Lettre 980 : Claude Nicaise à Pierre Bayle

Dijon le 9 may 1694

Je suis en peine Monsieur d’un pacquet de lettres de Hollande, que Mons r Toinard [1] m’a faict scavoir par un de mes amis de Paris m’avoir envoyé à Is sur Tille et qu’il croit avoir esté perdu. Il ne se perd aucunes lettres par les courriers, et encor moins à mon égard celles qui me sont adressées à Is sur Tille que je croy encore plus seures que celles qu’on m’adresse à Dijon ; parceque Monsieur Petit Jean maistre de la poste a un soin tres particulier de me les envoyer. J’avois faict affranchir chez luy un pacquet pour Paris, où il y avoit des lettres pour vous Monsieur [2][,] pour Mr Cuper, pour Mr Grævius, pour Mr Le Clerc et pour Mr Basnage. Je me doute que c’estoient des réponses à ce pacquet : j’en suis extrêmement chagrin craignant qu’il n’i en eût des vostres, qui me sont cheres sur toutes autres et qui me servent d’un lénitife nonpareil à mes douleurs. Voulés-vous, Mons r, que je vous dise entre nous mon sentiment avec liberté sur ce pacquet[?] Je croy que Mr Toinard l’a ouvert et a retenu des lettres. Je scay sa curiosité et son envie sur ce chapitre[ :] ce n’est pas la 1 ere fois qu’il en a ainsy usé et qu’il a violé le droit des gens à mon égard sans m’avoir voulu rendre les lettres. Je luy pardonnerois de bon cœur de les avoir ouvertes s’il me les avoit envoyées. Je vous prie de faire scavoir la perte de ce pacquet à Mons r Cuper et à Mons r Grævius, / qui seront en peine de ne point recevoir de mes reponses, et de leur dire qu’ils ne m’adressent pas leurs lettres par Mons r Toinard : il n’i a qu’à me les envoyer en droitture* à Dijon et les affranchir pour Paris, comme je fairai celles que je leurs écripts. Si j’estois un homme à me vanger de ce vilain tour que Mr Toinard me faict j’ay en main de quoy le faire ; mais il faut rendre le bien pour le mal ; je le scay d’aillieurs fort mortifié d’une réponse piquante, qu’on vient de faire à sa petite Critique de la version du Nouveau Testament de Mons, où il a osé attaquer les deux héros de la langue françoise et de la latine, le P[ère] Bouhours et le P[ère] Hardoüin [3][,] et outre cela les protecteurs de cette version [4] qui ne sont pas des happelourdes* ; voicy ce que l’un des plus habiles d’entr’eux et l’un de mes meilleurs amis m’en escript de Flandres [5][ :] « Mr Toinard s’est fait grand tort en publiant sa Critique ; c’est un livre très méprisable, où il n’i a nul goust ; qui est fort mal basti, et où il se mesle de décider sur la langue, qu’il ne scait pas, et sur la maniere de traduire l’Ecriture, qu’il n’entend point ; je dis la maniere de la traduire ; je n’en parle qu’après les meilleurs juges etc. ». Jugés, Mons r, si j’avois escript cela à Paris (comme je n’ay garde de le faire) et qu’il fust venu aux oreilles d’ Eumenius Pacatus [6], le beau champ que je luy ouvrirois pour continuer d’exercer sa bile contre Mr Toinard, qu’il y a vingt ans qu’il nous promet / de si belles choses et des concordances grecques sur le Nouveau Testament et des notes sur Joseph et autres choses et qui débute par un petit ouvrage si peu considérable. En vérité, on a raison de dire que cela porte coup à sa réputation.

Pour d’autres nouvelles Monsieur je croy que vous aurés veu les 3 1 ères gazettes des scavants qu’on attribue à un homme de Genève [7][ ;] ce dessein a esté interrompu et va se continuer[.] Le dessein est assés joly, s’il estoit bien conduit ; l’auteur auroit un peu besoin de vostre politesse pour le style et de vostre jugement. Il va bien faire valloir la Satyre des femmes de Despreaux [8] et ce qu’on en dict de part et d’autre. On nous promet d’autres Arlequiniana meilleurs que les 1 ers [9], aussi bien que des Menagiana de la façon de Monsr Baudelot [10] où il fourrera à ce qu’on me mande plusieurs vers de sa façon qui ne seront pas du goust de tout le monde. Mr Dubois, traducteur des Epitres de saint Aug[ust]in, vient de traduire ses Sermons où il a mis une grande préface que l’on dict estre un chef d’œuvre [11] ; mais qui ne sera pas du goust de nos prédicateurs. Le Traité de l’Eucharistie de Mr Pelisson [12] est fort estimé. Mais les Vies de Plutarque de Mr et de Mad. d’Aciers [13] sont dures à la vente. L’on parle de luy donner la charge de bibliothéquaire du cabinet du Louvre, vacquante par la mort de l’ abbé de Lavaux de l’Académie [14], qu’on vouloit unir à celle de bibliothéquaire du Roy : il y a mil escus d’appointement. J’ay lu avec plaisir L’Art de se connoistre soy mesme de Mr Abadie [15] ; un de nos amis grand critique [16] n’approuve pas son système de l’immortalité de l’âme, et je ne sçay pas s’il n’écrira pas contre.

Aymez moy toujours Monsieur dites moy de vos cheres nouvelles et de vostre excellent Dictionnaire critique. Je suis du meilleur de mon cœur tout à vous
Nicaise

 

Pour / Monsieur Baÿle / profess[eur] en philosophie / Rotterdam •

Notes :

[1Sur Nicolas Thoynard, un des grands savants antiquaires du XVII e siècle, qui faisait partie des réseaux de correspondance de Leibniz, de Locke et de Jean Le Clerc, voir Lettre 748, n.3.

[2Le paquet fut sans doute perdu ou supprimé par Thoynard, car aucune des lettres mentionnées ne nous est parvenue.

[3Nicaise introduit une confusion dans les titres : Nicolas Thoynard avait publié une Discussion de la « Suite des remarques nouvelles du P[ère] Bouhours sur la langue françoise », pour défendre ou pour condamner plusieurs passages de la version du Nouveau Testament de Mons, et principalement ceux que le P[ère] Bouhours y a repris (Paris 1693, 12°) contre l’ouvrage de Bouhours qui avait paru quelques années auparavant (Paris 1687, 12°) mais qui avait connu de nouvelles éditions en 1692 et 1693 : voir Lettre 944, n.10. L’ouvrage de Jean Hardouin auquel Thoynard s’attaqua est apparemment son De supremo Christi Domini Paschate (Parisiis 1693, 4°), dont il avait également fait un Extrait du traité du Père Hardouin sur la dernière Pâque de Notre Seigneur. Dialogue. Lettre d’Eusèbe à Irénée sur le même sujet (Paris 1693, 4°). Nicaise précise dans sa lettre du 26 juin 1694 (Lettre 991), que la « critique piquante » à l’égard de Thoynard est celle du Père jésuite Edmond Rivière, Apologie de M. Arnauld et du P. Bouhours contre l’auteur déguisé sous le nom de l’abbé albigeois (Mons 1694, 12°).

[4Les théologiens de Port-Royal.

[5A cette date, Antoine Arnauld vivait encore à Bruxelles, entouré d’une petite communauté d’amis fidèles : Louis-Paul Du Vaucel, Léonard de Guelphe, Jacques Hardouin Belier des Essarts et Pasquier Quesnel ; c’est sans doute de l’un d’eux que Nicaise a reçu la lettre qu’il cite. Sur tous ces compagnons d’Arnauld, voir le Dictionnaire de Port-Royal, s.v.

[6Eumenius Pacatus prononça, en l’an 309, les panégyriques de Constantius Chlorus et de son fils Constantin le Grand. Voir cependant la formule de Bayle dans l’article « Ayrault (Pierre) » du DHC : « La harangue qu’il fit à ce duc [d’Anjou] faisant son entrée à Angers le 7 de janvier 1570 a été imprimée avec le discours qu’il lui adressa pour le louer de ses victoires et de la restauration de l’université d’Angers. Ce discours roule principalement sur ce que Beaudouin avoit dédié à ce prince deux anciens panégyriques : celui qu’Eumenius avoit fait de Constantius, et celui que Pacatus avoit fait de Théodose. » ( in corp.).

[7Sur ce périodique lancé à Genève par Vincent Minutoli, l’ami de Bayle, voir Lettre 950, n.18.

[8Boileau avait publié la Satire X. Contre les femmes dans l’édition de ses œuvres qui parut au début de l’année chez Denis Thierry (Paris 1694, 12°) et puis, au mois de mars, il fit imprimer une édition à part chez le même imprimeur : Dialogue, ou satire X (Paris 1694, 4°). L’œuvre fut assez mal reçue parmi les Modernes – sauf par Bayle, qui la tenait pour le « chef d’œuvre » de Boileau ( DHC, art. « Barbe », rem. A). Charles Perrault lui répondit par L’Apologie des femmes (Paris 1694, 4°).

[9Sur la première édition des Arlequiniana ou Arliquiniana, voir Lettre 964, n.10. Il y eut une deuxième édition, apparemment hollandaise, en 1694, et une « deuxième édition augmentée » la même année. L’ouvrage connut d’autres rééditions en 1708 et 1735, voir F. Wild, Naissance du genre des ana, p.311.

[10La première édition des Menagiana, publiée par Florentin et Pierre Delaulne (Paris 1693, 12°), fut établie par l’abbé Claude Chastelain, Baudelot de Dairval, Antoine Galland, François de Launay, professeur de droit français, Mondin, François Pinsson des Riolles, Boivin, Charles de Valois de La Mare (fils d’Adrien), Jean-Baptiste Dubos, Boudeville (peut-être Gilles Boudeville). Il y en eut une réimpression aux Provinces-Unies (Amsterdam 1693, 12°) ; la deuxième édition augmentée est attribuée parfois à Pierre-Valentin Faydit (Paris 1694, 12°, 2 vol.) et la troisième fut celle de Bernard de La Monnoye (Paris 1715, 12°, 4 vol.). Sur le groupe des éditeurs de la première édition des Menagiana, parmi lesquels on reconnaît plusieurs correspondants de Bayle, voir M. Abdel-Halim, Antoine Galland, sa vie, son œuvre (Paris 1964), p.398-409, et son édition critique de la Correspondance d’Antoine Galland (thèse complémentaire dactylographiée, Université de Paris, 1964), lettre 66 (à Nicaise), p.176-181 ; F. Wild,, « Nouveau public, nouveaux savoirs à la fin du XVII e siècle : les Nouvelles de la république des lettres et le Dictionnaire de Bayle », in La Transmission du savoir dans l’Europe des XVI e et XVII e siècles, dir. M. Roig Miranda (Paris 2000), p.501-514, et, du même auteur, Naissance du genre des ana, p.185-239.

[11Philippe Goibaut du Bois de La Grugère, ancien précepteur, conseiller et secrétaire du jeune duc de Guise, Louis-Joseph de Lorraine, continua à résider à l’hôtel de Guise après la mort du jeune homme en 1671. Membre de l’Académie française en 1693, il publia plusieurs traductions de saint Augustin : Nicaise mentionne ici Les Lettres de saint Augustin (Paris 1684, 8°) et Les Sermons de saint Augustin sur le Nouveau Testament (Paris 1694, 8°, 4 vol.). Bayle se souvenait certainement de l’auteur, qui avait publié au moment de la Révocation un ouvrage intitulé Conformité de la conduite de l’Eglise de France pour ramener les protestants, avec celle de l’Eglise d’Afrique pour ramener les donatistes à l’Eglise catholique (Paris 1685, 12°) : voir Lettres 239, n.19, 352, n.13, et 549, n.11.

[12Paul Pellisson-Fontanier, Traité de l’eucharistie, par feu M. Pellisson (Paris 1694, 12°), édité par Jacques de Faure Ferriès. Pellisson était mort le 7 février 1693.

[13André Dacier, Les « Vies des hommes illustres » de Plutarque, traduites en françois, avec des remarques (Paris 1694, 4°), ouvrage recensé dans le JS du 8 mars 1694. Dans le Nouveau journal des savants de septembre-octobre 1694, p.577-591, Etienne Chauvin recense Les Vies des hommes illustres de Plutarque, traduites en françois, avec des remarques par Monsieur et Madame Dacier (Paris chez Claude Barbin, s.d., 12°, 27 feuilles), mais la participation d’ Anne Dacier à cette traduction n’est pas mentionnée par les bibliographes modernes.

[14Louis Irland de Lavau, garde des livres du cabinet du Roi au Louvre, fut admis à ce titre en 1679 à l’Académie française, où il succéda à Henri-Louis Habert de Montmort ; Lavau mourut le 4 février 1694 et Jean-François-Paul Lefèvre de Caumartin fut élu à sa place.

[16Nous ne saurions identifier avec certitude cet ami « grand critique » de Nicaise et de Bayle puisque sa critique d’ Abbadie ne fut pas publiée. Parmi leurs correspondants, on trouve Daniel de Larroque, François Pinsson des Riolles , l’ abbé Dubos, Nicolas Thoynard et Charles-César Baudelot de Dairval ; on peut penser qu’il s’agit ici de l’un d’eux.

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