Lettre 115 : Pierre Bayle à David Constant
J’ay eu le plus grand plaisir du monde d’avoir à qui m’informer de l’etat de votre maison, en la personne du s[ieu]r Borle [1] qui vient d’achever sa philosophie à Lausanne. Il etoit venu icy le pauvre garson pour y joindre son frere qui y etoit regent et qui etoit un des pretendans à la chaire de philosophie. Ses theses etoient deja imprimées, mais peu avant le choc il fut attaqué d’une maladie defavorable qui l’empecha de les soutenir, si bien qu’il en est demeuré là, et s’est retiré je ne sai où. Tant y a que son frere a bien eté surpris de ne le trouver pas icy ; L’etat où il se trouve ne luy permettant pas de sejourner davantage dans cette / ville, il medite de s’en retourner à Lausanne, et je suis ravi de trouver une occasion aussi favorable de vous donner de mes nouvelles, et de vous renouveller les asseurances de mes respects et de mon amitié[.] Mais il est bon que je vous dise ce que je fais icy.
Il y a environ 4 mois que je quittai Paris, pour suivre la vocation* qui me fut adressée de venir etre icy professeur en philosophie, y etant arrivé j’y rencontrai l’etat des choses si engagé dans plusieurs petites intrigues academiques, qu’il falut me rabatre de ma vocation, sur le hazard de la dispute* [2]. Je m’y suis exposé, et Dieu a tellement supplée à mon ignorance soit en me fortifiant dans mes foiblesses, soit en me faisant trouver des antagonistes qui n’etoient pas plus forts que moi, qu’enfin la pomme m’a eté donnée. Si bien que je suis professeur en philosophie, qui m’est un fardeau importable pour me servir de l’epithete que j’ay veu, je pense •, dans l’un des 7 pseaumes penitentiaux [3].
Il y a un mois ou plus que j’ecrivis à Mad lle Marcombes [4] pour luy apprendre cette nouvelle, qui asseurement ne m’aura pas rendu de fort bons offices dans son esprit, car vous savez Monsieur à quel point elle a poussé diverses fois la raillerie sur ce que diverses personnes de ses amis se sont • veus souvent en passe d’une chaire d[e] professeur. Je ne sai si elle a receu cette lettre. Mais quant à vous mon / bon Monsieur, avez vous bien receu la lettre que je vous ecrivis [de] Paris [5], et si cela est m’avez vous fait reponse[?] Et qu’est cecy Mr on diroit que nous ne nous connoissons plus, et que je vous suis devenu Iroquois ou Allobroge [6], depuis que j’ay quitté notre charm[ant] pays de Vaux [7]. Ne m’oubliez plus je vous en conjure, et donnez moi quelquefois de vos nouvelles et de celles des amis que je puis avoir dans ces quartiers*. Que je sache si vous avez un frequent commerce avec le chateau de Copet [8] et comment tout s’y demen[e]*[.] Je ne songe jamais à nos agreables promenades et à vos bons mots que je n’en rie de memoire, et je voudrois un jour me pouvoir retrouver dans un entretien aussi agreable, mademoiselle Constant y melant sa gayeté, Mad lle Falque ses brusqueries ingenieuses, mademoiselle Marcombes sa copieuse affluence et ainsi du reste …
Je prens la liberté de vous envoyer le seul exemplaire de mes theses [9] qui me reste. Ce sont des theses à la fourche* • que nous convi[n]mes de faire sans livres et sans prepara[ti]on entre 2 soleils, pour prevenir la supercherie que des troupes auxiliaires eussent peu nous joüer, si on eut eu la liberté de composer ches soi. Par malheur il nous echeu[t] une matiere extremement epineuse [10]. Vous verrez comment je m’en suis tiré si vous prenez la peine de les lire. Je vous demande les mains d’association* [11] à vous Monsieur et à Mr des Bergeries [12] que je salue humblement.
Je vous envoye un Testament que quelque gaillard a fait faire au duc de Lorraine [13], avec l’epitaphe de Mr de Turenne [14]. Jamais on n’a mieux veu verifié le dire de cet autheu[r] qu’un grand arbre ne paroit jamais si grand qu’apres sa cheute [15], ca[r] on n’a pas oublié de faire • comparaison • de ce que Mr d[e] Turenne savoit faire, avec le peu que Mr le p[rin]ce de Condé a fait en Alsace [16], et cette comparaison n’a servi qu’à deplorer le malheur de la France en la mort de ce grand homme, le coup nous a arraché la victoire. Il est vrai que les ennemis n’en ont guere seu profiter, et toute leur campagne a abouti à bloquer Philisbourg [17] ; qui n’a pas fort la mine de perir de cette maniere. Mais que sert à la France que ses ennemis n’osent s’approcher de ses frontieres, puis que la Suede se [lais]se battre co[mm]e des coquins fieffez* [18]. Tout à vous.
Je vous prie de faire tenir à Mrs Turretin et Choüet les theses que je leur envoye [19][.]
Notes :
[1] Sur Marc Borle, voir Lettre 112, n.7.
[2] Appelé à l’académie de Sedan par Jurieu et Basnage, Bayle avait pensé pouvoir accéder sans concours au poste de professeur ; les manœuvres des autres professeurs en faveur des candidats locaux l’ont obligé de se soumettre à l’épreuve des « thèses » : voir Lettre 112, p.291 et n.5.
[3] Voir Ps 38,5 dans la version en rime de Clément Marot et Théodore de Bèze : « Ce m’est un faix importable qui m’accable ».
[4] Louise Marcombes était une des commensales de Bayle à Coppet. La lettre mentionnée ici ne nous est pas parvenue ; voir la Lettre 102, n.1, sur la correspondance entre Bayle et Louise Marcombes.
[5] Il s’agit de la Lettre 88.
[6] Les Allobroges était un peuple de l’ancienne Gaule qui occupait la région du Dauphiné ; les Iroquois, une peuplade indienne d’Amérique du Nord.
[7] Bayle avait quitté Coppet, village situé dans ce qu’on appelle aujourd’hui le Canton de Vaud, le 29 mai 1674. A cette date ce territoire était administré par les Bernois.
[8] Naguère pasteur à Coppet, Constant était devenu professeur à Lausanne et, de ce fait, un visiteur moins assidu au château des Dohna.
[9] Les thèses pour le concours de Sedan.
[10] A savoir, le temps : voir Lettre 112, p.291.
[11] La consécration d’un pasteur se faisait par l’imposition des mains de sept pasteurs, un rite inspiré par Ac 8,18, 1 Tim 4,14, 2 Tim 1,6, et He 6,2. Le nouveau ministre recevait ensuite la « main d’association » (voir Gal 2,9) des représentants du synode. Bayle s’exprime ici par analogie : voir Lettre 128, p.366.
[12] Sur Jean-Jacques Girard des Bergeries, voir Lettre 10, n.44.
[13] Nous n’avons pas retrouvé la pièce fugitive qu’est ce testament apocryphe de Charles IV de Lorraine (1604-1675), qu’il ne faut pas confondre avec le testament, également apocryphe, du duc Charles V de Lorraine (1643-1690), attribué à Henri de Straatmann (Leipzig 1696, 8°).
[14] Sur la mort de Turenne, voir Lettre 107, n.40. Quant à l’épitaphe, Bayle fait sans doute allusion à la publication de C.-F. Menestrier, Les Vertus chrétiennes et les vertus militaires en deuil. Dessein de l’appareil funèbre dressé pour la cérémonie des obsèques de Mgr Henry de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne (Paris 1675, 4°) : voir Lettre 122, n.24.
[15] Nous n’avons pas su identifier l’auteur qui a dit : « un grand arbre ne paraît jamais si grand qu’après sa chute ».
[16] Bayle pense ici peut-être à l’extraordinaire n° 86 de la Gazette, datée du 4 septembre 1675, intitulé « La levée du siège de Haguenau, par l’armée de l’empereur, sous le commandement du comte de Montecucoli, au seul bruit de la marche du prince de Condé, avec tout ce qui s’est passé entre cette armée et celle du Roy, depuis la mort du vicomte de Turenne. »
[17] Sur la campagne de Philippsbourg, Bayle renvoie sans doute à la Gazette qui en portait régulièrement des nouvelles : n° 114, nouvelle datée du 15 novembre 1675, n° 119 du 29 novembre, n° 121 du 6 décembre.
[18] Sur la défaite des Suédois, voir dans la Gazette le n° 114, nouvelle de Hambourg du 11 novembre 1675, le n° 117, nouvelles de Copenhague du 6 novembre, de Bremen du 15 décembre, et de Hambourg du 18 novembre, et surtout le n° 118, nouvelle de Copenhague du 16 novembre, et le n° 119, nouvelle de Hambourg du 26 novembre.
[19] Il s’agit sans doute encore des thèses pour le concours de Sedan, que Bayle envoie à François Turrettini et à Jean-Robert Chouet, à Genève : sur ces deux grands professeurs de l’académie de Genève, voir Lettre 10, n.16, et 5, n.11.