Lettre 698 : Pierre Bayle à Isaac Wolfgang

[Rotterdam, le 20/30 mai 1687] [1]

• Si vous avez encore du tems pour cela, (et il n’importe que vous aïez déja vendu quelques exemplaires) je vous prie, Monsieur, de publier ce qui suit à la tête de la troisieme partie. Je viens de lire le traité Des droits des deux souverains, etc. contre un livre intitulé Commentaire philosophique, etc. et l’ai trouvé une fausse et tres-foible attaque du-dit Commentaire [2]. L’auteur avouë dès l’entrée, que malgré lui et la nature, son chagrin et la volonté d’un de ses amis le vont ériger en auteur. C’est avoir peu de jugement que d’avouër une telle chose. Le chagrin ne doit pas entrer dans la composition d’un ouvrage ; il faut regarder d’un œil serain les objets, et non pas au travers d’un nüage qui les confond et les brouille autant que fait la colère et le chagrin. Il faut, dis-je, ne les pas regarder au travers d’un tel nüage, quand on veut réfuter un homme ; et il eût fait beaucoup mieux s’il eût suivi les conseils de la nature, qui le détournaient de s’ériger en auteur. En effet son ouvrage est vicieux dans les endroits qui devroient être le plus essenciellement solides, puis qu’il ne roule que sur une fausse position de l’état de la question, et qu’il s’y bat contre un fantôme, je veux dire contre une opinion qu’il m’impute faussement. Il se tuë de prouver que l’on peche et que l’on offense Dieu très-souvent en agissant selon les lumieres de la conscience. Qui lui nie cela ? Ne l’ai-je pas dit clairement en plus d’un lieu [3] ? Il m’accuse aussi d’introduire l’indifférence des religions et au contraire il n’y eut jamais de doctrine plus opposée à cela que celle qui établit, qu’il faut toûjours se conduire selon sa conscience [4]. Pareilles illusions regnent dans l’endroit où il parle de la puissance législatrice du souverain, en matiere de religion [5]. Pour les citations de l’Ecriture, elles sont fort fréquentes dans son livre ; mais la plupart mal-entenduës et à la s[aint] Augustin [6]. En un mot cet auteur s’est ingéré dans les choses qu’il n’a point vûës, et a constamment commis le sophisme de ne point prouver ce qu’il fal[l]oit. Ce que je crois procéder moins de mauvaise foi que d’inexpérience dans la composition des ouvrages polémiques [7], ou d’une mauvaise coûtume de juger des choses précipitamment et à vûë de païs, et de lire en courant et par-ci par-là les livres nouveaux. Cette maniere de lire doit être permise à tout le monde, quand on ne veut pas devenir censeur, mais quand on veut réfuter les gens, elle est tout à fait impardonnable. En effet les lecteurs habiles ne pardonnent jamais à quiconque examine si négligemment ce qu’il réfute, qu’il ose attribuer à son adversaire, et le réfuter sur ce pié-là, le contraire de ce qu’il a enseigné.

A Londres, 20/30 mai 1687

Notes :

[1Bayle date sa lettre fictivement de Londres et l’adresse à son éditeur, Isaac Wolfgang, à qui il demande de l’inclure comme Avant-Propos dans l’édition de la troisième partie du Commentaire philosophique, qui devait paraître le 20 juin 1687.

[2Bayle avait remis son manuscrit à son éditeur avant de tomber malade le 26 février 1687 et l’impression en était achevée fin février. Il est probable que Bayle, sachant que Jurieu allait publier une attaque contre le premier volume de son Commentaire, a voulu attendre la publication de cet ouvrage de Jurieu pour insérer une brève réponse à la tête de son propre ouvrage. Le titre complet de l’ouvrage de Jurieu, publié par Henri de Graef début 1687, est : Des droits des deux souverains en matière de religion, la conscience et le prince. Pour détruire le dogme de l’indifference des religions et de la tolerance universelle. Contre un livre intitulé « Commentaire philosophique sur ces paroles de la parabole Contrains-les d’entrer » (Rotterdam 1687, 12°). Voir le compte rendu par Jean Le Clerc dans sa Bibliothèque universelle et historique, V (1687), p.334-335, Chaufepié, art. « Bayle », rem. Z, et Kappler, Bibliographie de Jurieu, n°13, p.71-74. Bayle devait poursuivre sa réfutation dans le Supplément au Commentaire philosophique [...] (Hambourg 1688, 12°), et il devait être appuyé par l’ouvrage d’Elie Saurin, Réflexions sur les droits de la conscience, où l’on fait voir la différence entre les droits de la conscience éclairée et ceux de la conscience errante [...] et on marque les justes bornes de la tolérance civile en matière de religion (Utrecht 1697, 12°).

[3C’est toute la substance du Commentaire philosophique, seconde partie, chap. VIII : « Huitième objection. On rend odieux malicieusement le sens littéral de contrainte, en supposant faussement qu’il autorise les violences que l’on fait à la vérité. Réponse à cela, où l’on montre qu’effectivement ce sens littéral autorise les persécutions suscitées à la bonne cause, et que la conscience qui est dans l’erreur a les mêmes droits que celle qui n’y est pas » : « Mais je passe plus avant, et je dis que non seulement un péché devient le plus grand qu’il puisse être dans son espèce, par la plus grande connaissance que l’on a de sa turpitude ; mais aussi que de deux actions dont nous appelons l’une bonne, l’autre mauvaise : la bonne, faite contre l’inspiration de la conscience est un plus grand péché, que la mauvaise faite selon l’inspiration de la conscience. »

[4Voir Commentaire philosophique, Seconde partie, ch. VII : « Septième objection. On ne peut nier la contrainte au sens littéral, sans introduire une tolérance générale. Réponse à cela, et que la conséquence est vraie, mais non pas absurde. Examen des restrictions de quelques demi-tolérants ».

[5Voir Commentaire philosophique, Seconde partie, ch. VI : « Sixième objection. L’opinion de la tolérance ne peut que jeter l’Etat dans toutes sortes de confusions, et produire une bigarrure horrible de sectes qui défigurent le christianisme. Réponse à cette pensée ; en quel sens les princes doivent être les nourriciers de l’Eglise ».

[6Bayle entend : des citations mal interprétées, comme celle du Christ, « Contrain[s]-les d’entrer », que saint Augustin a lue comme une légitimation de la persécution des hérétiques. Bayle reprend ici la thèse du Commentaire philosophique.

[7Ironie piquante à l’égard de l’auteur de L’Esprit de M. Arnaud.

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