Lettre 665 : Abbé Charlan à Pierre Bayle

[Versailles, le 27 novembre 1686]

Nous voici revenus à Versailles [1] Monsieur, et je derrobe ces premiers moments aux devoirs de ce païs-ci, pour vous dire que nous avons remporté en France autant de zelle et si je l’oze dire d’amitié pour v[ot]re personne, que nous avions desja d’estime pour vos ouvrages. Cella m’oblige Monsieur à prendre encore plus d’interest à v[ot]re gloire, et j’oze bien vous redire que vos plus grands critiques seront obligez de confesser qu’elle est entiere et sans defaut, si vous voulez bien faire quelque attention à ce que je pris la liberté de vous dire. Vous n[e] devez pas, disent ils, louer personne, ou du moins vous ne le deve[z] faire qu’en faisant sentir les beaux endroits des ouvrages. La partialité sur tout en matiere de religion vous fait entierement sortir de v[ot]re caractere [2], et quand vous vous contentez de proposer des phenomenes sans en rendre la raison, on pretend que vous avez plus d’egard à l’interest / du libraire qu’à v[ot]re propre gloire et à l’instruction de vos lecteurs qui bien souvent ne lisent v[ot]re journal que pour ne pas lire les ouvrages dont il parle. Voila Monsieur une franchise qui va un peu loin ; cepandant je ne la borne pas là. Je veus vous dire encore à l’oreille que personne n’a plus de passion que moy de vous rendre service, et que je pourrois apparemment estre assez heureux pour ne pas faire des vœux inutilles pour cella. Je me pique un peu de probité et soyez s’il vous plait persuadé que j’en ai assez pour vous tenir exactement les parolles que je vous donneray, et trop, pour rien hazarder qui vous puisse nuire[.] En un mot il n’est pas impossible de trouver des voies d’agir efficacement pour vous faire plaisir. On peut vous en proposer de plus éclatantes ; mais bien peu d’aussi seures. C’est mon cœur qui parle, et si le v[ot]re y repondoit, • je prendrois pour cella telles / mesures que vous voudriez me prescrire. Je suis tres persuadé que vous estes trop honneste homme pour faire un mauvais usage de la confidence d’un ami qui est tout à vous[.] Charlan Si M. de S[ain]t Didier [3] vous estoit aussi connu qu’à moy, il nous pourroit servir à bien des choses qu’on ne peut pas escrir[e][.] Vous serez surpris de ces manieres ; mais je vous estime infiniment, je ne vous aime pas moins, et vous scavez qu’on se persuade facilement ce qu’on desire. Aureste il ne fut jamais un equivoque pareil à celui que vous avez fait touchant le Pere Cheminée [4][.] C’est un honneste homme[,] bel esprit, d’une vertu severe, et parconsequent fort au dessus de tout ce qu’on apelle bagatelle mais il a un frere galant homme que tout le monde connoit ici parcequ’il est commis de Mr de Chateauneuf secretaire / d’Estat, et c’est lui qui est autheur des vers dont est question[.] Tout le monde le scait parce qu’il le a fait voir à tout le monde. Ces • erreurs donnent prise à ceux qui ne vous aiment pas, mais vous scavez vous servir du remede qui guerit ces sortes de maux. Le jeune homme que vous avez veu, et à qui vous fictes present de vos livres, en est bien glorieux [5]. Il vous fairoit mille complimens s’il scavoit que j’ai l’honneur de vous escrire[.] Si vous m’envoiez vos journaux comme je vous en supplie[,] vous fairez l’adresse à Mr Bontemps premier valet de chambre du Roy gouverneur de Versailles à Versailles[.] Je n’ai que le mois de septembre le reste me manque[.]

A Versailles le 27 de novembre. •

Notes :

[1L’abbé Charlan était précepteur de Louis-Alexandre Bontemps ( ?-1742), fils d’ Alexandre Bontemps ( ?-1701), premier valet de chambre de Louis XIV, intendant de Versailles et gouverneur de Rennes. Charlan revenait d’un voyage en Hollande avec son élève, au cours duquel il a rencontré Bayle, ayant été recommandé par Pierre Cureau de La Chambre (Lettre 598). Jurieu ayant mal interprété cette rencontre – dans le cadre de ses accusations concernant la « cabale » politique de Bayle – celui-ci devait revenir, en mai 1691, sur les circonstances précises de ses discussions avec Charlan : « Au mois de septembre 1686, [...] le fils de M. Bontemps, gouverneur de Versailles, âgé de treize à quatorze ans, fit un voïage en ce païs, aïant avec lui pour gouverneur l’abbé Charlan bon philosophe cartésien, qui voulut faire connaissance avec moi. Ces occupations pour le public [les NRL] dont parle l’auteur [Jurieu], que je me donnois en ce tems-là, furent le seul motif de la visite. J’eus l’honneur de parler avec lui deux ou trois fois pendant son séjour en Hollande ; nous disputâmes, nous parlâmes de livres nouveaux. Il eut la bonté de me donner quelques avis sur l’ouvrage que je publiois alors tous les mois. Il ne me dissimula point ce que d’autres m’avoient déjà écrit, que l’article que j’avais donné de L’Accomplissement des prophéties de M. J[urieu] [ NRL, mars 1686, art. VI] m’avoit fait beaucoup de tort à Paris : qu’on s’y étonnoit que je n’eusse pas condamné ses égaremens, comme on me faisoit la justice de croire que je les condamnois dans l’âme. » ( La Cabale chimérique, ch. II, OD, ii.644a ; voir aussi F. Bluche, Louis XIV (Paris 1986), p.688-690).

[2Charlan répète la plainte de tous les lecteurs catholiques de l’époque, qui acceptaient mal que Bayle, huguenot réfugié, puisse exprimer ses réserves sur la politique religieuse de Louis XIV... mais il est intéressant de voir que Saint-Didier rapportait un avis bien plus modéré du comte d’Avaux sur cette question : voir Lettre 500, n.4.

[3Sur Alexandre Toussaint Limojon de Saint-Didier, écuyer et homme de confiance du comte d’Avaux, l’ambassadeur de la France en Hollande depuis la paix de Nimègue, voir Lettre 500, n.1.

[4Il s’agit apparemment du commentaire de Bayle dans les NRL, septembre 1686, cat. i, in fine, sur le vers du Père Ch*** : « On vient de me montrer des vers libres qui furent faits pour M. le marquis de La Vrilliere représentant un berger au ballet du temple de la paix. Ils sont fort jolis et fort galans. On y représente aux bergeres le peril où elles sont à l’aproche de ce marquis, et on conclut, “Qu’il est aisé, quand on a tant de charmes, / De trouver l’heure du berger”. Ces vers ont été imprimez avec quelques autres du même auteur pendant le Carême dernier, et sont d’un jésuïte dont le pere a été commis de feu M. de La Vrilliere, secretaire d’Etat. On le nomme le P[ère] Ch***. Bien des gens ne font pas moins d’estime pour ses sermons que de ceux du P[ère] Bourdalouë, mais il n’a pas assez de santé pour prêcher tout un Carême. Un esprit comme le sien seroit fort utile à un missionnaire de Mingrelie, pour répondre aux questions de la princesse. » Il s’agirait ici du Père Timoléon Cheminais de Montaigu (1652-1689), S.J., auteur de recueils de sermons publiés à partir de 1690, de Sentiments de piété, publiés par le Père François Bretonneau (Paris 1691, 12°), et de remarques sur l’éloquence publiées dans le JS, 1720, p.631-635. Bayle loue avec ironie la versatilité de l’esprit du jésuite, mais Charlan lui apprend ici que les vers ont été composés par un frère du jésuite, commis de Balthazar Phélypeaux, marquis de Châteauneuf, secrétaire d’Etat chargé de la Religion Prétendue Réformée. Nous n’avons su identifier le frère du jésuite avec une plus grande précision ni son receuil de poésies galantes, à moins qu’il ne s’agisse d’un recueil du Cheminais auteur de La Loterie d’amour, ou la métamorphose de Philis en amour (Paris 1661, 12°).

[5Le jeune Louis-Alexandre Bontemps, dont Charlan était le précepteur (voir ci-dessus, n.1). L’élève allait devenir, comme son père, premier valet de chambre du roi.

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 261834

Institut Cl. Logeon