Lettre 1149 : Jacques Du Rondel à Pierre Bayle
Nostre illustre et nouvel ami [1] ne sçait rien du
Nostre mesme ami, car Mr le grand doyen est entièrement vostre ami, mais vostre ami d’admiration et de vénération, Mr Bonhomme, dis je, m’a révélé ce matin que Mr de Reckem n’est plus chanoine ni de Cologne ni de Saltsbourg, parce qu’il a servi avec un peu trop d’ardeur son oncle le cardinal de Furstemberg [8]. Le comte ne laisse pas d’avoir certains revenus, qui luy font encore faire une belle figure à Rome.
Mr Bonhomme a escrit sur son agenda, la congrégation de la comtesse de Guastalla [9], et dès qu’il en aura appris quelque chose, vous le sçaurez. Il vous baise très humblement les mains et vous assure de ses respects.
Autant qu’il m’en peut souvenir, c’est au X me des Loix que Platon dit ce que je vous escrivis l’autre jour [10]. A la vérité, ce n’est pas / en termes formels : mais tout le monde, je dis tout le monde l’interprete comme cela. Voicy les paroles :
C’est la pauvre Didon qui parle du pouvoir des dieux à l’article de la mort[ :]
Mors instans majora facit ; precor, inquit, adeste ;
Et placidi victos ardore admittite manes,
Æneæ conjux, Veneris nurus etc [14].
Et c’est au 8 me de Silius italicus, page 136 de l’edition de Rapheleng [15].
Je ne sçaurois vous rien dire de précis touchant les facultez du jeune homme de question [16] ; car ce n’a jamais esté mon naturel de m’informer du bien d’autruy : mais il est assez vraysemblable que le jeune homme n’a pas grand’chose. Cela soit dit selon que vous me le mandez, sans en rien redire.
Je vous remercie très humblement du poeme de Mr Rollin [17]. C’est une des plus belles pieces que j’ay leuë[s] depuis longtemps.
Ce 13 aoust.
Notes :
[1] Il s’agit apparemment de « Mr le grand doyen » Bonhomme. On sait très peu de chose sur l’Ecole Illustre de Maastricht, qui ne fut établie, selon toute probabilité, que lorsque Du Rondel commença à y faire des conférences. Voir F. Sassen, De Illustre School te Maastricht en haar hoogleraren (1683-1794) (Amsterdam 1972).
[it] Zundavastau est la forme donnée par Du Rondel, qui suit apparemment Nicolas Sanson, Introduction à la géographie [...] (Paris 1693, 12°), p.203, où il est précisé que « Les Parsis appellent le leur [livre de théologie]
[2] Il s’agit de Thomas Herbert (1605-1682), Relation du voyage de Perse et des Indes orientales : traduite de l’anglois de Thomas Herbert, avec les révolutions arrivées au Royaume de Siam l’an mil six cens quarante-sept : traduites du flamand de Jeremie Van Vliet [par Abraham Wicquefort] (Paris 1663, 4°).
[3] Allusion à l’ouvrage très contesté de Pierre-Daniel Huet, Demonstratio evangelica (Parisiis 1679, folio), qui connut de nouvelles éditions corrigées (Paris 1680, 1690, folio) ; l’abbé d’Aunay, futur l’évêque de Soissons et d’Avranches, y interprétait toutes les mythologies anciennes comme des souvenirs de culture biblique. Voir la réaction de Jean Racine, qui applique à l’ouvrage de Huet le vers de Térence : « Te cum tua / Monstratione magnus perdat Jupiter » : Racine, Œuvres complètes, éd. R. Picard (Paris 1950), i.69.
[4] servit hypothesi : il est tributaire de son hypothèse.
[5] Si le témoignage de Thomas Herbert concernait Zoroastre, le dieu ancien des Persans, alors le livre de Zoroastre serait antérieur au Vieux Testament et au récit des tables de la Loi reçues par Moïse... : toute la « démonstration évangélique » de Huet tomberait par conséquent en ruines.
[6] si tanti est : si cela vaut la peine.
[7] Le pays d’
[8] Selon l’article « Reckheim » du DHC, établi par Bayle d’après un mémoire fourni par le comte Ferdinand Govert, comte d’Aspremont-Lynden-Reckheim (voir Lettre 1099, n.5), il s’agirait ici d’un de ses fils : François Gobert, comte de Reckheim, évêque de Cheur (ou Choire) et chanoine des Eglises métropolitaines de Cologne et Salzbourg et de la cathédrale de Strasbourg, ou bien Charles de Reckheim, chanoine de la métropolitaine de Cologne et des cathédrales de Strasbourg et de Liège. En effet, Ernest, comte d’Aspremont et de Reckheim, né en 1583, était devenu chambellan et colonel des empereurs Mathias et Ferdinand II ; il avait épousé Anne-Antoinette de Gouffier-Bonnivet, de laquelle il eut un fils nommé Ferdinand. Celui-ci, né en 1611, avait épousé Elisabeth, fille d’Egon, comte de Fürstenberg, et d’Anne-Marie, princesse de Hohenzollern. C’est donc ce Ferdinand qui fut, par mariage, neveu du cardinal de Furstenberg. Ainsi, le « Mr de Reckem » évoqué par Du Rondel est sans doute l’un des fils de Ferdinand : François ou Charles, dont le cardinal de Fürstenberg était le grand-oncle.
[9] C’est dans le DHC, art. « Vayer (François de La Mothe Le) », rem. H, dans le cadre d’une discussion sur la question de savoir si la fidélité conjugale est mieux gardée que le vœu du célibat, que Bayle relate, d’après l’ Histoire de la mappemonde papistique ([Genève] 1567, 4°) de Jean-Baptiste Trento, p.81-82, « un conte dont je n’ai pu encore trouver le fond dans les annales ecclésiastiques : j’ai mis des gens en quête pour le trouver. En attendant, voici tout ce qui en est venu à ma connoissance. Environ l’an 1537, la comtesse de Guastala, par le conseil d’un jacobin nommé Baptiste de Creme, fonda une confrairie
[11] Platon, Lois, livre X, 888b et c : « Mon garçon, tu es jeune, mais le temps qui passe te fera changer d’opinion sur bien des points et te mettre dans des dispositions d’esprit contraires à celles qui sont les tiennes à présent. Attends donc jusque-là pour porter un jugement sur des questions si importantes. Et celle qui est la plus importante, même si tu ne la comptes pour rien pour l’instant, c’est celle de savoir s’il faut ou non vivre une vie bonne en ayant sur les dieux une pensée droite. »
[12] Juste Lipse, De Constantia libri duo (Antverpiæ 1584, 4°), tome II, ch.6 : « Il a été bien dit par ce prince des philosophes [ Platon] que Dieu ne fait pas le mal, ni n’en est la cause. Mieux exprimé et plus significatif a été le dicton de notre sage maître [ Sénèque] : Quelle est la cause de la bonté de la conduite de Dieu ? C’est sa propre nature. Celui qui croit que Dieu peut ou veut nuire se trompe. Il ne peut subir ni faire le mal. Le premier des cultes à rendre à Dieu est de le croire, puis de reconnaître sa majesté, de savoir que c’est lui qui gouverne le monde, qui règle tout en tant que tout lui appartient, et qui prend sur lui la protection de toute l’humanité, et plus particulièrement celle de chaque individu. »
[13] Marsile Ficin (1433-1499), Florentin, auteur de la Theologia Platonica de immortalitate animæ (1482), fut largement responsable du renouveau de l’étude de Platon et du platonisme à l’époque de la Renaissance. Voir R. Marcel, Marsile Ficin (1433-1499) (Paris 1958, 2007).
[14] Silius Italicus, Les Guerres puniques, livre VIII, v.140-143 : « “Dieux de la nuit éternelle”, dit-elle [Didon], “ô vous dont la majesté paraît encore plus imposante aux approches de la mort, soyez ici présents, je vous en supplie, et recevez favorablement dans votre séjour une âme vaincue par la violence de l’amour. Épouse d’Énée, belle-fille de Vénus, j’ai vengé mon mari. J’ai vu construire les tours de notre Carthage et maintenant l’ombre d’un grand personnage descendra dans votre domaine. Peut-être que mon mari, dont l’amour me fut doux il y a longtemps, m’y attend, empressé de m’aimer non moins qu’autrefois.” Ce disant, elle enfonça une épée au centre de sa poitrine – l’épée qu’elle avait demandée au Troyen en gage de son amour. Les personnes de sa suite le virent, et coururent ensemble par les salles en poussant des cris de douleur ; la maison résonna de grandes lamentations. ».
[15] Silius Italicus, De secundo bello Punico (Lugduni Batavorum, ex officina Plantiniana, apud Christophorum Raphelengium [1600-1601], 24°), ouvrage édité par Daniel Heinsius. François Rapheleng (1539-1597), savant orientaliste français, était le gendre de l’imprimeur Christophe Plantin, à qui il succéda dans la direction de l’imprimerie de Leyde en 1585.
[16] Les lettres de Bayle à Du Rondel à cette époque étant presque toutes perdues – sauf celle du 8 mai (Lettre 1112) – nous ne saurions saisir le sens de cette allusion.
[17] Il s’agit sans doute du Santolius pendens, poème latin que Dubos attribuait à Charles Rollin et que Bayle avait dû faire suivre à Du Rondel : voir Lettre 1107, n.65.