A Pierre Bayle, Rotterdam
Vous faites d’une pierre deux coups [1], c’est-à-dire que d’une part vous m’enseignez ce que jusqu’ici je ne savais pas et qui m’aide à progresser dans ma connaissance des choses privées et publiques, et d’autre part – c’est le principal – vous ne manquez pas d’entretenir notre amitié en la cultivant avec le plus grand soin [2], très aimable Bayle. Cela est digne d’un vrai ami et d’un honnête homme. Ces deux vertus, je les admire et les chéris en vous depuis longtemps, surtout en un temps où la bonne foi et l’honnêteté semblent presque bannies, à moins qu’on ne préfère revenir à l’époque d’ Ovide, dont le poète dégoûté dit
Ainsi que vous l’écrivez, j’ai compté autrefois une personne au nombre de mes amis intimes qui, si je puis dire, faisait partie de la famille, le docteur Henning [4]. Après son départ pour Teutoburg [Dethmold], notre amitié s’est d’une certaine manière refroidie, peut-être parce que, fort préoccupé par ses études et par des malades à visiter, il répondait très rarement à mes lettres. Ainsi lui-même ayant agi assez négligemment, je ne lui ai rien donné de littéraire pendant presque deux ans [5]. Mais c’est l’occasion rêvée pour tâcher de reprendre cet échange de lettres interrompu. Même s’il devait s’y refuser, au moins je l’encouragerai à donner à sa traduction de Bergier Des grands chemins beaucoup plus d’élégance et de brillant en apportant ces augmentations assez généreuses.
J’avoue que je n’ai jamais entendu personne parler des Monuments d’ Erasme [6], de sorte que vous ne pourrez tirer de moi aucun éclaircissement. Si bientôt j’apprends quelque chose de mes amis, je le porterai sans délai à votre connaissance. Je cherche en vain depuis longtemps Giulio Cesare Capaccio [7]. Une fois que je l’aurai trouvé, je l’obligerai à servir votre intérêt autant que le mien. Nombreux sont ceux qui ont traité de cette matière et j’aimerais beaucoup parcourir leurs ouvrages. Si l’occasion se présente, je les emprunte. Par eux sont loués J.B. Fregosius, qui peut-être est le même que celui qui est appelé Fulgosius [8] par Auguste Adorno [9], Peresius Moya De claris Hispaniæ mulieribus, Madr. 1513 [10], Philippe Bergemensis Ferr. 1497 [11], Artemon Magnesius [12], Franciscus Augustinus [13], Joannes Fronto De virginitate erudita, Paris 1651[,] 4° [14]. A vrai dire, il ne m’est pas arrivé de voir un seul de ceux-ci.
Jean Poenria, érudit, a promis les disputations menées par Herbinus et Paschasius à Wittemberg [15]. Il faut ajouter le médecin personnel du roi du Danemark, Franck de Franckenau [16], naguère professeur très célèbre à Wittemberg, [auteur d’ouvrages] que, s’ils arrivent à temps, je vous transmettrai tout de suite. Ce que c’est que ce mois d’
Au revoir.
Donnée le 6 e jour avant les Ides de juillet 1696.
Notes :
[1] Littéralement : « Du même pot à chaux, vous blanchissez deux murs. » Expression proverbiale qu’on retrouve dans la Lettre 1159.
[2] Almeloveen file la métaphore de l’édifice bien entretenu : « sartus tectus », « réparé et couvert, en bon état d’entretien ».
[3] Ovide, Ars amatoria, I, 740.
[4] Sur Henricus Christianus Henning, dit Henninius, voir Lettre 1031, n.9.
[5] Le « commerce » de nouvelles littéraires exigeait la réciprocité : voir aussi le cas de Johan de Witt, exclu du réseau des correspondants de Bayle à cause de sa paresse : Lettres 889 et 924, n.13.
[6] Nous n’avons pas réussi à identifier cet ouvrage : voir Lettre 1126, n.6.
[7] Giulio Cesare Capaccio : voir Lettre 1126, n.7.
[8] Battista (ou Baptista) Fregoso (1452-1504), dit Fulgosius, De dictis factisq[ue] memorabilibus collectanea a Camillo Gilino latina facta (Mediolani 1509, folio), qui connut de nombreuses éditions ultérieures. Voir aussi Jean Tixier de Ravisy, dit Ravisius Textor, De Memorabilibus et Claris Mulieribus aliquot diversorum scriptorum opera (Parisiis 1521, folio), publié chez Simon de Colines : la section concernant les femmes savantes est de Battista Fregoso. Nous remercions Jane Stevenson de cette indication et des pistes bibliographiques qu’elle a suggérées pour l’ensemble des ouvrages concernant les femmes savantes.
[9] Jean-Auguste Adorno (1551-1591), issu d’une ancienne famille vénitienne tombée en disgrâce, fondateur de la congrégation des théatins. Voir DHGE, i, 591.
[10] Juan Perez de Moya, dit Peresius, médecin espagnol, auteur de l’ouvrage intitulé Varia historia de sanctos e illustres mugeres en todo genere de virtudes. Recopilado de varias autores (Madriti, Francisco Sanchez 1583), signalé aussi sous le titre Tractatus de eruditis mulieribus Hispaniæ (Madriti 1583) : cet ouvrage figure dans le catalogue d’ Antoine Teissier, Catalogus auctorum : qui librorum catalogos [...] virorum litteratorum elegia, vitas [...] scriptis consignarunt [...] Cum Philippi Labbæi bibliotheca nummaria [...] Et mantissa antiquariæ supellectilis (Genevæ 1686, 4°), fondé sur la somme du jésuite Philippe Labbe, Bibliotheca bibliothecarum curis secundis auctior. Accedit bibliothecæ nummaria in duos partes tributa (Parisiis 1664, 8°). Cependant, nous n’avons pas su localiser d’exemplaire de l’ouvrage de Moya.
[11] Giacomo Filippo Foresti, dit Bergomensis, Opus de claris selectisque plurimis mulieribus (Ferrarie 1497, folio).
[12] Artemon de Magnésie (Artemon Magnesius) fut un écrivain grec dont il ne subsiste que des fragments. Le deuxième livre des Miscellanea de Sopater d’Apamée (IV e siècle) comporte des extraits des récits d’Artemon Magnesius sur les exploits de femmes vertueuses. Voir la Bibliothèque de Photius, éd. J. Schamp (Paris 1991), ix.447 : « Artemon Magnesius historicus, Narrationes de recte factis mulierum », et F. Jacoby, Die Fragmente der griechischen Historiker (Leiden 2005), i.380, 1099.
[13] Il s’agit apparemment de Francisco Agostino della Chiesa, Teatro delle Donne Letterate con un breve discorso della preminenza e perfettione del sesso donnesco (Mondovì 1620, 8°), paru chez Giovanni Gislandi et Giovanni Tomaso Rossi.
[14] Jean Fronteau (1614-1662), De virginitate honorata, erudita, adorata, fœcunda (Lutetiæ Parisiorum 1651, 4°).
[15] Il s’agit peut-être d’une déformation du nom de Johann Pöner (Poener), mais nous n’avons su identifier avec certitude ni l’auteur ni son ouvrage. Il s’agit également, semble-t-il, de Christian Herbin (Herbinus), éditeur en collaboration avec Jakob Bedrot d’ Athénée de Naucrate, Dipnosophistarum, hoc est argute sciteque in convivio disserentum, lib. XV [...] (Basileæ 1535, folio), mais cette date exclurait l’identification de Paschasius comme étant Johann Pasch (1661-1709), dit Paschius, Gynæceum Doctum (Wittenbergæ 1686, 4°), dont une nouvelle édition devait sortir en 1701 à Wittenberg chez Christian Finkel.
[16] Georg Franck von Franckenau (1643-1704), fils de Georg Friedrich, enseigna l’anatomie, la chimie et la botanique à Iéna et devint professeur de médecine à l’université de Heidelberg en 1679. Il fut le médecin personnel de Louis-Guillaume, dit
[17] Cette question sur le mois d’ Agrianus devait entraîner une longue discussion : voir les solutions proposées par Almeloveen (Lettre 1141, n.8-12) et par Charles Drelincourt (Lettres 1136, n.8, et 1145, n.4).
[18] Sur la publication des Hommes illustres de Perrault, voir Lettre 1067, n.41 et 42.
[19] Thomas Smith (éd.), Bibliotheca Cottoniana, seu catalogus librorum manuscriptorum bibliothecæ cottonianæ cui præmittitur illustris viri D. Roberti Cottoni equitis curati et baronetti vita et bibliothecæ Cottonianæ historia et synopsis (Oxonii 1696, folio). Leibniz annonce cette publication dans sa lettre à Nicaise du 7 septembre 1696 : éd. Gerhardt, ii.559 ; voir aussi le compte rendu de Basnage de Beauval, HOS, mai 1697, art. X.
[20] Iuliani Imp. opera [...] omnia : et S. Cyrilli [...] contra impium Iulianum [...] Accedunt Dionysii Petavii in Iulianum notæ [...] Ezechiel Spanhemius [...] observationes [...] ad Iulianum [...] Cyrillum, addidit (Lipsiæ 1696, 4°), édition recensée dans les Acta eruditorum en novembre 1696, n° XI, et dans le JS du 26 janvier 1699. Cette édition avait été précédée par Les Césars de l’empereur Julien, traduits du grec avec des remarques et des preuves illustrées par les médailles par Ezéchiel Spanheim (Heidelberg 1660, 8° ; Paris 1683, 4°), dont une très belle édition devait sortir par la suite : Les Césars de l’empereur Julien traduits du grec. Par feu Mr le baron de Spanheim, avec des remarques et des preuves, enrichies de plus de 300 medailles, et autres anciens monumens. Graves par Bernard Picart le Romain (Amsterdam 1728, 4°).
[21] Christen Worm (1672-1737), Historia Sabelliana, hoc est de Origine et incrementis hæreseos Sabellianæ usque ad initium seculi quinti deductæ ex antiquitate ecclesiastica observationes (Francofurti 1696, 8°). Voir Lettres 1137, n.24, et 1202, n.28.
[22] Il s’agit de Friedrich Benedikt Carpzov, rédacteur des Acta eruditorum, où l’édition de Julien par Ezéchiel Spanheim fut recensée dans le n° XI du mois de novembre 1696. Sur ce périodique, voir A.H. Laeven, The « Acta eruditorum » under the editorship of Otto Menke (1644-1707). The history of an international learned journal between 1682 and 1707 (Amsterdam, Maarssen (1986) 1990). En revanche, nous n’y avons pas trouvé d’annonce ni de compte rendu de l’ Historia Sabelliana de Christen Worm : Almeloveen fait sans doute une confusion avec le compte rendu paru dans le périodique d’ Etienne Chauvin, Nouveau journal des savants, mai-juin 1696, p.255-259.