Lettre 1168 : Pierre Bayle à Jean-Baptiste Dubos

[Rotterdam,] le 29 d’oct[obre] 1696 [1]

J’aurois plutôt répondu à votre lettre du 23 de sept[embre] dernier [2], Monsieur, si je n’avois eu pendant tout ce mois d’octobre plus d’occupation qu’auparavant. C’est l’ordinaire à la fin d’une impression ; on est accablé tout à la fois de la préface, de l’errata, et de la table des matieres, et les imprimeurs se hatent plus. Enfin, on acheva tout me[r]credi dernier [3]. Nous espérions d’en faire entrer à Paris, avec permission, mais nous n’y voions point d’ap[p]arence, et je ne sai comment m’a[c]quit[t]er envers vous, et envers quelques autres amis, des presen[t]s que j’en voudrois faire. Il se pourra bien trouver des libraires sur la frontière, qui tenteront des voies obliques, pour en envoier, mais ce ne sera que pour leur compte, et non pas en faveur des exemplaires que l’auteur voudroit donner.

Je voudrois voir le procez que Mr l’ abbé Renaudot croit pouvoir faire à l’auteur de La Campagne de Namur [4]. Les gens mêmes les moins prévenus la jugent ici fort sincère, et ils prétendent, que s’il y a quelques faussetez, elles sont de bonne foi ; car, disent-ils, c’est dans les campagnes où les disgraces surpassent les bonnes fortunes, que l’on gâte la vérité tout exprès, mais celle-cy étant si glorieuse, dans toutes ses circonstances, n’a eu besoin d’aucun artifice. Les nouvellistes* ne sont à plaindre que lors qu’ils soutiennent le parti bat[t]u, c’est alors qu’ils sont contraints de habler : vous avez pû voir les imprimez, qu’on a fait courir contre les gazettes de Paris, qui ont • donné le journal de ce siege de Namur [5]. J’en écrivis quelque chose à Mr Janisson, qui me fit part de • ce que Mr l’abbé Renaudot lui dit là-dessus [6].

Permettez-moi, Monsieur, de vous dire que l’histoire de la paix de Savoie [7] ne seroit pas une aussi bonne réponse, que vous le croiez à l’ Histoire de la campagne de Namur, car outre qu’une affaire d’intrigue, et un exploit de guerre, sont d’un genre dif[f]érent, il se trouve que cette paix de Savoie, utile, si vous voulez, ou nécessaire, n’a rien de glorieux. C’est ainsi qu’on auroit acheté la paix, si le duc de Savoie eut tenu dans Lion l’armée de France, dans l’état où il se voioit reduit à Turin par Mr de Catinat [8]. Si la paix generale vous coute autant à proportion, elle vous sera bien pernicieuse et honteuse.

Mais parlons d’autre chose. J’ai envoié vos remarques et les vers du Pere Commire à Mr Henninius [9] ; et comme l’attente du reste fait cesser / les imprimeurs à son grand regret, dit-il, je lui ai fait savoir qu’ils travaillassent toujours, et qu’on pourroit mettre à la fin du livre ce que Mr Oudinet pourroit envoier [10].

J’ai parcouru ces jours passez un petit livre intitulé, Réflexions, pensées et bons mots anecdotes. Il est imprimé en ce païs-cy, mais c’est sans doute sur la copie de Paris ; on voit au titre les noms de 3 ou 4 libraires de Paris, et pour nom d’auteur le sieur Pépinocourt. Il me semble que Mr Bernier de Blois pourroit bien etre l’auteur de l’ouvrage [11] tout plein de pointes et de jeux de mots et de traits aussi satiriques contre les moines, les gens du païs latin, les empiriques, et les femmes. Il y a quelque chose contre vos 4 Gordiens [12].

On fait tant dans ce livre que dans plusieurs autres qui nous viennent de France, une étrange peinture des femmes de Paris. Elles sont devenues, dit-on, • grandes beuveuses d’eau de vie et preneuses de tabac ; sans compter les autres excez dont on les accuse, tyrannie sur leurs maris, orgueil, coquet[t]erie, medisance, impudicité, etc. Vous ne voiez point [en] France de livres, où l’on traite si mal nos femmes du Septentrion.

[Mr] Saurin ministre francois à Utrecht, et natif du Dauphiné vient de publier 3 livres dont je n’ai vû encore que le premier. Il traite des droits de la conscience errante [13], et c’est tout à la fois la réfutation de quelques chapitres du Commentaire philosophique sur compelle intrare et du trait[t]é Des deux souverains que Mr Jurieu publia contre le même Commentaire philosophique [14]. Mr Saurin y établit fortement que la conscience des heretiques ne doit point être violentée, et il s’echauf[f]e terriblement contre l’Eglise romaine qui enseigne que le glaive donné aux princes pour exterminer les malfaiteurs, doit etre emploié à l’extirpation des heresies. Il considere les catholiques romains comme les ennemis déclarez du genre humain indignes de tout sup[p]ort dans les Etats protestan[t]s, et neanmoins il ne blame pas l’indulgence des princes qui les souf[f]rent en les mettant hors d’état de se soulever et de persécuter. Il fait voir mille beveues et mille contradictions dans l’ecrit de Mr Jurieu, homme qui blame les persecutions passives des protestan[t]s et qui louë leurs persecutions / actives [15].

Les deux autres livres de Mr Saurin sont la reponse à deux ouvrages violen[t]s et satiriques que Mr Jur[ieu] a publiez contre lui [16]. Il s’y justifie des heresies dont son adversaire l’a accusé[ ;] je ne doute point qu’il n’y reüssisse, car jamais accusations ne furent affirmées avec plus d’audace ni avec moins de fondement. Aussi ont-elles • eté trouvées nulles dans le dernier synode wallon [17] ; l’accusé y a eté declaré orthodoxe mais neanmoins l’accusateur n’a point eté censuré, ni seulement adverti secrètement de prendre garde à l’avenir quand il voudra denoncer quelque heretique. Mr Saurin est le plus puissant raisonneur que nous aions en ce païs-cy. Il écrit bien, il a ses entêtemen[t]s, comme bien d’autres et avec toute sa logique et toute sa metaphysique il n’évite pas toujours le paralogisme.

On a imprimé ici un in 4°, contenant quelques manuscrits, qu’on a trouvez dans le cabinet de Mr Menjot [18]. Ce sont des lettres en francois et des discours en la meme langue pour la plupart sur des matieres particulieres ; il est aisé de con[n]oître qu’il n’avoit jamais eu dessein de les donner au public.

Je vous sup[p]lie très humblement de remercier Mr Jannisson, de la peine qu’il a prise de jetter les yeux sur la Querela Infantium [19], et de demander à Mons r Perrault, que je saluë tres particulierement quel est l’auteur qui nous a donné l’ Histoire de Griselidis [20]. Je sai seulement que cette femme fut mariée à un marquis de Saluces [21]. Mr Perrault a bien decrit sa patience. Si je trouve l’historien qui en a parlé j’en ferai un article dans la suite de mon Dictionnaire [22]. J’oubliois à vous dire que Mr Grævius a fait imprimer par les soins d’un jeune avocat nommé Burman un recueil des lettres d’hommes illustres trouvées dans le cabinet de feu Mr Gudius conseiller d’un duc de Holstein [23]. On y a joint les lettres de Mr Sarrau [24] dont l’édition etoit devenuë fort rare, et cette nouvelle édition est augmentée de plusieurs lettres.

Je croi vous avoir mandé qu’un ministre nommé Jaquelot avoit sous la presse un gros in 4° sur l’existence de Dieu prouvée par la divinité du Pentateuque [25]. Je puis vous dire aujourd’hui qu’il est en vente. On m’a dit qu’il est fort chargé d’erudition. Mr Hartsoeker dont vous m’avez une fois parlé comme de l’auteur d’un livre de physique très bien écrit en francois est ici depuis quelques jours [26]. Sa pension mal paiée et la cherté énorme des vivres l’obligent / à quitter Paris pour venir passer l’hiver en Hollande avec sa famille. Il m’a dit que pour faire un livre qui ait du debit où vous êtes il faut travailler à des romans ou à des traitez de devotion, et qu’hors de là, il n’y a point de salut pour les libraires. Quant à vos livres de devotion ils sont très incon[n]us en ce pays-cy mais pour vos historiet[t]es galantes on les y réimprime toutes ce qui fait que toutes les personnes de jugement dans tout le reste de l’Europe s’étonnent qu’il puisse venir une telle abondance de bagatelles et de sot[t]ises d’une nation dont on estime les lumieres et le savoir.

L’ Histoire de Marguerite de Valois, sœur de François I er n’a pas manqué d’etre rimprimée à Amsterdam [27]. Quelle pitié qu’au lieu de l’histoire veritable de cette princesse qui seroit un tres bon livre et tres curieux (car ce fut l’une des plus illustres et des plus accomplies dames de son siecle) on nous donne des contes et des galanteries chimeriques sous un nom si digne de veneration !

 

A Monsieur / Monsieur l’abbé Du Bos / chez Mr de Montoureau au milieu de / la ruë du Roule / à Paris

Notes :

[1Dans son édition de La Correspondance de l’abbé Du Bos (1670-1742) (Paris 1913 ; Genève 1969), A. Lombard donne à cette lettre la date du 21 octobre et signale donc une erreur dans la lettre de Dubos du 19 novembre (Lettre 1176), puisque le scripteur y déclare : « Les vacances seules Monsieur sont causes que je repons si tard a vostre lettre du 29 d’octobre. » Cependant on lit bien la date du 29 octobre 1696 sur le manuscrit autographe et d’ailleurs cette date est confirmée par la copie qu’en établit Janiçon à l’attention de Jean-Alphonse Turrettini.

[2Bayle répond à la lettre de Dubos du 23 septembre (Lettre 1160).

[3L’achevé d’imprimer de la première édition du DHC date du 24 octobre 1696 ; l’ouvrage fut publié sous la date de 1697.

[4Sur les griefs de l’ abbé Renaudot à l’égard de Jean Tronchin Dubreuil, auteur de la Relation de la campagne de Flandre et du siège de Namur en l’année 1695 (La Haye 1696, folio), voir Lettre 1160, n.7.

[5Voir la Gazette, n° 29 et 30, nouvelles de Dinant du 18 juillet et du 24 juillet 1695 ; n° 31, nouvelle de Paris du 6 août ; n° 32, nouvelle de Dinant du 6 août ; n° 35, nouvelle de Dinant du 27 août ; n° 36, nouvelle de Dinant du 5 septembre 1695. Ce « journal » peut être comparé avec le récit du Mercure galant, juillet 1695, p.317-333, août 1695, p.327-340.

[6Sur les objections soulevées à propos du récit par Renaudot du siège de Namur et sur la réaction indifférente de Renaudot à leur égard, voir Lettre 1058 et l’appendice constitué par la lettre de Renaudot à Janiçon du 3 novembre 1695.

[7Voir la remarque de Dubos, Lettre 1160 (et n.8).

[8Bayle refait la guerre : si Victor Amédée II avait réussi à tenir tête aux Français à Lyon comme Catinat avait tenu tête à l’armée du duc de Savoie à Turin...

[9Sur cette traduction en latin par Henninius de l’ouvrage de Nicolas Bergier et sur les vers de Commire à l’éloge de ce dernier, voir Lettres 1105, n.32, 1125, n.33, 1148, n.5, et 1160, n.39, 40 et 42. Sur les notes promises par Dubos sur l’ouvrage de Bergier, voir Lettre 1031, n.9.

[10Sur Marc-Antoine Oudinet, qui avait signalé l’exemplaire annoté de l’ouvrage de Bergier, voir Lettres 1105, n.32, et 1125, n.32.

[11Jean Bernier, Réflexions, pensées et bons mots qui n’ont point encore esté donnés, par le sieur de Pepinocourt (Paris 1696, 12°) ; l’ouvrage, publié sous ce pseudonyme par les imprimeurs Guillaume de Luynes, Laurens d’Houry, Simon Langronne et Charles Osmond, fut recensé dans le JS du 11 juin 1696. Sur l’auteur, qui avait été maltraité par Ménage, voir Lettre 929, n.18.

[12Sur cet ouvrage de Dubos, voir Lettre 991, n.9. Le commentaire de Bernier : « Quelque utile même que soit la connoissance des medailles pour l’histoire, pour quoi tant de verbiage pour sçavoir s’il y a eu 4 Gordiens ou s’il n’y en a eu que 3 ? Car il me semble que cette question est un nœud qui n’a de Gordien que le nom, Non dignus vindice nodus. » ( Réflexions, pensées et bons mots, p.59).

[14Sur l’ouvrage de Jurieu, Des droits des deux souverains (1687), critique du Commentaire philosophique de Bayle sur les droits de la conscience errante, voir Lettre 698, n.2.

[15C’est une incohérence de la doctrine de Jurieu que Bayle dénonçait depuis plusieurs années déjà : la condamnation par Jurieu de la révocation de l’édit de Nantes (« persécution passive ») et son soutien à la « Glorieuse Révolution » (« persécution active » des protestants contre les catholiques anglais). La dénonciation la plus forte de cette double doctrine se trouve dans l’ Avis aux réfugiés : voir l’éd. G. Mori (Paris 2007), p.45, 51ss.

[16Les titres de Jurieu se trouvent dans ceux de Saurin : voir ci-dessus, n.13.

[17Actes du synode des Eglises wallonnes de La Brille, 5 septembre 1696, art. XLVII, p.6 : « Après avoir ouï en plusieurs séances Messieurs Jurieu et Saurin, sur les plaintes mutuelles qu’ils font l’un contre l’autre, tant à l’égard de la doctrine qu’à l’égard des injures personnelles, qu’ils ont renduës publiques, et dans des livres imprimés, et dans les debats qu’ils ont eu[s] dans plusieurs de nos précédens synodes, la Compagnie a donné à examiner des memoires abbregez de leurs pretentions reciproques aux commissaires nommez dans l’article XXVIII, qui pendant plusieurs jours ont travaillé à la verification et à l’examen de leurs griefs par la lecture des livres et par divers interrogatoires de ces Messieurs, dont les demandes et les réponses ayant été rédigées par écrit, et leuës dans leur ordre en présence de toute l’assemblée, la Compagnie déclare, 1. à l’égard des injures reciproques que ces Messieurs ont publiées l’un contre l’autre, qu’elle ne souhaite rien tant que de voir qu’ils se reconcilient de bonne foy, et qu’ils se les pardonnent de bon cœur, comme de son costé la Compagnie leur fait grace de toutes les contraventions qu’ils ont faittes l’un contre l’autre contre ses arrestez ; 2. pour ce qui est des disputes sur la doctrine, la Compagnie considerant que la plûpart des articles en contestation ont esté debat[t]us et terminés au synode de Breda, dont le jugement a esté confirmé diverses fois par les instructions de nos Eglises et par les resolutions des synodes suivans, elle trouve bon de s’y tenir et de ne remettre plus ces matieres en nouvelles deliberations. Cependant, parce que plusieurs ont souhaitté que l’on s’expliquât un peu plus précisément sur le principe de la foy, à cause que ces Messieurs ont remué depuis ce sujet avec beaucoup d’étenduë, la Compagnie déclare que par la lecture des ouvrages de ces Messieurs qu’ont faite la pluspart des membres de ce synode, elle croit qu’en tombant d’accord l’un et l’autre, que la sainte Ecriture a des caractéres convaincan[t]s de sa divinité, qui ne peuvent pourtant estre embrassés comme tels que par ceux qui sont éclairés surnaturellement par le Saint Esprit qui agit immediatement et efficacement dans le cœur des fidelles, qui est le sentiment commun de nos Eglises à quoy il faut se tenir, nous nous devons contenter de ces vérités avouées pour reconnoître à ce sujet l’orthodoxie de l’un et de l’autre de nos très-chers fréres, sans entrer dans un plus grand détail, sur quoy tous les théologiens ne tombent pas d’accord. »

[19Sur cet ouvrage, examiné par Janiçon dans la bibliothèque de l’ archevêque de Reims, voir Lettre 1160, n.22.

[20Il s’agit de Charles Perrault lui-même, bien entendu, auteur de La Marquise de Salusses, ou la patience de Griselidis, nouvelle publiée dans un recueil des actes de l’Académie française en 1691, p.143-202, et qui connut une publication distincte la même année sous le même titre (Paris 1691, 12°) et une seconde édition sous le titre Grisélidis, nouvelle, avec le conte de Peau d’Asne et celui des Souhaits ridicules (Paris 1694, 12°). Voir aussi Lettre 965, n.16.

[21Le marquisat de Saluces était centré sur la ville de Saluces (ou Saluzzo), dont la position permettait de surveiller une voie de passage entre le Dauphiné et la Savoie, ce qui lui donnait une certaine importance stratégique.

[22Bayle ne consacre pas d’article du DHC au marquisat de Saluces, mais il le mentionne dans l’article « Blandrata (George) », rem. A, puisque ce médecin italien y était né. Bayle se plaît à relever une bévue de Moréri sur la situation du marquisat de Saluces par rapport au Piémont. Henri Basnage de Beauval avait attiré l’attention sur le conte de Perrault par un article dans l’ HOS, août 1691, art. XIV, intitulé « La marquise de Saluces parfait modèle de patience pour les femmes mariées ».

[23Sur Marcus Gudius, voir Lettre 906, n.11 ; sur ce recueil de lettres, voir Lettre 1068, n.8. Un compte rendu de cette publication parut dans le JS du 14 décembre 1699.

[26Sur l’ouvrage de Hartsoeker, voir Lettre 1068, n.1 ; il avait été recensé dans le JS du 26 mars 1696, ce qui avait donné lieu à un long débat avec « M. La Montre, professeur de mathématiques et de philosophie » : voir Lettre 1176, n.18. Basnage de Beauval recensa l’ouvrage de Hartsoeker dans l’ HOS, juillet 1696, art. [VI].

[27Sur cet ouvrage de Charlotte-Rose de Caumont La Force, voir Lettre 1148, n.35 ; une nouvelle édition venait de paraître (Amsterdam 1696, 12°, 2 vol.), chez Jean-Louis de Lorme et Etienne Roger.

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 261990

Institut Cl. Logeon