Lettre 1018 : Pierre Bayle à Gaston de Bruguière
Je repons un peu tard, Monsieur mon tres cher cousin[,] à l’agreable lettre que je r[e]ceus de vous il y a plus de six semaines [1]. J’espere que vous aurez la bonté d’agréer que je n’ecrive pas deux fois la meme chose. Je vous renvoïe, s’il vous plait, pour les nouvelles que j’aurois à vous marquer, à la lettre que j’ecris au cher cousin du Carla, votre frere [2]. C’est tout comme si je vous l’ecrivois à vous meme. Je vous prie de la faire tenir le plutot que vous pourrez.
J’aprens par la votre du 27 de [septem]bre dernier que vous avez toujours votre compagnie à l’île d’Oleron. Vous n’etes pas loin de ma cousine votre femme [3], et vous pouvez avoir souvent de ses nouvelles ; c’est une consolation fort douce dans l’absence.
La nature de la querelle que j’ai ici ne permet point de reconciliation [4]. Il ne peut y avoir que ce qu’on apelle dans votre metier cessation de tous actes d’hostilité ; car il s’agit de savoir si j’ay eté d’une cabale qui machinoit la ruine de la Religion, et de l’Etat, ou non ; il m’en a accusé publiquement [5], et je lui ay montré que cette cabale etoit une chimere la plus ridicule dont on ait jamais parlé[.] Il m’a accusé d’avoir fait un livre intitulé Avis aux refugiés [6], où on condamne les libelles diffamatoires qui s’impriment / en ce païs-ci contre le roi de France, et le detronement du roi Jacques, et je lui ai fait voir que toutes les preuves qu’il allegue contre moi sont impertinentes. S’il se reconcilioit avec moi, il faudroit qu’il se reconnut lui meme un infame calomniateur ; et si je me reconciliois avec lui, il faudroit que je me reconnusse coupable. Voilà ce qui rend la reconciliation impossible : pour moi je ne me soucie point de reconciliation[.] Il me suffit que nos souverains n’aïent fait nul cas de ses accusations ; car pendant qu’il n’y aura point de procedure contre moi, il resulte qu’on se mocque de ses pretenduës preuves. Car quant à la charge qu’on m’a ôtée [7], c’est un autre fondement ; c’est pour un livre de philosophie que j’avois fais [ sic] neuf ans [8] avant que mon accusateur m’attaquat : ainsi au pis aller, ma faute consisteroit dans des erreurs de philosophie que les magistrats ne voudroient pas que l’on enseignat à leur jeunesse[.] Si on m’a oté une charge pour un tel sujet, jugez ce que l’on auroit fait contre moi pour des crimes d’Etat si l’on m’en eut accusé avec fondement. C’est donc une preuve de la calomnie de mon accusateur que de voir que l’on ne m’a rien dit, ni rien fait pour lesdites accusations. Communiquez ceci, je vous en prie, au cher frere ; c’est le point capital, et decisif, de mon innocence [9].
Je salue de tout mon cœur ma chere cousine votre épouse. Je vous ai souvent demandé des nouvelles de Mr de Cabanac [10]. Je vous prie de m’en donner, et de nos autres guerriers. Je suis, mon tres cher cousin[,] tout à vous.
Notes :
[1] Aucune des lettres de Gaston de Bruguière ne nous est parvenue.
[2] Voir la lettre de même date adressée à Jean Bruguière de Naudis (Lettre 1019).
[3] Bayle avait déjà mentionné sa « chère cousine », l’épouse de Gaston de Bruguière, Lettre 866 ; son nom reste inconnu.
[5] Allusion au pamphlet de Jurieu, Examen d’un libelle contre la religion, contre l’Etat et contre la révolution d’Angleterre : voir Lettres 796, n.12, et 797, n.5.
[6] Sur la composition par Bayle et la publication de l’ Avis aux réfugiés, voir Lettre 796, n.13.
[7] La chaire de Bayle à l’Ecole Illustre de Rotterdam : voir Lettre 950.
[8] Bayle insiste sur cette explication de sa destitution par le conseil municipal, jugement motivé uniquement, à l’entendre, par la condamnation des Pensées diverses par le consistoire de l’Eglise hollandaise : voir Lettre 950, n.1, 2, 3. En mettant cette interprétation en avant, Bayle fait peu de cas du poids de l’affaire du bourgmestre de Dodrecht, Simon van Halewijn, dont il minimise la faute (Lettre 941, n.5), tout en soulignant l’importance du changement des rapports de force politiques au sein du conseil municipal (voir aussi Lettre 993).
[9] Emphase que dément le fait que Bayle est véritablement l’auteur de l’ Avis aux réfugiés ; on remarque qu’en ce qui concerne sa mise en cause par Jurieu à ce titre, il se contente de répondre que « toutes les preuves qu’il allegue contre moi sont impertinentes ».
[10] Sur Michel Bruguière de Cabanac, voir Lettre 865, n.9-13.
[11] « Mr Boutet », marchand à Saint-Martin-de-Ré, intermédiaire pour les lettres de Bayle adressées à son cousin Gaston de Bruguière : voir Lettre 836, n.14.