Cambridge, le 22 mai 1708 [1]

A Pierre des Maizeaux salutations distinguées,

J’ai fini par recevoir par l’intermédiaire du libraire de Cambridge la Vie de Bayle [2], que même après sa mort, contre toutes les lois de la nature et des hommes, certains théologiens déchirent en paroles. « Est-il tant de colères dans les âmes des dieux [3] ? »

C’est pourquoi je souhaitais assez souvent que quelque vengeur se lève de ses cendres françaises, pour montrer à la terre, calmement et sans excès de zèle, que ce philosophe avait réuni les Chevræana après la mort de l’auteur sous le titre de Babylas pour la dernière édition [4], avec une telle fidélité et une telle honnêteté antique, que par sa réputation même, il avait dépassé plusieurs théologiens dans le royaume de Dieu. C’est pour cette raison que j’ai reçu avec un immense plaisir le récit anglais que vous m’avez envoyé au sujet de ce grand homme.

Or, quoi qu’il en soit, cet auteur [5] rapporte qu’en 1700, la princesse Sophie de Hanovre accompagnée d’une de ses filles et de son mari l’électeur de Brandebourg était venue d’Allemagne en Hollande et, qu’arrivée à Rotterdam, elle avait voulu rendre une visite de nuit à Bayle qui, à cause de cela, dit-on, en était pratiquement venu à dormir debout [6].

En vérité, il souffrait d’une céphalgie [7] qui, vu les circonstances, n’était pas appropriée pour accueillir des femmes d’un tel rang.

Je crois que Bayle ne savait pas se comporter en habile courtisan ; je l’ai connu pourtant un homme attentionné, parce qu’invité de nuit une autre fois, il harangua sans difficulté ses hôtes, qu’il réjouit par ses propos philosophiques.

Une autre fois, au contraire, il rentrait assez tardivement chez lui par un étroit chemin, méditant je ne sais quoi, selon son habitude de solitaire, lorsqu’il glissa (ce qui arrive souvent aux habitants de ce pays) et tomba dans un fossé rempli d’eau : il attendit tranquillement d’avoir fini sa méditation.

Cependant quelqu’un fit demi-tour, le saisit par la main et le ramena à « être prêt pour les deux », afin que, d’aventure, ses adversaires ne puissent dire :

Ces événements ne surviennent pas

sans que les dieux le veuillent [8].

On peut facilement déduire de cela que, s’il n’avait pas été affecté par sa maladie, il aurait vu à cette époque des princesses d’un tel rang. À ce propos, il me vient à l’esprit que Bayle avait dit quelquefois que ni le commerce des Lettres, ni les conversations avec les étrangers ne lui avait pris plus de temps que cette maladie des plus pernicieuses [9].

Ensuite, parmi les intimes avec qui il correspondait, Thomas Crenius de Leyde [10], connu du monde savant pour ses Animadversiones philologicæ et historicæ et pour toutes ses autres dissertations critiques, peut occuper la [première] place.

En outre, je croirais volontiers qu’il a fait un abrégé non seulement de ses propres ouvrages, mais encore, assez souvent, des œuvres d’autres auteurs, et que par ses éphémérides des hommes érudits [11] il se mit au service d’un libraire ou d’un éditeur [12] et que pour toutes ces tâches, en effet, un seul homme suffit à peine.

De la même manière, sous le couvert de l’anonymat, il communiqua avec ceux dont il partageait les opinions politiques et il mit sous presse toutes les autres choses de ce genre en ces mois singuliers [13].

Il avait l’habitude de se promener les après-midis. Et, quels que soient les livres qu’il avait vus chez des bouquinistes, il les lisait sur les places publiques, pas autrement que s’il se fût trouvé à Athènes, où la coutume voulait que les premiers des philosophes…

 

A Monsieur / Monsieur Des Maizeaux / à laisser chez Mr Prevost  [14]/ vers Southampton Street end / Strand

Notes :

[1] Nous supposons que Paul Crell, qui avait séjourné longuement aux Provinces-Unies, écrit la date en style grégorien, mais il est possible qu’étant en Angleterre, il adopte ici le « vieux style » julien et que sa lettre date, en nouveau style, du 2 juin 1708.

[2] Une foule de libraires étaient en activité à Cambridge à cette date : il est impossible d’identifier celui qui a communiqué à Paul Crell un exemplaire de la version anglaise de la Vie de Mr Bayle par Des Maizeaux. Voir l’ouvrage très riche de D. McKitterick, A History of the Cambridge University Press, vol. I : Printing and the book-trade in Cambridge, 1534-1698 (Cambridge 1992).

[3] Virgile, Enéide, I, V. 11.

[4] Chevræana (Paris, Jean Boudot 1692, 12° ; Paris, Florentin et Pierre Delaulne 1697-1700, 12°, 2 vol.). La comparaison de Bayle avec Babylas d’Antioche est sans doute flatteuse, mais il ne semble pas que Bayle ait joué un rôle dans la publication des Chevræana : voir F. Wild, Naissance du genre des ana (1574-1712) (Paris 2001), ch. 6, p.346-374. Crell confond sans doute cette publication avec celle des Naudæana et Patiniana par Bayle (Amsterdam, François van der Plaats 1703, 12°) : voir Lettres 1527, n.16, 1539, n.19, et 1554, n.19.

[5] Puisqu’il relève une erreur dans The Life of Mr Bayle, Paul Crell feint par politesse de ne pas savoir que l’auteur en est Des Maizeaux lui-même.

[6] Résumé très approximatif du récit très lourd et maladroit de Des Maizeaux dans la version anglaise, The Life of Mr Bayle : « In October of the following year, the princess Sophia of Hanover, and the late queen of Prussia, then electress of Brandenburg, made a small tour in Holland Flanders. You, my Lord, can’t be a stranger that these illustrious princesses are no less distinguished by the talents of the mind, than by their elevation and high rank. Their penetration and insight into the most profound and abstracted sciences, has always entertain’d the wonder of those who have had the happiness to approach ’em. Nor did they disdain sometimes to discourse with persons of wit and learning. When their Highnesses came to Rot[t]erdam, they let Mr Bayle, whose writings they had been well acquainted with, know that they shou’d be glad to see him ; but it being somewhat late at night, he excus’d himself. Some days after Mr Basnage hap[pe]ning to go to the Hague, where the princesses were, the count de Dohna, who knew they had an esteem for Mr Bayle, desir’d he wou’d bring him thither. He brought him soon after, and the count presented him to their Highnesses, who receiv’d him in a very obliging manner, and did him the honour to discourse with him on matters of great importance. Mr Basnage was receiv’d no less kindly ; and their Highnesses desir’d the count of Dohna to take ’em into his care and woul’d have ’em go with ’em to Delft : but Mr Bayle, not cut out for making his court to the great, found means of getting off this journey, and took his leave at the Hague. » En 1730, Des Maizeaux devait fournir un récit un peu plus détaillé et plus fluide dans la version française de sa Vie de Mr Bayle : voir DHC, i.LXXXII-LXXXIII.

[7] Une céphalée : mal de tête ou migraine.

[8] Virgile, Enéide, II, v. 777-778.

[9] Sur les migraines dont Bayle souffrait depuis l’époque de sa rédaction des NRL, voir Lettres 710, 1089, 1093.

[10] Paul Crell appréciait particulièrement Crenius et c’est sans doute pour cette raison qu’il accorde à celui-ci un statut éminent parmi les correspondants de Bayle. Sur le véritable sentiment de Bayle à l’égard de Crenius, voir Lettre 1676, n.9.

[11] Crell désigne ainsi le DHC.

[12] Crell désigne Reinier Leers : on constate qu’il ne connaît que très approximativement l’histoire de Bayle et du DHC, qui aurait pu lui être familière par son frère Samuel, typographe chez Leers à l’époque de la publication du DHC : voir Lettre 1465, n.1.

[13] Allusion sans doute aux propositions fantasques de Goudet pour la paix en Europe, recopiées par Bayle à la demande de Minutoli et devenues, par l’animosité de Jurieu, la Cabale chimérique : voir Lettre 808, n.53. Il est possible que Crell désigne également sous cette formule obscure, la Réponse d’un nouveau converti et l’ Avis aux réfugiés : voir Lettre 728, n.8-9.

[14] Il s’agit sans doute de Daniel Preverau, employé au secrétariat d’Etat des Affaires du Nord à Whitehall : voir Lettre 1770, n.7, 1771, n.12, et 1788, n.8.

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