Lettre 1165 : Pierre Bayle à Jean-Henri et Pierre Huguetan
Messieurs [1]
J’ap[p]rens avec deplaisir qu’il s’est elevé un dif[f]erent entre vous et Mr Leers au sujet du privilege qu’il demande pour mon Diction[n]aire, mais en meme tem[p]s j’ai la consolation de comprendre qu’il est tres facile de vous accorder. J’y contribuerai avec joye tout ce qui dependra de moi et sans aucune partialité.
Toute la dif[f]iculté à ce que j’ap[p]rens consiste au titre que Mr Leers a donné à son Dictionaire d’ historique et critique. Vous Messieurs[,] avec vos associez à l’impression du Moreri[,] pretendez qu’il doit oter du titre le mot d’
Je vous prie d’avoir la bonté de me faire savoir s’il est vrai que l’expedient de mettre mon nom en laissant les mots d’
En publiant cela Messieurs, on ne dira que la plus exacte verité : je suis seur que si vous aviez jetté les yeux sur mon Diction[n]aire vous auriez vu d’abord qu’il ne peut nuire en façon du monde au debit de Mr Moreri, et qu’il peut au contraire l’augmenter comme cela est expressement marqué dans le dernier journal de Mr Basnage de Beauval [3], et comme je le marquerai dans ma preface [4]. Je ne croi pas que la 50 e partie de mon ouvrage soi[t] historique. En plusieurs endroits il n’y a qu’une ligne ou deux à chaque page qui soient d’histoire : tout le reste est critique ou varietez et melanges de toute nature. Il y a des pages sans ligne historique. Dans le Moreri il y a telle page qui contient 12 ou 15 articles ou plus ; et dans le mien il y a plusieurs articles qui contiennent 3 ou 4 feuilles, presque tout en commentaire critique. La plupart de mes articles historiques sont dif[f]eren[t]s de ceux de Moreri. Ceux dont je parle et qui sont aussi dans Moreri ne contiennent presque • rien de ce que Moreri a dit, car excepté pour des choses qui consistent en deux ou trois mots comme jour de naissance et mort, nom de patrie pour quoi il seroit ridicule de renvoier le lecteur à un autre livre, je renvoie toujour / à Mr Moreri. Tout cela est marqué au long dans ma preface, et dans l’extrait que Mr de Beauval donne de mon Diction[n]aire. Assurez hardiment tous ceux qui diront que j’ai derobé quelque chose à Mr Moreri que la lecture de mon livre fera voir manifestement tout le contraire dès que l’on confrontera l’un des articles qui sont les memes dans son Diction[n]aire et dans le mien, et qui sont en fort petit nombre.
Honorez moi je vous prie d’un mot de reponse le plutot qu’il vous sera possible, et croiez que comme je ne voudrois rien faire pour Mr Leers contre la justice, je ne voudrois rien faire qui donnat atteinte à vos droits, et je m’estimerois tres heureux de contribuer à votre avantage en tout ce que je pourrois, etant veritablement Messieurs votre tres humble et tres obeissant serviteur
A Messieurs / Messieurs Huguetan / marchan[d]s Libraires / A Amsterdam
Notes :
[1] Sur les trois frères Marc, Jean Henri et Pierre Huguetan, originaires de Lyon, voir Lettre 882, n.40. A cette époque, Jean-Henri et Pierre étaient les imprimeurs qui travaillaient sous le nom « les frères Huguetan » à Amsterdam.
[2] Le DHC devait, en effet, paraître anonymement comme tous les ouvrages antérieurs de Bayle. C’est en raison de cet anonymat que Bayle avait refusé de dédier l’ouvrage à Sir William Trumbull, comme l’y exhortaient Pierre Silvestre et Michel Le Vassor (Lettre 1078). L’anonymat correspondait, en effet, à l’intention de Bayle de faire du DHC un ouvrage emblématique de la République des Lettres ; le nom de l’auteur n’a été ajouté que pour les raisons évoquées dans la présente lettre. Voir A. McKenna, « Les masques de Pierre Bayle : pratiques de l’anonymat », in B. Parmentier (dir.), L’Anonymat de l’œuvre. XVI e-XVIII e siècle, numéro spécial de Littératures classiques (2013).
[3] Basnage de Beauval, HOS, juillet 1696, art. [VII].
[4] Voir la Préface de la première édition du DHC, §V : « De quelle manière on s’est comporté envers Moréri » : « C’est ici que je dois dire de quelle maniere je me suis conduit à l’égard du dictionnaire de Mr Moreri. I. Il y a beaucoup de sujets que j’ai passez sous silence, par la raison qu’ils se trouvent dans son dictionnaire avec assez d’étendue. II. Quand j’ai donné les mêmes articles que je voiois dans son ouvrage, j’ai été déterminé, ou parce qu’il en disoit peu de chose ; ou parce qu’aiant la vie de quelque personne illustre, je me trouvois dans un état de donner un narré complet ; ou parce que de plusieurs choses détachées et assez curieuses, je pouvois former un supplément raisonnable. Dans tous ces trois cas, j’ai soigneusement évité de me servir des mêmes faits dont il avoit fait mention. [...] III. Si j’avance quelque fait qui ne me soit point connu par d’autres livres que par la compilation de Mr Moreri, je la cite fort soigneusement. Je m’en défie beaucoup ; et c’est pourquoi je n’ai rien voulu risquer sur une telle caution : je le mets à la brêche ; c’est à elle d’essuier les assauts. IV. Quand je ne cite point cet auteur, et que néanmoins je débite quelque chose qui se trouve dans son ouvrage, c’est une preuve certaine que je l’ai puisée à une autre source. [...] VII. J’ai mis à part dans une remarque les erreurs que j’ai imputées à Mr Moreri. [...] Je me suis réglé à l’édition de Lion 1688, qui est la cinquieme et la derniere qu’on a donnée en France. [...] il résulte de cela, que mon dictionnaire n’est point destiné à diminuer le débit de l’autre ; et qu’au contraire il l’augmentera, et qu’il en rendra la lecture plus profitable. »