Lettre 669 : Pierre Silvestre à Pierre Bayle

• A La Haye ce 5 decembre [1686]

Que direz vous de moy, Monsieur, et que pourrez vous penser de ce que j’ay resté si long tems à vous faire reponse ? Effectivement c’est bien mal repondre à vos honnestetes*. Mais vous devez scavoir, Monsieur, qu’il n’y a que tres peu de jours que j’ay receu votre lettre [1]. Au retour de notre campagne j’ay passé à Amsterdam où je vis Mr Clamstede [2], qui me dit qu’il avoit une lettre de votre part à me rendre. Je fus • bien surpris d’en lire la date, mais quoy qu’il en soit elle me fut tres agreable. Je dois bien vous remercier Monsieur, de la maniere dont vous vous interessez dans mon etablissement* [3]. Je vous diray où j’en suis au premier jour car je pourray bien aller faire un tour à Rotterdam pour vous voir et pour embrasser notre ami Monsieur Férand [4] : je luy ecrivis de Loo, mais j’apprehende qu’il n’aura pas receu ma lettre. De grace faites luy mes complimens, la premiere fois que vous le verrez. / J’ay receu le memoire de M. Pujolas [5] presque aussi tard que votre lettre. Vous verrez si vous pouvez vous en servir, puis qu’il y attaque un medecin de votre ville. Je croy pourtant qu’il a raison, mais son prologue me paroist un peu trop cru. Mon extrait du livre de M. Boyle estoit fort avancé lors que je receûs vos Nouvelles d’octobre • où vous m’aviez prevenu [6]. Je vous envoye pourtant le debut de mon analyse afin que vous en puissiez juger par l’echantillon. Pardonnez moy si je vous dis que ni vous ni Monsieur Le Clerc [7] n’avez pris le but et le dessein de cet ouvrage. Jugez en par mon extrait et par la preface de M. Boyle. A propos de M. Le Clerc je suis fort de votre avis par la longueur de ses extraits. On y trouve de bonnes choses, mais cela n’est pas assez egayé. Il s’est un peu corrigé dans le second volume. On n’y trouve pas une si grande secheresse que dans le premier. On y voit meme par ci par là quelque raillerie meme assez piquante ; mais apres tout il n’approche pas à / beaucoup pres de votre delicatesse*. Je ne suis pas un grand critique ; et pourtant si je voulois juger de cette Biblioteque par les choses qui • regardent ma profession, je croy que je pourrois chagriner M. Le Clerc. Animi gratia [8] voyez un peu l’extrait du livre de M. Bohn [9] pag[e] 432 vol. 2 vous y trouverez bien des choses que M. Le Clerc censureroit dans le Pere Simon, s’il avoit fait de pareilles fautes. En voici deux ou trois des plus considerables. Pag[e] 437 au bas. On veut que le chyle et les excremens se meuvent dans les intestins d’un mouvement peristaltique, qu’on explique, etc. Je ne veux pas attribuer à l’autheur une faute aussi grossiere qui seroit celle de croire que le chyle a un mouvement peristaltique. Apparemment il a voulu dire seulement que le chyle et les excremens sont poussez et agitez par le mouvement peristaltique des intestins. Mais de bonne foy la phrase de M. Le Clerc signifie t-elle cela ? Au-haut de la meme page. • Il soutient que le chyle sort du ventricule par le mouvement et la contraction de ses fibres, et qu’à quatre doigts, &c ne diroit-on pas en lisant cela que ce qu’il avance est une chose problematique et sujette à contesta[ti]on ? Pag[e] 438. Apres avoir avancé que le chyle se mesle / avec le sang dans la veine souclaviere, il dit sept ou huit lignes plus bas en expliquant l’experience de M. Lower, Et qu’on fasse ensuite une incision dans la veine ou dans l’artere jugulaire, etc. Voilà une periode digne de Varillas tant elle contient d’erreurs de fait. 1 o il n’y a point dans tout le corps d’artere jugulaire. 2 o à quoy bon ouvrir une artere ? On n’auroit garde d’y trouver du chyle, puis qu’on vient de dire et qu’il est vray effectivement que le chyle entre dans les veines et non pas dans les arteres. 3° en ouvrant la veine jugulaire on n’auroit garde non plus d’y trouver du chyle, car on a déjà dit qu’il se mesloit dans la souclaviere. Je n’ay pas icy le livre de M. Bohn, pour y examiner cet endroit, mais je n’ay garde de luy attribuer une pareille beveüe. Avec cela je trouve dans ce livre beaucoup d’expressions qui ne sont pas francoises. P[ar] ex[emple] saigner au pied, digestif pour dire ce qui sert à la digestion etc. Mais je m’apercois que je m’egare et que je veux vous dire des choses que vous scavez déjà mieux que moy. N’importe elles passeront puis qu’elles sont déjà ecrites. Je • finiray pour le coup et en attendant l’honneur de vous voir et de vous dire quelque chose qui vous regarde je suis Mons[ieur] votre tres humble et tres obeis[sant] serviteur Silvestre

Notes :

[1Cette lettre de Bayle à Pierre Silvestre ne nous est pas parvenue. Aucune des lettres que Bayle lui a adressées n’a survécu avant celle du 13 novembre 1691. Apparemment, il voyait Bayle assez souvent lors de ses déplacements, et il semble faire allusion ici à un séjour dans « notre campagne ».

[2Silvestre écrit bien Clamstede ; nous n’avons pas trouvé trace de ce nom. Il se peut qu’il eût fallu écrire plutôt Damstede, puisque c’est là un nom qui existe aux Pays-Bas à cette époque. Néanmoins, nous n’avons pas réussi à identifier M. Damstede d’Amsterdam.

[3A La Haye, Silvestre était le médecin de Guillaume d’Orange et devait l’accompagner en Angleterre au moment de la « Glorieuse Révolution » en 1688.

[4Sur le marchand Jean Ferrand, chez qui Bayle avait logé à Rotterdam, voir Lettres 195, n.12, et 201, n.10.

[5Sur Moïse Pujolas, médecin réfugié en Angleterre, cousin de Pierre Coste, voir Lettre 589, n.2. Il s’agit ici de l’« Extrait d’une lettre écrite de Londres à M. Silvestre, docteur en médecine, par M. Pujolas, touchant l’expérience curieuse d’hydrostatique communiquée par M. Lufneu, et insérée dans les Nouvelles d’avril 1685, art. V », que Bayle devait insérer dans les NRL en janvier 1687, art. II. Lufneu devait répondre à ce dernier article dans les NRL, mars 1687, art. I, où son article fut accueilli par Daniel de Larroque. Hermann Lufneu, originaire de Rotterdam, fit ses études de médecine à Leyde et devint médecin à Rotterdam ; entre 1686 et 1690, il fut diacre de l’Eglise wallonne et il devait y épouser, au début de 1702, une sœur de la femme d’ Henri Basnage de Beauval (voir la lettre de Bayle à Silvestre du 16 mai 1702). Voir aussi C.L. Thijssen-Schoute, « Hermanus Lufneu, stadarts te Rotterdam », Rotterdams Jaarboekje, 1960, p.180-227.

[6Dans sa lettre du 4 juillet 1686 (Lettre 589), Silvestre avait proposé à Bayle un « extrait » de l’ouvrage de Robert Boyle, De specificorum cum corpusculari philosophia concordia ; cui accedit dissertatio de varia simplicum medicamentorum utilitate usuque (Londini 1686, 12°). C’est bien de cet ouvrage traitant « de l’accord des remèdes spécifiques avec le système qui donne raison des effets par les corpuscules » que Bayle avait donné le compte rendu dans les NRL, octobre 1686, art. VI.

[7Jean Le Clerc avait recensé le même ouvrage de Robert Boyle dans la BUH, juillet 1686, art. XV,2.

[8animi gratia, « pour me faire plaisir ».

[9Silvestre s’en prend au compte rendu par Le Clerc dans la BUH, août 1686, art. XXII, de l’ouvrage de Johan Bohn, Circulus anatomico-physiologicus, seu œconomia corporis animalis (Lipsiæ 1686, 4°).

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