Lettre 1789 : Mathieu Marais à Pierre Des Maizeaux

A Paris, ce 1 er juin 1730

Il y a longtemps, Monsieur, que M. Zollmann [1] m’a remis le manuscrit et je n’en suis plus en peine. Je ne vous parle plus aussy des trois volumes des Œuvres diverses, la chose étant impossible, et je me tiendray au 4 e [2]. M. Zollmann m’a aussy remis l’exemplaire de la Vie de Mr Bayle [3] avec votre lettre du 12 may dont je vous remercie, mais je ne puis m’empescher d’accompagner ces remerci[e]ments de reproches tres vifs de ce qu’au nombre de personnes avec qui Mr Bayle a eu commerce et que vous nommez, page CVI[,] vous ne m’avez point nommé, et vous m’avez enveloppé dans etc. offensant [4], moy dont vous savez par vous mesme • et par les lettres que vous avez fait imprimer, l’étroite liaison que j’ay eue pendant plusieurs années avec luy, moy qui vous ay fourni tant de pieces, le Calendarium Carlananum que le public n’auroit pas sans moy et les lettres de la reine de Suede à cet auteur, qui est un des plus beaux endroits de votre Vie, moy dont Mr Bayle a parlé dans tant d’endroits de son Diction[n]aire ; moy qui viens actuellement de vous fournir un m[anu]s[crit] considerable [5] et qui suis en liaison avec vous sur cela depuis plus d’un an. Je vous avoue, Monsieur, que je suis tres etonné de ce procedé, quoy que d’ailleurs je n’aye pas besoin de cette note, mais il y a une sorte de / ridicule qui retombera sur qui le merite de m’avoir oublié en cette occasion [6]. On ne sait si c’est affectation, malignité, distraction, et deja plusieurs de mes amis m’ont paru surpris de cet oubli qui ne peut avoir aucune bonne excuse et qui est devenu irreparable. Ce qu’il y a de singulier[,] c’est que l’auteur de la Vie (de Geneve) que je ne connois point n’en a pas usé ainsy, et il m’a mis au nombre de ceux qui ont aidé M. Bayle dans son Diction[n]aire. L’ abbé du Revest en a fait autant [7] ; le Journal littéraire que je vous ai cité a fait de mesme [8], et vous, Monsieur, dans les circonstances où je suis avec M. Bayle et avec vous, vous me mettez dans un etc. Vous ne pouvez vous justifier en disant que vous avez parlé de moi dans le corps de la Vie, car il n’y en a pas un mot, hors quelque petite citation d’une lettre en marge [9] ; et à l’egard de ce qui est dit dans la lettre à Mr de La Motte [10], cela marque bien ce que je vous ay fourni ; encor[e] ne parlez-vous pas du Calendrier, ni des lettres de la reine de Suede ; mais on n’y voit rien de mon commerce avec Mr Bayle. Vous pouvez croire que je n’ai point envie d’avoir le second exemplaire pour mon ami, Mr le président Bouhier [11], qui auroit tres mauvaise opinion de vous de voir cet oubli injurieux, et qui n’en estimeroit que moins votre ouvrage. Je me plaignis autrefois d’un article de « Nully », qui fut relegué à la fin du 4 e tome [12], mais cette plainte-cy est bien plus sensible puisqu’elle m’est si personnelle, et qu’elle tombe / sur [un] point qu’on ne sauroit jamais corriger. N’attendez point[,] Monsieur[,] des corrections sur votre ouvrage, ny de mon ami, ni de moy. S’il y en avoit à faire[,] elles seroient bien déplacées dans des journaux qu’on ne lit point en France. Je n’ai point l’honneur de connoitre Monsieur Préverau  [13], mais je m’en rap[p]orte à lui de donner le nom à la sorte d’injure que vous me faites. Il est vray qu’il n’y a qu’à ouvrir le Diction[n]aire en cent endroits pour la faire tomber, mais vous n’en avez pas moins tort à mon egard, et je croy que vous pensez bien que je me repens d’avoir à présent donné mon m[anu]s[crit] bien loin de penser à en communiquer d’autres. Vous revenez toujours à demander une chose que je vous ai dit être impossible [14], et vous oubliez ce que vous avez devant vos yeux et sous votre main, et j’ose dire ce que vous devriez avoir dans le cœur.

A l’égard de l’ Avis aux refugiez, je suis assez content de ce que vous dites [15], sinon 1° que l’ecriture d’un m[anu]s[crit] n’est pas une preuve qu’on en soit autheur, car on peut ecrire ce que l’on n’a pas fait. 2° Je vous avois envoyé l’extrait d’une lettre de Mr Basnage à moy que vous auriez pu employer, et vous n’en avez rien fait.

J’étois fort ami de Mr de Boulainvilliers[,] il m’a montré son Mahomet de son vivant [16]. Bien hardi celuy qui aura continué un tel ouvrage. Si j’en puis avoir un en le payant, j’en seray bien aise. J’ay connu tous les grands hommes et les connois encore aujourd’huy, et ils ne me mettroient pas dans un etc.

Je demeure toujours[,] Monsieur[,] votre tres humble et tres obeissant serviteur Marais /

 

Je n’ai qu’une seule estampe de Mr Bayle qui est la mienne [17]. Je suis faché de ne pouvoir faire ce plaisir à Monsieur Préverau.

Le nom et [la] qualité de Mr Francastel est bien [18]. Il n’y a rien à changer. Le collège Mazarin et celui des 4 Nations est le mesme. Il est sous-bibliothecaire.

J’ay remarqué ce qui est dit du portrait [19]. Cela est bien et je n’ay rien à dire sur cette remarque.

 

A Monsieur / Monsieur Desmaizeaux / A Londres

Notes :

[1] Philip Henry Zollmann (?-1748), fils de Johann Ludwig Zollmann, conseiller ( geheimer Rat) du duc de Saxe-Zeitz, Moritz Wilhelm, à Jena, arriva en Angeleterre en 1714 en tant que précepteur de la famille de Hans Caspar von Bothmar, ambassadeur, puis ministre des Affaires hanovriennes à Londres, et joua un rôle d’intermédiaire dans la controverse entre Newton et Leibniz. Il fut alors nommé secrétaire de Lord Townshend, le secrétaire d’Etat pour les Affaires du Nord entre 1714 et 1716. Zollmann était le protégé du diplomate Stephen Poyntz et se lia avec certains membres de la Royal Society – tels que John Jurin, William Sherard – ainsi qu’avec le secrétaire général Hans Sloane, dont il devint l’un des informateurs et correspondants les plus réguliers. Parlant couramment le latin, le français, le néerlandais, l’italien et l’espagnol, il entreprit au cours des années 1720 de traduire en anglais l’ Histoire du Japon, restée manuscrite, de Johann Hermann Kaempfer – projet qu’il dut abandonner en 1724, lorsqu’il fut nommé secrétaire de Stephen Poyntz, devenu ambassadeur britannique à Stockholm, mais qui lui valut le titre de foreign secretary of the Royal Society en 1723 et de fellow en 1727. Zollmann fut en relation épistolaire avec Des Maizeaux à partir de 1716 : voir J. Almagor, Pierre Des Maizeaux, s.v. ; D. Massarella, « Philip Henry Zollman, the Royal Society’s First Assistant Secretary for Foreign Correspondence », Notes and Records of the Royal Society of London, 46 (1992), p. 219-234, et, du même, « The history of the History : the purchase and publication of Kaempfer’s History of Japan  », in B.M. Bodart-Bailey et D. Massarella (dir.), The Furthest Goal. Englebert Kaempfer’s encounter with Tokugawa Japan (London 1995), p.96-131.

[2] Marais abandonne sa demande des trois premiers volumes des OD, qui venaient de paraître à La Haye et à Rotterdam et se contentera du quatrième volume à paraître, contenant la correspondance et le Discours historique sur la vie de Gustave Adolphe, roi de Suède, texte qu’il avait lui-même fourni aux imprimeurs.

[3] La Vie de Mr Bayle par Des Maizeaux avait paru dans le premier volume de son édition du DHC (Amsterdam 1730, folio, 4 vol.) et devait paraître de nouveau dans une édition distincte (La Haye 1732, 12°, 2 vol.) : il avait envoyé à Marais un « tiré-à-part » de son texte fourni par les imprimeurs du DHC : voir Marais à Bouhier, éd. H. Duranton, lettre 353 du 16 mai 1730 : « La nouvelle édition du Dictionnaire de Bayle paraît avec la Vie faite par Desmaizeaux. Il m’a promis des exemplaires de cette Vie séparés. » Voir aussi son commentaire, ibid., lettre 359 du 4 juin 1730 : « M. Desmaizeaux m’a envoyé un exemplaire de la Vie de Bayle et m’en promet un second pour vous. Quand vous ne l’auriez pas, ce ne serait pas grande perte. C’est un long, ennuyeux et froid discours, qu’il a allongé par une plate analyse de plusieurs ouvrages. »

[4] L’indignation de Marais est à comparer avec l’humilité avec laquelle il avait mentionné la longue notice le concernant dans la Table des matières des Lettres choisies éditées par Prosper Marchand : voir Lettre 1780, n.9. Il est vrai que Des Maizeaux propose une liste assez longue de « personnes distinguées » qui étaient en relation avec Bayle, tout en oubliant Marais ; l’erreur est rectifiée dans l’édition du DHC de 1740, p.CIX.

[5] Le Discours historique sur la vie de Gustave Adolphe, roi de Suède : voir ci-dessus, n.2.

[6] En somme, Marais reproche à Des Maizeaux de se rendre lui-même ridicule en oubliant de citer Marais parmi les correspondants de Bayle.

[7] Marais se méprend sur les deux publications de l’ Histoire de M. Bayle et de ses ouvrages par l’abbé Du Revest dans l’édition genevoise du DHC (Rotterdam [Genève] 1715, folio, 3 vol.) et dans une édition distincte (Genève, Fabri et Barrillot 1715, 12°) : voir Lettre 1781, n.2 : il s’agissait du même texte.

[8] Journal littéraire, 1716, art. IX : « Lettre aux auteurs de ce journal, avec une nouvelle pièce sur l’édition du Diction[n]aire de M. Bayle qu’on fait à Rotterdam », datée du 1 er juillet 1716, de la part de Prosper Marchand, qui corrige l’attribution de la première version de l’ Histoire de M. Bayle et de ses ouvrages, due à l’ abbé du Revest (et non pas à Bernard de La Monnoye), et qui est suivie par une « Déclaration authentique touchant les manuscrits laissés par feu M. Bayle, pour le Sup[p]lément de son Diction[n]aire historique et critique », où est relevée la contribution de l’article « Nully » par « M. Marais, avocat au Parlement de Paris ».

[9] Dans l’édition de 1740 du DHC, une citation d’une lettre de Marais se trouve à la p.LXXXVII, note marginale 4 : référence à la lettre à Des Maizeaux du 9 novembre 1703 (Lettre 1611) et à celle adressée à Marais du 4 août 1704 (Lettre 1633). Une autre allusion se trouve à la p.CX, note marginale 5, à propos du Supplément du DHC : renvoi à la lettre de Bayle à Minutoli du 2 janvier 1702 (Lettre 1539) et à Marais du 6 mars 1702 (Lettre 1554) : cette dernière référence pouvait paraître d’autant plus désinvolte à l’égard de Marais qu’il s’agit à cet endroit de la Vie de Mr Bayle des manuscrits trouvés parmi les papiers de Bayle, dont le Discours historique sur la vie de Gustave Adolphe, roi de Suède, que Marais avait fourni pour l’édition des OD, et la Harangue de Mr de Luxembourg à ses juges, et une lettre au sujet de cette harangue, texte que Marais détenait et qu’il refusait de laisser publier.

[10] Des Maizeaux était en relation épistolaire constante avec Charles Pacius de La Motte depuis 1700 : il s’agit ici de la lettre de Des Maizeaux à La Motte du 13 décembre 1729, publiée dans l’édition de 1730 du DHC, tome I, non paginé (après l’« Avertissement sur cette quatriéme édition ») : voir Lettre 1787.

[11] Jean Bouhier (1673-1746), premier président à mortier au parlement de Bourgogne depuis 1704, animait un important « réseau dijonnais », dont faisaient partie Bernard de La Monnoye, l’abbé Claude Nicaise, Casimir Oudin, Mathieu Marais, Philibert Papillon, l’ abbé d’Olivet, l’abbé Claude-Pierre Goujet, l’abbé Jean-Baptiste Bonardy, Denis-François Secousse, Joseph de Seytres, marquis de Caumont, et Jean-Baptiste Du Trousset de Valincour ; sa correspondance a été éditée par H. Duranton (Saint-Etienne 1975-1988, 14 vol.). Sur ce cercle, voir G. Peignot, Nouvelles recherches littéraires, chronologiques et philologiques sur la vie et les ouvrages de Bernard de La Monnoye (Dijon 1832) ; E. Deberre, La Vie littéraire à Dijon au XVIII e siècle, d’après des documents nouveaux (Paris 1902) ; sur la génération précédente, voir A. de Vallouit, Les « Mémoires » inédits de Philibert de La Mare, parlementaire dijonnais, curieux érudit et témoin du Grand Siècle. Etude littéraire d’après la transcription intégrale du manuscrit autographe conservé à la Bibliothèque municipale de Dijon (thèse, Université de Provence, 2007).

[12] Marais avait déjà évoqué, en effet, son article sur Etienne de Nully dans sa critique de l’ Histoire de M. Bayle et de ses ouvrages : voir Lettre 1781, appendice, n.25.

[13] Sur Daniel Preverau, employé au secrétariat d’Etat des Affaires du Nord à Whitehall, voir Lettres 1770, n.7, 1771, n.12, et 1788, n.8.

[14] Marais avait mentionné des textes liés à la publication des Nouvelles lettres critiques, détenus par un homme qui « ne s’en déssaissira pas » (Lettre 1780, n.16), et la Harangue de Mr de Luxembourg à ses juges, et une lettre au sujet de cette harangue, dont il détenait lui-même le texte mais qu’il refusait de laisser publier à cause de l’aigreur satirique à l’égard des autorités françaises (Lettre 1773, n.14).

[15] Des Maizeaux avait poussé son enquête assez loin sur l’ Avis aux réfugiés et avait sans doute conclu secrètement que Bayle en était l’auteur, mais il laisse planer l’incertitude sur l’attribution dans sa Vie de Mr Bayle, p.XLIX-LXIX : voir Bayle, Avis aux réfugiés, éd. G. Mori (Paris 2007), p.18.

[16] Henri de Boulainviller (ou Boulainvilliers) (1658-1722), La Vie de Mahomed ; avec des réflexions sur la religion mahometane, et les coutumes des musulmans (A Londres et se trouvé à Amsterdam, chez Pierre Humbert 1730, 8° ; Amsterdam, Francois Changuion, 1731, 8°). La correspondance de Marais avec le président Bouhier comporte un témoignage intéressant sur cet ouvrage. Bouhier avait porté un jugement sévère sur livre de Boulainvilliers dans sa lettre du 10 juin 1730 (éd. H. Duranton, n° 360) : « Pour la Vie de Mahomet par M. de Boulainvilliers, je n’en suis pas tenté. C’était un homme d’esprit que j’ai fort connu et qui écrivait agréablement. Mais il était entêté de ses systèmes chimériques et voulait qu’on l’en crût sur parole, sans donner presque aucune preuve. » Marais enchérit dans sa lettre du 3 juillet (éd. citée, n° 364 ; éd. Lescure, lettre XXXII, iv.143) : « c’est un livre étonnant et qu’il faut avoir. Je ne serais pas surpris qu’on le traduise en arabe et qu’il soit imprimé à Constantinople, de l’imprimerie du Grand Seigneur. On y trouve une critique de la religion chrétienne. Mahomet est un vrai prophète envoyé de Dieu pour la réformer et pour bannir toutes les opinions doctorales, et tout cela est écrit avec une noble assurance, une métaphysique déiste ou spinoziste et une morale du droit naturel qui n’a pu passer que par la tête d’un homme assez singulier. [...] Les Anglois auront été charmés d’imprimer un tel livre. Il me paroît très pernicieux quoique visionnaire dans la plus grande partie et il faut l’avoir dans sa bibliothèque avec une note de détestation. » Voir aussi R. Simon, A la recherche d’un homme et d’un auteur ; essai de bibliographie des ouvrages du comte de Boulainviller (Paris 1941) ; D. Venturino, « Un prophète philosophe ? Une Vie de Mahomed à l’aube des Lumières », Dix-huitième siècle, 24 (1992), p.321-331, du même, « Mahomet au temps des Lumières », in L. Chatellier (dir.), Lumières, religions et laïcité (Paris 2009), p.267-271, et son édition italienne, Vita di Maometto (Palermo 1992) ; S. Brogi, Il cerchio dell’universo : libertinismo, spinozismo e filosofia della natura in Boulainvilliers (Firenze 1992) ; D.A. Harvey, The French Enlightenment and its others. The mandarin, the savage, and the invention of human sciences (New York 2012), § « Perceptions of Islam between reason and fanaticism », p.19-20 ; R. El Diwani, Entre l’Orient et l’Occident (Morrisville 2006), ch. II : « Boulainvilliers et le prophète de l’Islam », p.35-59.

[17] Sur le portrait de Bayle, voir Lettre 1782, n.4.

[18] Voir la Vie de Mr Bayle, rem. T (éd. 1740, p.CXI), sur la copie du portrait de Bayle qu’avait fait faire M me de Mérignac et qu’elle avait léguée à sa mort à Claude-Pierre de Francastel, « sous-bibliothécaire du collège Mazarin ».

[19] Voir la même remarque T de la Vie de Mr Bayle, où Des Maizeaux précise le rôle de M me de Mérignac et fait allusion à la copie que possède Mathieu Marais.

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