Lettre 760 : Pierre Bayle à Jean Rou

A Rotterdam, le 24 d’octobre, 1690

Je suis bien aise, mon très cher Monsieur, de ce que vous m’écrivez de raisonné sur le prétérit indéfini et sur le défini ; car, pour le qui pro quo du mode, c’est pure inadvertance [1]. Je vois que vous avez vos raisons et vos autoritez, pour apeller prétérit indéfini, J’ai aimé ; et prétérit défini, J’aimai ; et je conviens avec vous, qu’on peut raisonnablement prendre ce parti, et que peut-être, vouloir disputer contre, ne seroit qu’une pure logomachie. Ce qu’il y a de certain, ce me semble, c’est qu’on peut trouver aisément des raisons, pour soutenir que j’ai aimé est le parfait défini ; et j’aimai, l’indéfini. En voici une. J’ai aimé dénote le passé, purement et simplement ; et, comme vous dites fort bien, absolutè loquendo. Au contaire, J’aimai désigne le passé, avec un rapport confus à un jour, ou à un autre. Il enferme bien en événement qui n’est plus présent ; mais, il se peut aussi tot raporter à hier qu’à avant-hier : ainsi, il emporte le temps passé, avec une relation ; ou, comme disent les logiciens, avec une connotation vague et confuse d’un certain tems passé, qui n’est pas plutot celui-ci, que celui-là. J’ai aimé est dégagé de cette connotation vague, et se trouve par conséquent destiné à marquer pleinement, rondement, et définitivement, pour ainsi dire, le tems passé, et qui n’est plus : et, si nous y faisons une exception, comme quand nous disons, j’ai vu aujourd’hui Monsieur un tel, ce n’est que pour une seule espece, ou plutot portion, de tems, qui est en partie passée, et en partie présente. Ainsi, c’est toujours quelque chose de fixe : savoir, ou le tems passé, en général ; ou une de ses parties, en particulier. Au lieu que j’aimai n’est jamais dégagé ou d’une partie passée du tems, ou d’une autre à l’infini ; comme quand on dit, un vaisseau, quelque homme, ce n’est ni celui-là ; c’est un individuum vagum. Mais quand on dit l’homme, on marque une espece d’animal fixe, et déterminée, sans rien de vague.

Cela étant, je croi que la raison n’est guere capable de prononcer là-dessus ; il faut recourir à l’autorité et à l’usage des grammairiens : et franchement, je ne sai pas trop bien qui l’emporteroit : et il pourroit bien être, qu’aiant cru que j’ai aimé dit quelque chose de moins vague, que j’aimai, j’ai jugé que c’étoit j’ai aimé que les grammairiens appelloient prétérit défini ; sans consulter, si effectivement, ils se régloient sur la raison qui me faisoit juger ; ou, si, sans raison, ou bien pour des raisons différentes, et aussi bonnes que la mienne, ils se servoient d’une autre dénomination [2].

Je vois par la Grammaire françoise d’ Antoine Oudin [3], qu’il est tout-à-fait conforme à Chiflet [4] : je n’ai point celle que Messieurs de Port-Roial ont faite pour la langue françoise en particulier, outre ce qu’ils appellent Grammaire générale et raisonnée [5] ; ni celle de Maupas [6], et d’autres petits maitres ; ainsi, je ne puis pas déterminer ce qui en est. Mais, je conjecture qu’ils font comme Oudin et Chiflet ; et qu’ainsi, mon cher Monsieur, vous devez laisser la chose comme vous l’aviez mise.

J’aprens tous les jours, qu’il n’est rien de si aisé que de se tromper, quand on juge sur des apparences, et sans vérifier sur les lieux ce de quoi on veut juger. Une autre fois, je vous promets d’être beaucoup plus circonspect ; sur tout, quand il s’agira de s’écarter de ce que je verrai emploié dans vos écrits.

Je suis, mon très cher Monsieur, votre, etc.

Notes :

[1Bayle avait proposé un commentaire sur les écrits de Rou dans sa lettre du 10 octobre 1690 (Lettre 757) ; la réponse de Rou, à laquelle la présente lettre constitue la réplique, ne nous est pas parvenue. La position de Jean Rou vis-à-vis de la question de la distinction entre les passés défini et indéfini coïncide avec celle des grammairiens modernes à partir de Jean-François Féraud, Dictionnaire critique de la langue française (Marseille 1787-88, 4°, 3 vol.). Le point de vue de l’Académie, en revanche, était fortement influencé par l’exemple de ce qu’on appelle l’aoriste gnomique grec utilisé comme le passé simple français dans les proverbes et dictons, dont la pertinence n’est pas limitée à telle ou telle époque. Le passé simple, cependant, désigne normalement et essentiellement une action ou un état ayant lieu à un moment ou pendant une période de temps définis, même là où ce moment ou cette période ne sont pas explicitement indiqués.

[2Prosper Marchand indique que l’abbé François-Séraphin Régnier-Desmarais (1632-1713), dans son Traité de la grammaire françoise (Paris 1706, 4°), p.336-337, désigne je fis comme le prétérit indéfini, et j’ai fait, comme le prétérit défini, et qu’en cela, il déclare suivre le sentiment de l’auteur de la Grammaire générale et raisonnée d’ Arnauld et de Lancelot.

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 261800

Institut Cl. Logeon