Lettre 1186 : Jacques Du Rondel à Pierre Bayle
C’est cette fois là, mon cher Monsieur, que j’ay vostre livre [1]. Vous ne sçauriez vous imaginer l’aise où je suis, et je ne sçaurois non plus ni vous exprimer comme il faut ma joye, ni vous la tesmoigner par aucun service qui responde à mon ressentiment. Ce n’est pas seulement plaisir, contentement et satisfaction ; c’est ravissement, c’est transport, c’est une espece de fureur, mais une fureur que l’amitié a toujours approuvée, et que la sagesse n’a jamais pu condamner. En verité, je ne me sens pas. Je feuillete ce beau livre. Je cours d’un bout jusqu’à l’autre. Je vais et reviens sur mes pas, et je me trouve très bien partout, mais nulle part si bien qu’à « Epicure » [2]. Je vous remercie très humblem[en]t de tout le bien que vous y dites de moy, et de tout l’honneur que vous m’y faites. Je ne le mérite pourtant pas trop, franchement : mais merité ou non, je ne vous en ay pas moins d’obligation, et j’en suis, je croy, à vous plus que je n’estois l’autre jour ; / du moins me trouvé-je plus esmeû, et il me semble que j’ay cette fierté, qui ne manqua jamais à ceux qui ont esté bien receus d’un grand prince. De vostre grace, je suis tout au moins dans une chaire curule [3], aux endroits où vous me placez ; et je m’y plais tant, que s’il falloit qu’on m’offrit tout l’or du monde, pour quitter un moment un si • glorieux avantage, on me verroit non seulement rougir de honte, mais mesme mourir de regret d’avoir esté creû capable de tentation, Dignus an suspicione ego ? [4] Je vous jure
Vous estes, en verité, autant au dessus de ce prestre et de son vicaire, que je suis en amitié, au dessus de tout ceux que vous venez d’obliger. Je vous en remercie cordialement et respectueusement / et suis pour toute ma vie vostre très dévoüé serviteur
Je vous remercie aussi de vostre réfutation [10] ; car je vois bien que vous m’avez espargné, et tant mieux pour moy.
J’ay trouvé par hazard l’endroit où vous parliez de Mr de S[aint] Maurice, et luy ay monstré [11]. Il doibt vous en remercier. Je ne sçay, s’il y a d’autres gens de ma [c]onnoissance ; car il n’y a que trois jours, que j’ay [v]ostre livre : mais si j’en trouve, je ne manqueray [p]as de leur monstrer l’endroit, et de les en régaler.
Mr Bartelemi [12] est enchanté de « Rorarius ». Il vous baise très humblement les mains.
On va mettre un de vos exemplaires à la bibliotheque publique [13]. Ainsi tout le monde aura le plaisir de vous lire.
Notes :
[2] Du Rondel avait des motifs personnels de satisfaction en lisant le DHC. Rappelons que le Projet lui avait été dédicacé et qu’il fait l’objet d’un éloge emphatique à l’article « Epicure », rem L.
[3] Une « chaire curule » était un symbole du pouvoir à Rome : seuls les magistrats et les promagistrats romains possédant l’ imperium – les consuls, les dictateurs, les maîtres de cavalerie, les préteurs et les édiles curules – pouvaient s’y asseoir.
[4] « Suis-je digne de soupçons ? » La formule, digne d’un Ancien, est apparemment une invention de Du Rondel.
[5] Martial, Epigrammes, Livre VII, 12, v. 10 : « [j’en jure] par le génie de la renommée toute puissante, et le chœur des vierges de Castalie ».
[6] Anna Perenna, ou Peranna, était une déesse romaine très ancienne. Lors de la sécession de la plèbe au Mont Sacré, elle évita la famine en vendant des gâteaux. Mais l’auteur de l’épigramme ne fait sans doute pas référence à cette déesse. Plus vraisemblablement, il joue avec l’adjectif perennis, « durable », et rappelle par allusion le vers célèbre d’ Horace, Odes, iii.XXX.1 : « Exegi monumentum ære perennius » : « J’ai érigé un monument plus solide que l’airain. » La formule signifierait ainsi : « sous le sceau de la pérennité, de l’éternité ».
[7] Eumenius Pacatus, « Panégyrique de Théodose », Panégyriques latins, XII, 21 : « Aveu étrange à faire : bien qu’il soit là, on souhaite sa présence. »
[8] « lire d’attache » : lire de suite.
[9] « Renonce à ton bien ; Bayle est l’héritier de ta gloire. » Variation sur un vers d’ Ovide, Héroïdes, IX, v. 112 : Cede bonis : heres laudis amica tuae : « renonce à ton bien, ta maîtresse est l’héritière de ta gloire. »
[10] Allusion aux arguments que Bayle oppose à Du Rondel dans son article « Epicure », rem. L. Du Rondel a raison de remercier Bayle car cette réfutation s’accompagne d’un éloge très emphatique, qui conclut : « Au reste, on ne pouvoit pas soutenir plus doctement, ni plus finement qu’il a fait, le paradoxe de l’orthodoxie d’ Epicure sur le chapitre de la providence. »
[12] Du Rondel avait déjà évoqué le docteur Barthélemy à Maastricht. Il s’agit de Jean Barthélemy (1651-1701), professeur de philosophie entre 1693 et 1701 à l’Ecole Illustre de Maastricht et médecin de la ville de Maastricht. Voir Sassen, De Illustre School te Maastricht, p. 29.