Lettre 114 : Pierre Bayle à Jacob Bayle
Je viens de recevoir avec une incroiable satisfaction votre lettre du 13 du courant [1] M[onsieur] e[t] t[res] c[her] F[rere]. Je voudrois bien que cette reponse vous rencontrat au lieu d’où vous l’aviez ecritte [2], afin que vous vissiez d’autant plutot la brieve relation que je m’en vas* vous faire de l’issue de ma dispute*. Vous saurez donc qu’etant de notorieté publique que j’avois un peu mieux soutenu mes theses que Mr Barthelemy, le seul de mes antagonistes qui a poussé jusqu’au bout (car de 4 que nous etions au commencement, un desista* avant que de composer des theses, et un autre a bien fait imprimer ses theses, mais à cause d’une fievre qui le surprit environ le tems qu’il a falu les soutenir, il ne les a point soutenues, et n’a argumenté que fort foiblement contre nous deux qui avons soutenu [3]). Et la lecon que nous fimes en suitte de la dispute ne m’ayant pas fait tort ; le conseil des moderateurs q[ui] fait l’election des sujets à promouvoir aux charges de l’Academie m’eleut le 2 novembre, sans avoir egard aux faux raisonnem[e]ns de plusieurs amis et parens de mon competiteur, qui pretendoient qu’etant enfant du lieu, il devoit etre preferé. Ce conseil donc ne s’etant pas rendu à des raisons si peu convainquantes, m’eleut et me fit preter serment le 4 en quoi a consisté toute mon inaugura[ti]on [4]. Car la reception publicque et inaugurale ne se faisant icy que pour obtenir ou le degré de maitre aux arts, ou le degré de docteur, je ne devois pas etre receu publiquement, puis que je n’acquerois pas le degré de docteur et qu’on jugea à propos que je ne prisse pas celuy de maitre aux arts co[mm]e etant eminemment* contenu dans le titre de professeur en philosophie q[ue] l’on me conferoit. Ainsi sans aucune formalité • j’allai faire ma 1ere leçon le lundy 11 fete de s[ain]t Martin, qu’on ne chomme* point icy. Je vous ay deja marqué dans ma precedente* le fardeau pesant que j’ay endossé et les horribles peines où il m’engage sur tout pendant les 2 années que je serai à composer mon cours / ce qui me fait recourir tout de nouveau à • vos bonnes et sainctes prieres, ausquelles je prens une si grande confiance, sachant votre pieté solide, et • me souvenant d’avoir leu en s[ain]t Jean que si quelqu’un fait la volonté de Dieu, il l’exauce [5] : Sur ce principe les prieres que votre affection vous fait pousser à Dieu pour moy, ont toujours fait mon esperance, et la feront à l’avenir. Or puis q[ue] vous avez tenu si bien votre partie à faire des vœux pour le bon succez* de cette affaire, tenez la aussi, de grace, à remercier le bon Dieu qui l’a faite heureusement reussir. Je vous ay envoyé un exemplaire de mes theses et un autre de celles de Mr Barthelemy, et j’y ay joint quelques theses de Mr Jurieu [6] qui vous confirmeront hautement dans la bonne opinion que son livre a fait avoir de luy. C’est asseurement un homme extraordinaire en vertu et en savoir.
Je crains que le paquet n’arrive pas à Mont[auban] pendant votre sejour. J’avois plusieurs autres choses à vous envoyer, mais la commodité d’envoyer mon paquet à Paris s’offrit si fort tout à coup, que je n’eus pas le tems de ramasser toutes mes pieces. Mais ce que j’ai le plus de regret d’avoir oublié c’est une protesta[ti]on publique que Mr Pierre Du Moulin l’autheur de la Paix de l’ame [7], a faitte pour se faire distinguer d’avec Louys Du Moulin [8] son frere avec lequel on le confond tous les jours. Il faut savoir que Louys Du Moulin est un ho[mm]e savant à la verité, mais aucunem[en]t* heterodoxe, et qui ecrit livre sur livre pour prouver que la puissance des clefs n’appartient qu’à l’authorité seculiere. Cette conduitte luy a fait perdre la bonne reputa[ti]on qu’il eut peu avoir en se bien servant de ses dons. Or Pierre Du Moulin son frere q[ui] est chanoine de Cantorbery et le plus honnete ho[mm]e du monde n’ayant peu le rameiner, a voulu faire savoir à toute la terre qu’il ne devoit pas patir de toutes les fredaines de son cadet. Comme cet ecrit est apparemm[en]t rare ches vous, je vous l’envoye par la poste. Je serois bien aise de savoir si Mr de S[ain]t Maurice [9] n’a point questionné Mr Satur [10] sur mon sujet, car pour vous en parler franchement il n’est pas assez bon ami de Mr Jurieu pour etre favorable à un ho[mm]e qui est placé de sa main.
Je benis Dieu des bons succez de votre predication, et admire votre modestie et votre integrité qui vous fait demeurer gayement sur un petit theatre, et vous opposer à tous les mouvem[en]s / qu’une parenté se porteroit à faire pour vous afin de vous elever à un plus grand [11]. Il y a tant de pieté et de tendresse aux raisons qui vous attachent à la patrie que je ne saurois vous en loüer assez. J’ecrivis à n[otre] t[res] h[onoré] p[ere] un de ces jours pour luy faire part de mon etablissem[en]t* [12]. Je continuerois à luy ecrire, si je n’etois persuadé que c’est tout un de vous ecrire à vous, et à luy. Pour notre cher J[oseph] je n’ai pas assez de loisir à present po[ur] luy ecrire. Vous luy fairez mille embrassades de ma part. Si cette academie n’etoit pas si eloignée ; s’il y avoit des conditions* à esperer, s’il n’y faisoit pas cher vivre, je vous pourrois conseiller de l’envoyer faire son cours ici mais puis qu’avec les 400 livres que je gagne (c’est l’appointement du professeur, et outre cela il prend un ecu par mois de tous ses disciples [13]) j’auray toutes les peines du monde de subsister, vous pouvez juger si les pensions sont fortes en ce pays. Je n’ay que 4 petits ecoliers [14] dont j’aurai dix ecus par an, asavoir un ecu pour chaque mois de repetition, et cela remplaçant à peu pres ce que mon predecesseur s’est reservé sa vie durant sur mes gages, je conte sur 400 l[ivres] pour les premieres années. Si Dieu nous donnoit une bonne paix ou qu’il benit mes petis travaux, il pourroit etre qu’un second et un cours ne se fairoit pas pour si peu de disciples. A tout hazard il vaut mieux etre professeur pour la vie, que precepteur pour la vie aussi. Vous pouvez asseurer Mr Martel que je suis grand ami des nouveaux philosophes, et que je soupire ardemment apres l’année de physique, où je me jetterai dans le cartesianisme et dans les atomes d’Epicure que le grand Mr Gassendi a si bien retablis [15]. Pour cette année il faudra s’en tenir à la vieille game et etre peripateticien [16]. Je vous prie de l’asseurer de mes obeissances* et de luy demander po[ur] moi une rela[ti]on de ses experiences sur les Pyrenées [17]. Je salue aussi Mrs Debia et La Boissonnade, et je vous plains fort d’avoir perdu un si bon voisin [18], un de ces jours ma lettre l’ira trouver dans le Rouergue. Je vous aurai la derniere obliga[ti]on po[ur] vos 200 l[ivres] et pour les lettres que vous voulez ecrire à mes bienfaicteurs [19]. Je suis tout à vous. Mes respects à l’eccles[iaste] de Saverd[un] [20]. Je baise les mains au loyal Freinshemius &c[.] /
Notes :
[2] A Montauban.
[3] Marc Borle : voir Lettres 112, n.7, et 115, n.1.
[4] Cet usage du serment, peut-être propre à l’académie de Sedan, est attesté pour des professeurs de théologie en 1658 et 1671 : voir Ancienne académie de Sedan. Documents pour servir à son histoire. Extraits de la chronique du Père Norbert (Paris, Mézières 1867, 8°), brochure anonyme tirée à cent exemplaires (cote SHPF : L8.879 (3)), p.25 et 58. Ces documents comportent des extraits du texte rédigé par Claude Colin, capucin, supérieur du couvent de Sedan (1719-1791) sous le titre « Histoire chronologique des villes et principautés de Sedan, Raucourt et Saint-Menges », demeuré manuscrit. Dans ces mêmes extraits (p.42) il est précisé que dans son acte de réception comme professeur, Bayle (qui orthographia son nom Bêle) se dit « natif de Nazère, près de Montauban », probablement par analogie avec Mazères, où, le 21 août 1670, Bayle était formellement revenu au protestantisme. Ces extraits nous apprennent aussi que les professeurs de philosophie de l’académie donnaient quatre heures de cours par jour, en deux fois deux heures, quatre jours par semaine, et le cinquième jour, deux heures de cours et deux heures consacrées aux thèses.
[5] Voir Jn 9,31.
[6] Il s’agit des thèses de Bayle et de Barthélemy mentionnées dans cette même lettre ; voir ci-dessus p.298. Quant aux thèses de Jurieu, voir Lettre 112, n.8, sur les thèses présidées et rédigées par lui, et soutenues par ses élèves ; cependant, dans sa lettre du 29 janvier 1676 (voir Lettre 116, n.3), Pierre précisera à son père qu’il lui a envoyé les thèses de Jurieu « sur la Cabbale » ; il s’agit donc probablement de ces thèses-là dans cette lettre-ci. Ce sont les thèses soutenues par Jurieu à Sedan le 12 mars 1674 en vue de l’obtention des grades de Docteur en Ecriture sainte et de Docteur en théologie, et elles s’intitulent Theses philologicæ de cabbala. In quibus disseritur de cabbala Judæorum, Ægyptiorum theologiâ, Pythagoræ & Platonicorum philosophiâ, Gnosticorum hæresi, & de sensu mystico & anagogico scripturæ sacræ (Sedani 1674, 4°) : voir E. Kappler, Bibliographie de Jurieu, section 67 (ii). Enfin, l’ouvrage qui aura donné « bonne opinion » de Jurieu, c’est toujours l’ Apologie pour la morale des réformés, sur laquelle voir Lettre 112, n.10.
[7] Pierre Du Moulin le fils (1601-1684) résidait en Angleterre, comme son frère Louis, depuis de nombreuses années. Son Treatise of peace and contentment of mind (London 1657, 8°) parut en français, probablement traduit par l’auteur, sous le titre de Traité de la paix de l’âme et du contentement de l’esprit (Sedan 1660, 8°) ; cette première édition fut suivie de quantité d’autres. Les deux frères Du Moulin avaient des options politiques, et donc théologiques, très différentes : Pierre avait été ardent monarchiste lors de la révolution anglaise et il s’était conformé à l’Eglise d’Angleterre, alors que Louis avait ouvertement sympathisé avec les partisans de Cromwell, était ardemment érastien en ecclésiologie et très proche des Indépendants, quoique membre de l’Eglise wallonne de Londres. La petite pièce fugitive que Bayle mentionne ici semble malheureusement introuvable de nos jours.
[8] Louis Du Moulin (1605-1680), établi en Angleterre fort jeune, comme son frère Pierre, s’était passionnément rallié à la cause puritaine et donc au parti parlementaire, ce qui lui avait valu de devenir professeur d’histoire ecclésiastique à Oxford en 1649 et d’être destitué à la Restauration. Il a publié d’assez nombreux ouvrages, très hostiles à l’épiscopat et à la notion d’une juridiction ecclésiastique autonome. Le livre auquel Bayle fait allusion ici est probablement le Patronus bonæ fidei in causâ puritanorum (Londini 1672, 8°), que Louis Du Moulin avait résumé en français dans L’Idée d’un livre intitulé Patronus bonæ fidei &c. Pour servir d’éclaircissement au dessein de son autheur (s.l. 1673, 12°), opuscule fort rare que possède la Bibliothèque de la SHPF. L’allusion voilée qu’on lit p.80 (numérotée p.90 par une coquille d’imprimerie) à l’ordination anglicane d’un jeune théologien français en séjour en Angleterre vise très probablement Pierre Jurieu qui, à son retour en France, dut se prêter à une consécration, selon l’usage des Eglises Réformées de France, par sept pasteurs et non par un évêque. Louis Du Moulin ne semble pas l’avoir su, puisqu’il conseille une telle démarche. Cela n’a rien d’étonnant, car à l’époque de l’ordination de son neveu, vers 1662, Louis Du Moulin semble avoir été en assez mauvais termes avec son frère Pierre, auprès de qui séjournait Jurieu. Par la suite, Louis Du Moulin allait polémiquer avec son neveu. En théologie dogmatique, Louis Du Moulin était un calviniste strict ; mais en ecclésiologie il était proche du congrégationalisme, et c’est à ce thème qu’il consacre la majorité de ses livres, sous son nom et sous divers pseudonymes, en latin, français et anglais.
[9] Jacques Alpée, sieur de Saint-Maurice (?-1700), pasteur en 1649, le devint à Sedan en 1660, en même temps que professeur de théologie à l’académie. Neveu de Jacques et de Louis Cappel, il avait succédé à Jean Brazi comme principal du collège en 1663. Il semble avoir représenté à l’académie le clan sedanais, par contraste, sinon opposition, avec les professeurs venus d’ailleurs, comme Jurieu. Or, Bayle apparaissait comme le protégé de ce dernier.
[10] Il s’agit probablement de Thomas Satur (1637-vers 1717), un des pasteurs de Montauban : voir R. Garrisson, « Un pasteur montalbanais au temps du Refuge », BSHPF, 85 (1936), p.228-240. L’accent de Bayle trahissait immédiatement ses origines méridionales et la démarche d’ Alpée de Saint-Maurice auprès de Satur, si elle a eu lieu, ne paraît pas illégitime. Ce pourrait bien être sous l’influence de Jurieu, un homme aux penchants paranoïaques, que Bayle a été amené à croire qu’ Alpée de Saint-Maurice, une fois informé de son passé, ne pourrait guère rester discret sur ce sujet – ce qui était pourtant la réaction qu’on pouvait attendre d’un pasteur.
[11] Le « petit théâtre » est Le Carla, et le « grand théâtre » Montauban : sur les ambitions de Pierre pour son frère Jacob, voir E. Labrousse, Pierre Bayle, i.11-12, n.44, et Lettre 72, n.20 et 21 : il souhaitait le voir devenir pasteur dans une ville importante comme Montauban, où il avait eu plusieurs fois l’occasion de prêcher et où Jacob était connu et apprécié. Il est clair que dans une lettre qui ne nous est pas parvenue, Bayle encourageait son aîné à préparer le terrain pour un tel transfert et que Jacob Bayle, en lui répondant, s’y était refusé.
[12] Cette lettre ne nous est pas parvenue.
[13] Sur la question du paiement du professeur, voir Lettre 112, n.17.
[14] On peut se demander si l’âge très avancé de Claude Pithoys, le prédécesseur de Bayle, n’avait pas contribué à tarir le nombre de ses auditeurs, les parents préférant inscrire leurs fils dans les classes d’ Etienne Brazi qui, sans être jeune, n’était tout de même pas un grand vieillard. Toutefois, c’est avant tout la proximité de Sedan par rapport au théâtre d’opérations militaires qui en écartait les étudiants étrangers à la ville.
[15] Les « nouveaux philosophes » sont les cartésiens et les gassendistes : leur débat a pris une tournure plus précise depuis la publication des Méditations métaphysiques de Descartes, traduites en français par le duc de Luynes en 1647 et accompagnées des Objections de divers philosophes, dont Gassendi et Hobbes ; en particulier. Bayle fait ici allusion au Syntagma philosophiæ Epicuri (La Haye 1659, 4°), ouvrage posthume de Gassendi, déjà mentionné dans sa lettre précédente : voir Lettre 113, n.14.
[16] A savoir, exposer les doctrines d’ Aristote qui depuis plusieurs siècles inspiraient les programmes de l’enseignement philosophique ; la réforme religieuse au siècle n’avait pas été accompagnée de rupture sur le plan philosophique.
[17] Ces expériences « sur les Pyrénées » portaient assez vraisemblablement sur la pression atmosphérique et répétaient celles de Pascal au Puy-de-Dôme.
[18] Pierre Debia resta à Sabarat jusqu’en 1677, où il fut nommé à Réalville, entre Caussade et Négrepelisse. Le « bon voisin » que va perdre Jacob Bayle semble donc être Pechels de La Boissonnade, pasteur aux Bordes, tout près du Carla. En fait, Pechels ne devint pasteur à Millau, dans le Rouergue, qu’en 1677. Comme tant de pasteurs du Haut-Languedoc, le traitement de Pechels ne lui était sans doute que très partiellement versé, d’où ses récriminations devant le synode provincial qui, en pareil cas, exhortait l’Eglise débitrice à des efforts financiers en même temps qu’il autorisait le pasteur à chercher un autre poste, une mesure qui en général n’était pas immédiatement exécutée. Notons au passage que les Bayle, père et fils, à l’instar de tant de leurs collègues, recevaient très partiellement leur traitement à cette époque.
[19] Entendez par là, Basnage et surtout Jurieu : voir Lettre 111, p.287-288, la suggestion de Bayle qui souhaite que les siens expriment leur gratitude à ses protecteurs.
[20] L’ecclésiaste de Saverdun est Laurent Rivals.