle edition de ce livre [6] : /

« Je vous prie de faire mes excuses à Mr Collet [7] si je ne luy ay point faict de reponse sur le Dict[ionnair]e de Richelet que j’ay recu ; je n’ay achevé de l’examiner que depuis deux jours, j’y ay trouvé la plus grande partie des traicts satyriques contre quelqu’uns de Mess rs de l’Académie et autres gens fort connus et qui seront toujours un obstacle invincible pour la permission qu’on demande, outre que le livre est fort mal imprimé. J’en parleray pourtant à Mons r le chancelier, mais je n’en espere aucune reponse favorable » etc.

J’ay peû de choses à vous dire Mons r touchant les livres nouveaux[.] Je croy que nostre amy Mons r de Larroque vous faict scavoir toutes choses[.] On me mande qu’il va paroistre un livre nouveau d’un de nos amys qui est l’ abbé de Bos[,] l’un des dix auteurs du Menagiana [8][,] scavoir une Hist[oir]e des quatre Gordiens prouvée et illustrée par les médailles [9], à laquelle Mons r Galland nostre amy pareillem[en]t repondra indubitablement pour soutenir l’opinion commune des trois Gordiens seullement [10]. On voudrai[t] bien avoir à Paris un privilege pour imprimer un Scaligerana beaucoup plus ample que les dernieres editions [11] ; mais il sera difficile de l’obtenir pour les raisons que vous pouvés bien vous imaginer. Mr Galland dont je viens de vous parler a faict imprimer un livre des Bons mots des Orientaux [12], qu’il ne m’a point ancor envoyé et que je n’ay point veu. Le P[ère] Lebrun de l’Oratoire en va ancor donner un second touch[an]t la baguette dans les principes du P[ère] Malebranche [13], qu’on croit y avoir mis la main ; quoy que la matiere semble usée[,] on espere pourtant que ce livre sera bien recû.

J’escripts à Mons r Cuper [14] qui vous rendra celle cy. Je me plains à luy de nostre amy Mons r Toinard aussi bien qu’à Monsieur Grævius, et je les prie de ne plus adresser leurs lettres par cette voye [15] ; portés vous bien Mons r et aymés moy toujours. Tout à vous
Nicaise

J’attends avec beaucoup d’impatience vostre Diction[n]aire et le Junius De pictura veterum [16].

 

Pour / Monsieur Baÿle / Roterdam •

Notes :

[1Sur cet ouvrage du Père jésuite Rivière, qui répondait à Thoynard, voir Lettre 980, n.3.

[3Il s’agit de Pierre Bonnet Bourdelot (1638-1708), le neveu de l’abbé Pierre-Michon Bourdelot, autrefois médecin de Condé : sur celui-ci (décédé en 1685), voir Lettre 11, n.39. Son neveu était le médecin ordinaire de Louis XIV et premier médecin de la duchesse de Bourgogne, et avait hérité de la bibliothèque de son oncle.

[4Sur ce périodique lancé par Vincent Minutoli, voir Lettre 950, n.18.

[5Bayle, Projet d’un dictionnaire critique, art. «  Seymour (Anne, Marguerite et Jeanne). Trois sœurs illustres par leur science en Angleterre dans le XVI e siécle ». Voir aussi Lettres 838, n.2, 862, n.6, et 864, n.2.

[7Nous n’avons su identifier avec certitude ce M. Collet, qui n’est pas signalé par J.-D. Mellot et E. Queval dans leur Répertoire des libraires imprimeurs (vers 1500-vers 1810) (Paris 2004). Il se peut qu’il s’agisse du Dijonnais Philibert Collet, avec qui Bayle était en relation, mais aucune lettre de leurs échanges ne nous est parvenue.

[8Les collaborateurs qui avaient contribué au recueil des Menagiana sont nommés au début de la première édition, qui venait de paraître chez les frères Delaulne au mois de mai (Paris 1693, 12°) : voir Lettres 906, n.5, et 980, n.10. Il est précisé dans la publication que la préface est de Pierre Petit, mais Antoine Galland déclare dans sa correspondance qu’il en est l’auteur. Galland avait constitué à lui seul plus de la moitié du recueil, et sa correspondance fournit beaucoup de détails intéressants à ce sujet : à la date du 6 février 1693, il déclare qu’il attend des contributions de M. Fromont (non identifié), de Bernard de La Monnoye, de l’ abbé Goulei (ou Goulé, Goulley), de Jean-Baptiste Lantin et de Philippe de La Mare (fils de Philibert). Voir M. Abdel-Halim, Antoine Galland, sa vie, son œuvre (Paris 1964), p.398-409, et son édition critique de la Correspondance d’Antoine Galland (thèse complémentaire dactylographiée, Université de Paris, 1964), lettre 66 (à Nicaise), p.176-181.

[9Jean-Baptiste Dubos, Histoire des quatre Gordiens, prouvée et illustrée par les médailles (Paris 1695, 12°), ouvrage recensé dans le JS du 23 janvier 1696, et dans l’ HOS de Basnage de Beauval, juillet 1696, art. V. Voir aussi A. Lombard, L’Abbé Du Bos : un initiateur de la pensée moderne (1670-1742) (Paris 1913 ; Genève 1969), p.21-40.

[10Antoine Galland répondit, en effet, par une Lettre touchant l’« Histoire des quatre Gordiens » (Paris 1696, 12°), recensée dans le JS du 5 mars 1696. Gijsbert Kuiper (Cuper) n’allait pas tarder à entrer dans cette querelle : voir M. Abdel-Halim, Antoine Galland, sa vie, son œuvre (Paris 1964), p.360-369, et Correspondance d’Antoine Galland, éd. M. Abdel-Halim (Paris 1964), lettre 100, p.253-254 et lettre 119, p.286.

[11Les Scaligeriana, sive excerpta ex ore Josephi Scaligeri per F[ratres] P[uteanos] (Genevæ [Salmurii] 1666, 8°) avaient été édités initialement par Isaac Vossius. Une nouvelle édition parut quelques années plus tard avec une préface de Tanneguy Le Fèvre : Prima Scaligeriana, nusquam antehac edita [per F. Vertunianum] (Groningue [Salmurii] 1669, 12°). Malgré les difficultés évoquées par Nicaise – les témoignages venant à manquer sur cet érudit mort en 1609 – il existe, selon le témoignage de Johann Christophe Wolf dans sa préface aux Casauboniana (Hamburgi 1710, 8°), ch. 8, une édition parisienne de 1694 : Scaligeriana ou pensées agréables de Scaliger (Paris 1694, 12°). Une nouvelle édition devait paraître dès l’année suivante : « Scaligerana », ou bons mots, rencontres agréables et remarques judicieuses et sçavantes de J. Scaliger ; avec des notes de M. Le Fèvre et de M. de Colomiès (Cologne 1695, 12°). Voir J. Delatour, « Pour une édition critique des Scaligerana  », Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, 156 (1998), p.407-450, et F. Wild, Naissance du genre des ana, p. 64 et 120-121.

[13L’oratorien Pierre Le Brun (1661-1729) avait publié des Lettres qui découvrent l’illusion des philosophes sur la baguette et qui détruisent leurs mystères (Paris 1693, 12°) ; il devait publier quelques années plus tard une Histoire critique des pratiques superstitieuses qui ont séduit les peuples et embarrassé les sçavans (Rouen 1702, 12°). Par les « principes du Père Malebranche », Nicaise entend apparemment que le fonctionnement de la baguette qui sert à chercher une source d’eau peut s’expliquer par les lois mécaniques de la physique – par les lois générales qui suffisent à Dieu pour gouverner l’univers. Voir l’échange entre le Père Le Brun et Malebranche dans Malebranche, Œuvres complètes, éd. Robinet, xviii.500-519 (mi-1689) et la prise de position sans ambiguïté de Malebranche : « Il est visible que les causes matérielles n’ayant ni intelligence, ni liberté, elles agissent toujours de même manière dans les mêmes circonstances des corps, ou dans les mêmes dispositions de la matière qui les environne ; et que dans les causes purement matérielles, il n’y a point d’autres circonstances qui déterminent leurs actions que des circonstances matérielles ; cela est certain par l’expérience, et même par la raison, lorsqu’on reconnaît que les corps n’ont ni intelligence ni liberté, et qu’ils ne sont mûs que lorsqu’ils sont poussez, et qu’ils ne peuvent être poussez sans être choquez et pressez par ceux qui les environnent. » Voir aussi le résumé de cet échange dans la lettre de Malebranche à Pierre Berrand, le 6 novembre 1692, ibid., xix.585-586, et Lettre 946, n.7.

[14Gijsbert Kuiper (ou Cuper), le correspondant de Bayle. Sont évoqués dans cette lettre plusieurs membres du réseau de Bayle qui sont également en correspondance avec Nicaise : Bourdelot, Larroque, Dubos, Kuiper, Grævius. On voit que les réseaux se recouvrent et se dédoublent, ce qui permet aux nouvelles de circuler avec une grande rapidité.

[15Sur les reproches faits par Nicaise à Nicolas Thoynard, qu’il accusait d’avoir enfreint les règles de bonne conduite des réseaux de correspondance, voir Lettre 980.

[16Sur cet ouvrage de Franciscus Junius (ou François Du Jon) le fils, De pictura veterum (Roterodami 1694, folio), voir Lettre 880, n.6.

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