Lettre 1080 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

[Rotterdam,] le 2 e de fevrier 1696

Quoique le premier mois de cette année soit ecoulé mon tres cher Monsieur, je ne laisse pas de vous faire le compliment d’ ad multos annos [1] : et mille vœux pour votre prosperité, et pour celle de toute votre belle famille dans le cours de cette année, et de plusieurs autres. Notre cher ami de Lauzanne à qui j’ecrivis au mois d’aoust dernier [2], vous aura sans doute rendu compte du souvenir que j’ay toujours de notre bonne / et tendre amitié et vous aura dit que j’attens vos ordres au sujet du manuscrit de Mr Diodati [3] que je crains que l’on ne puisse pas faire imprimer ici : le libraire qui avoit promis de l’imprimer, recule toujours, et offre de le rendre dès qu’on voudra le ravoir. Cela me fache extremement ; car j’avois souhaitté passionnement de rendre en cela quelque service à Mr le docteur Diodati, et la confusion où je suis de n’y avoir pas reussi, m’a empeché jusqu’à present de me donner l’honneur de repondre à l’obligeante lettre qu’il m’a ecritte [4] : je n’oublie pas que je lui dois cette reponse, et je m’acquitterai de mon devoir[.]

Les gazettes de ce païs ci m’ont fait deux ou trois fois un plaisir incroïable, en m’ap[p]renant que Mr le capitaine Minutoly avoit eté chargé par Millord Gallowai de certaines commissions honnorables [5].

Je viens, mon tres cher Monsieur, a l’une des principales raisons qui m’engagent à vous ecrire aujourdhuy. Monsieur de Waddenffens l’un des 24 conseillers de Rotterdam [6], et des plus considerables de la ville, tant par ses richesses, que par ses bonnes et belles qualitez a un fils ainé agé de seize ans qu’il veut elever avec tous les soins possibles, et ne rien epargner pour en faire un honnette homme qui soit capable un jour et de faire honneur à sa famille, et d’exercer les charges de la republique, où il a lieu de pretendre. Le jeune homme est d’un fort bon naturel ; et de fort bonne esperance. Monsieur son pere ayant consideré le mauvais etat où sont les academies de ce païs cy par la coutume incurable où se sont mis les jeunes gens d’étudier peu, et de boire beaucoup, et de ne songer qu’à se divertir et qu’à detourner les ecoliers qui voudroient se confiner dans leur cabinet, n’a pas dessein de l’envoyer ny à Leyde ny à Utrecht etc.[,] il a jetté les yeux sur Geneve ; il se persuade que cette / ville etant le centre, et la metropole de la Reformation a conservé mieux que les autres la pureté des mœurs, comme la pureté de la doctrine, et que la jeunesse qui y etudie a beaucoup moins à craindre qu’ailleurs la contagion des mauvais exemples. Comme il sait que j’ay pour lui toute la considération qu’exige de moi la reconnoissance (car il a toujours eté mon patron depuis que je suis dans cette ville [7], et il s’est toujours opposé de toutes ses forces tant dans le consistoire wallon que dans la maison de ville, à la cabale qui m’a eté contraire) il m’a communiqué son dessein, et il m’a demandé si son fils pourroit être recommandé aux soins d’un habile, et honnete homme qui veillat sur sa conduite, qui lui donna[t] ses bons avis, qui l’animat à l’etude, qui cultiva[t] sur toutes choses la pieté, et la crainte de Dieu dans son ame, faisant qu’il fut assidu aux predications à quoi notre jeunesse academique en ce païs cy est fort negligente : je lui ay repondu que je connoissois l’homme qu’il demande, que Mr Minutoly ministre et professeur à Geneve, aussi poli, et instruit dans les belles lettres, et dans la sciences de bien vivre, que dans la theologie, tenoit chez lui des pension[n]aires et qu’il en avoit presque toujours de grande qualité et que je ne croiois pas qu’on put mieux faire que de placer là Monsieur son fils. Il a dessein de le laisser à Geneve quelques années avant que de l’envoïer voiager en Italie, en Espagne, en France et en Angleterre : il veut qu’il fasse à Geneve son cours de philosophie, qu’il y étudie en droit, et qu’il y ait tous les maitres qui y enseignent, ou en particulier, ou en public les mathematiques ; la geographie etc. mais surtout il souhaite qu’il soit logé chez une personne qui ait la bonté de lui donner ses bons avis, et qui prenne un soin particulier d’empecher qu’il ne se relache, soit dans ses etudes, soit dans les exercices de pieté. Je l’ay asseuré, mon cher Monsieur, que vous feriez tout cela avec beaucoup de plaisir, et qu’ainsi le logeant chez vous / il pourroit dormir en repos et s’assurer que son fils seroit tres bien, et en bonnes mains. Je lui ai promis de vous en écrire aujourdhuy, et je l’ay asseuré que je recevrois bientot reponse ; je vous sup[p]lie donc tres humblement de m’honorer d’un mot de reponse sur cecy. La chose presse ; car le dessein de Mr de Waddensfens est que son fils fasse le voiage de Geneve au mois de may prochain ; que vos grandes occupations, et votre commerce* de lettres vous fassent trouver, je vous en conjure, un moment pour me repondre au plutot trois ou quatre lignes suffiront, si votre loisir ne vous permet pas de vous etendre davantage, comptez que notre honnete homme ne souhaite rien si passionnement que de bien elever son aîné ; il n’y veut rien epargner et il peut sans s’incommoder, y faire de la depense.

Nos nouvelles lit[t]eraires sont assés steriles. M rs Franzius, et Perizonius sont en guerre ouverte [8], et ecrivent l’un contre l’autre de petits livres avec un peu trop de chaleur, et d’emportement. Cela divertit les uns et chagrine les autres ; ils se critiquent sur des mots de latinité. Mr Gronovius a publié depuis peu Harpocration avec de savantes notes [9]. Mr de Vandal[e] vient de mettre au jour son traitté De origine Idolatriæ, et Superstitionum [10] : vous savez combien son traitté De oraculis a eté estimé [11] : on voit le meme tour d’erudition dans ce dernier livre. Le Thesaurus antiquitatum Romanarum entrepris sous la direction de Mr Grævius est parvenu au 4 e volume [12].

Je fais par votre moien mille et mille complimens à notre ami de Lauzanne. Il y a eu à Amsterdam depuis trois ou quatre jours des émotions* populaires qui ne sont pas encore calmées et qui ont causé bien du desordre [13] : cela cause dans tout le païs bien du chagrin ; mais apparemment elles cesseront bientot. J’ecris à Mr Leger pour le prier de m’apprendre quand il commencera son cours [14].

Je suis, mon tres cher Monsieur, tout à vous.

Notes :

[1ad multos annos : « [Que vous viviez] de nombreuses années ».

[2Voir la lettre de Bayle à David Constant du 22 août 1695 (Lettre 1053). La formule de Bayle semble impliquer qu’il n’a reçu aucune lettre de la part de Minutoli depuis cette date ; déjà au mois de novembre 1694, Bayle se plaignait de son silence (voir Lettre 1017, n.1) et aucune lettre de la part de Minutoli datée de l’année 1695 ne nous est connue.

[3Sur cet ouvrage de Diodati (ou Dieudonné) que Bayle avait essayé de faire imprimer par l’intermédiaire d’ Almeloveen, voir Lettre 891, n.22.

[4Cette lettre de Diodati à Bayle est perdue.

[5Il s’agit sans doute de Paul Minutoli, né en 1673, officier militaire. Nous apprenons ici qu’il était au service d’ Henri de Massue, marquis de Ruvigny, vicomte puis 1 er comte de Galway. Après avoir soutenu le duc de Savoie et porté secours aux vaudois, Ruvigny dut ramener ses troupes aux Provinces-Unies lors du revirement de l’alliance du duc de Savoie. C’est sans doute à cette époque que le jeune Minutoli fut chargé de mission auprès du futur comte de Galway (il allait être promu à ce rang en 1697). Par la suite, entre 1697 et 1701, Galway devait exercer les fonctions cruciales de Lord Chief Justice en Irlande. Pour une étude très détaillée de sa carrière, voir D.C.A. Agnew, Protestant exiles from France, chiefly in the reign of Louis XIV, or ther Huguenot refugees and their descendants in Great Britain and Ireland (s.l. 1886), i.339-411, et aussi M. Glozier, The Huguenot Soldiers of Willian of Orange and the Glorious Revolution of 1688. The Lions of Judah (Brighton, Portland 2002, 2008), s.v.

[6Sur Josua van Belle, seigneur de Waddinxveen, membre du conseil municipal de Rotterdam et du consistoire de l’Eglise wallonne de Rotterdam, voir Lettre 899, n.1, et H. Bost, Le Consistoire de l’Eglise wallonne de Rotterdam, 1681-1706, index.

[7Bayle emploie le terme de « patron » comme synonyme de « protecteur » : en arrivant à Rotterdam, il s’était mis sous la protection d’ Adriaan Paets ; depuis la mort de celui-ci, c’est apparemment Waddinxveen, républicain comme Paets, qui l’avait pris sous son aile.

[8Sur la guerre entre Francius et Perizonius, voir Lettre 1086, n.4.

[10Sur cet ouvrage d’ Antonius van Dale, voir Lettre 1079, n.16.

[11Voir Antonius van Dale (1638-1708), De oraculis ethnicorum dissertationes duæ : quarum prior de ipsorum duratione ac defectu, posterior de eorundem auctoribus : Accedit et schediasma de consecrationibus ethnicis (Amstelædami 1683, 12°) ; c’est le tout premier ouvrage que Bayle ait recensé dans les NRL, mars 1684, art. I : sur l’auteur, voir Lettre 227, n.25, et sur son adversaire Georges Moebius, voir Lettre 486, n.13.

[12Jean Georges Grævius, Thesaurus antiquitatum romanarum congestus a Joanne Georgio Graevio ; accesserunt variæ et accuratæ tabulæ ænæa (Trajecti ad Rhenum et Lugduni Batavorum 1694-1699, folio, 12 vol.) : voir aussi Lettre 1031, n.9 et 10.

[13Les 31 janvier et le 1 er février 1696, Amsterdam connut un Aansprekersoproer ou « révolte des croque-morts », qui fut déclenchée par les tentatives du gouvernement d’Amsterdam de réduire le nombre d’entreprises de pompes funèbres ( aansprekers) de 300 à 76 et de les tenir sous son contrôle : ces aansprekers jouaient traditionnellement un rôle important au moment des funérailles car ils annonçaient à tout le voisinage du mort son enterrement imminent. La révolte fut provoquée par le bruit qui courut selon lequel les pauvres ne seraient plus enterrés décemment. Elle provoqua la mort de plusieurs personnes et la maison du maire d’Amsterdam, Jacob Boreel, fut pillée et dévastée. L’ordre fut vite rétabli, cependant, et plusieurs des meneurs furent pendus.

[14Sur Antoine Léger, que Bayle avait connu à Genève et qu’il avait revu à Paris en 1675 lors de la peregrinatio academica qu’il effectua avec Bénédict Pictet, voir Lettres 27, n.4, et 40, n.9. En 1686, Léger – qui était pasteur à Genève depuis 1684 – avait été nommé professeur de philosophie à l’académie de théologie de Genève : voir Lettre 536, n.4 ; il devait être nommé professeur de théologie en 1709.

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