Lettre 1127 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli
Je suis confus, mon tres cher Monsieur, d’avoir eté si longtems sans me donner l’honneur de vous / ecrire [1]. Depuis la belle saison Mr de Waddinx-veen [2] est avec toute sa famille la pluspart du tems à sa maison de campagne : j’ay eté plusieurs fois ches lui pour savoir le jour qu’il ecriroit à Mr son fils, mais je ne l’ai jamais rencontré au logis. Voilà la cause de mon silence : ce matin il m’a fait l’honneur de me venir voir, et m’a averti qu’il ecriroit aujourd’huy ; malheureusement c’est un jour où je suis contraint de preparer un article que les imprimeurs demandent avec instance [3][,] de sorte que je ne pourray que vous ecrire un petit billet, au lieu d’une ample et longue missive que j’aurois envie de vous ecrire : contraint de menager le terrain, je commence par vous asseurer, mon tres cher Monsieur, qu’on ne peut pas etre plus content que l’est Monsieur de Waddeinx-veen de l’affection, que vous temoignez à Monsieur son fils, et du soin zelé que vous en prenez. J’espere que vous continuerez toujours vos bons offices. Quelqu’un lui a dit qu’il n’y a point de professeur en jurisprudence presentement dans votre academie : je lui ai dit que je croiois cela faux ; et que je ne doutois point qu’il n’y eut, et un professeur public, et un habile refugié qui fait des lecons particulieres en jurisprudence [4]. Je vous sup[p]lie de nous faire savoir ce qui en est. Car on souhaitte que dès que le jeune homme sera assez fort pour profiter dans cette science, il s’y ap[p]lique comme il faut, comme à celle qui doit etre son principal but, et la plus conforme aux emplois où on le destine.
Je dinai vendredy dernier avec Mr Hulft Resident de L[eurs] H[autes] P[uissances] à Bruxelles [5]. Je lui fis vos complimens et nous parlames amplement de vous. Il est toujours rempli d’estime, et d’amitié pour vous, et il me chargea de vous en assurer tres particulierement ; il a vû à la campagne Mr et Madame de Waddeinx-veen, et leur a dit qu’ils ne pouvoient / pas mieux faire que de tenir long tems Mr leur fils comme c’est leur intention, sous votre sage conduite. J’ay fais [ sic] aussi vos complimens à Mons r Sismus [6] diacre pour la 2 e fois de notre Eglise. Il les recut avec beaucoup de reconnoissance, et me chargea de vous asseurer de ses respects.
Nous n’avons pas beaucoup de livres nouveaux. Tout le travail de nos imprimeurs consiste à reimprimer, ou de vieux livres, ou les petites nouveautez de Paris ou de petites pieces sur les affaires du tems. On a vû depuis peu la traduction d’un livre anglois [7], où l’on montre qu’il ne s’est rien fait pour le roi Guillaume qui ne soit conforme aux loix fondamentales de l’Angleterre, et qui n’eut eté pratiqué en d’autres rencontres. Vous avez vû sans doute la dissertation de Mr l’abbé Du Bos où il montre qu’il y a eu quatre Gordiens [8]. Mr Galland a ecrit contre cette dissertation [9] ; Mr de Long-pré l’un des ecuyers de Paris a repondu pour Mons r l’abbé Du Bos, à l’ecrit de Mr Galland [10] : nous avons recu d’Angleterre une tres belle edition de Thucydide en grec et latin [11] : on se persuade ici que les desseins des Francois dans le Piemont dont on ecrit un peu en peine sont echoüés [12], et que la cour de Thurin a dupé habilement celle de Versailles : en tout cas c’est avoir beaucoup gagné que d’avoir obtenu cette inaction d’une armée si formidable pendant six semaines : on a eu le tems de se fortifier : si la suite nous ap[p]rend que les Francois ne tirent • aucun avantage de leur puissant armement de ce coté là, toute la Ligue [13] en poussera des cris de joye, et avec raison ; car la chose sera, et honteuse et pernicieuse à la France. Nous attendons de jour [en jour] le moment qui fera eclore les grands projets du roi d’Angleterre au Païs Bas ; je suis mon tres cher Monsieur, tout à vous : j’ai ecris [ sic] à droiture à notre ami de Lauzanne [14], il y a plus d’un mois.
Notes :
[2] Sur Waddinxveen, régent de Rotterdam, et son fils qui séjournait chez Minutoli à Genève afin d’y poursuivre ses études, voir Lettre 1080. Le 2 février 1696, Bayle avait recommandé le fils Waddinxveen auprès d’ Antoine Léger (voir Lettre 1085) et Jacques Basnage avait fait de même auprès de Jean-Alphonse Turrettini : « Je ne vous estime ny ne vous aime pas moins, malgré votre silence, mais souf[f]rés que je me plaigne et que je vous face en mesme temps une priere en faveur de Mr de Wadensveen, fils d’une personne que vous pouvez avoir connue pendant votre sejour à Rotterdam, puisqu’elle y est d’une grande distinction. En particulier, j’ay sujet de luy temo[i]gner ma reconnoissance de divers bons offices qu’il m’a rendus depuis que j’y suis. Je vous prie, mon cher Monsieur, de m’ayder à m’acquit[t]er d’une partie de mes debtes en rendant à Mr son fils tous les services dont il sera capable. Il fait son cours de philosophie sous Mr Leger à qui Mr Bayle l’a fort recommandé, mais il peut avoir besoin de vos livres et de vos conseils pour ses etudes. Je croy mesme qu’il est à propos qu’il ap[p]renne la langue italienne et qu’il frequente vos exercices. » (éd. M. Silvera, n° XLVII, p.150-151). Cette lettre est datée par M. Silvera du mois de février 1696, suivant la date de la lettre de Bayle à Antoine Léger du 2 février ; mais cette date, adoptée avec réserve par M.-C. Pitassi, Inventaire Turrettini, n°975, est précoce. En effet, Bayle écrivit à Louis Tronchin vers le 15 mars (Lettre 1097) pour recommander le jeune Waddinxveen auprès de son ancien professeur et c’est le jeune élève lui-même qui apporta cette lettre à Genève ; il n’avait donc pas encore commencé ses études à cette date. La lettre de Basnage, qui évoque les études du jeune homme sous la direction d’Antoine Léger, doit donc dater de fin mars ou du mois d’avril au plus tôt.
[3] Dans l’article « Socin », rem. F, note m (qui deviendra rem. M, n.92), Bayle précise : « On écrit ceci en juillet 1696. »
[4] Le professeur qui enseignait le droit en 1697 était Bénigne Mussard (1657-1722), docteur de l’université de Montpellier, revenu à Genève, dont il était originaire, à la Révocation ; il enseigna cette discipline de 1686 à 1722. Voir Pitassi, Inventaire Turrettini, v.160-161. Il est plus difficile d’identifier l’« habile refugié qui fait des lecons particulieres en jurisprudence ».
[5] Sur Johan Hulft (1646-1709), voir Lettre 752, n.20.
[6] L’avocat Théodore Sismus, qui avait été diacre du consistoire de l’Église wallonne de Rotterdam en 1692-1693, le fut à nouveau de janvier 1696 à fin 1697. Il devait être élu ancien en 1700-1701, puis en 1704-1705. Voir H. Bost (éd.), Le Consistoire de l’Eglise wallonne de Rotterdam, 1681-1706. Edition annotée des actes avec une introduction historique (Paris 2008), s.v.
[7] Il s’agit sans doute de la publication de Gilbert Burnet, The Prince of Orange his declaration : shewing the reasons why he invades England ; with a short preface, and some modest remarks on it (London 1688, 4°), ou bien de la traduction par Gilbert Burnet du texte de propagande orangiste composé par Gaspar Fagel (1634-1688), The Declaration of His Highnes[s] William Henry, by the grace of God prince of Orange, etc. of the reasons inducing him, to appear in armes in the kingdom of England, for preserving of the protestant religion, and for restoring the lawes and liberties of England, Scotland and Ireland (The Hague 1688, folio), imprimé par Arnout Leers.
[8] Sur cet écrit de Jean-Baptiste Dubos, voir Lettre 991, n.9.
[9] Sur la réfutation de Dubos par Antoine Galland, voir Lettre 1067, n.33.
[10] Il s’agit certainement de Charles Le Colleur de Longpré, écuyer de la bouche du roi. Cependant, nous n’avons pas réussi à identifier l’écrit dont il est fait mention ici. Ce n’est que l’année suivante que Charles-César Baudelot de Dairval publia sa Réponse à M. G[alland] , où l’on examine plusieurs questions d’Antiquité (Paris 1698, 12°).
[11] Thucydidis de Bello Peloponnesiaco libri octo, éd. John Hudson (Oxoniæ 1696, folio).
[12] Par le traité de Turin du 29 août 1696, Victor-Amédée II, duc de Savoie, avait accepté l’offre de renouveler son alliance avec la France ; la ville de Pignerol fut rendue à la Savoie ; la forteresse de Casale fut cédée au duc de Mantoue. Ce renversement d’alliance ne fut déclaré qu’avec retard, de peur d’une attaque des troupes impériales, mais dès qu’’il fut décidé, les troupes françaises entrèrent en Piémont pour le défendre. Voir la Gazette, ordinaire n° 39, nouvelle de Pignerol du 19 septembre 1696.
[13] Les forces alliées de la Ligue d’Augsbourg hostiles à la France.
[14] Bayle avait écrit à David Constant de Rebecque le 31 mai 1696 (Lettre 1115).