Lettre 123 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli
Mr Basnage, ainsi que vous l’aurez appris, Monsieur, par ma derniere* [1], n’étoit plus ici, au passage de messieurs Fabry [2] ; il étoit parti depuis huit jours pour Paris, où il est encore enfoncé jusqu’aux oreilles dans les conféren / ces des savans. Il attend qu’on obtienne un colloque pour s’y faire recevoir ; car, on ne veut point demander la permission de s’assembler en synode, tant que l’arrêt du Conseil, qui en exclut les ministres des fiefs, subsistera [3]. Je lui ferai part de vos nouvelles, et sur tout, de votre tour sur le Parnasse [4] en faveur de ces généreux athletes, que la pieté de messieurs les etats a retirez de l’esclavage [5]. C’est bien me paier magnifiquement de l’ode, que je vous avois envoiée [6], puis que c’est par un bien propre, et tiré de votre propre fonds. J’en ai regalé nos connoisseurs d’ici, qui admirent avec moi la netteté et la facilité de votre veine. Je vous remercie de tout mon cœur, d’un si précieux présent. Quand il vous plaira, j’apprendrai avec bien de la joie l’histoire de ces glorieux ministres, qui ont ressenti tant de marques de votre charité.
Les nouvelles que vous m’apprenez de vos disputes* hébraïques* [7], sont des choses curieuses à mon égard* ; mais, ce que vous ajoutez de l’accident de madame la comtesse de Dhona [8] m’afflige beaucoup. J’ai ouï dire que madame de Windsor [9] fait un voiage à Paris. Je me donnai l’honneur de lui écrire il y a quatre ou cinq mois ; et, dans la réponse, qu’elle eut la bonté de me faire [10], elle me toucha quelque chose de cette enjoüée avanturiere, qui a fait tant de fracas, et tant charmé la maison de Mr le comte de Dhona [11]. Vous m’en dites assez, Monsieur, pour me jetter dans l’étonnement. /
Pour nouvelles, je ne vous parlerai que de la surprise oû on a été en France, quand on a vu que Mr le prince d’Orange a témoigné vouloir assieger tout de bon Mastricht [12]. On ne pouvoit pas croire qu’il voulut passer d’une extremité à l’autre si promptement. On croioit donc que c’étoit quelque feinte, ou qu’il avoit des intelligences dans la place. Enfin, on ne doute plus qu’il ne se veuille signaler à tout le moins par une hardie entreprise. Je me souviens, que dans ma derniere*, je faisois réflexion sur les affaires de la marine, et vous disois que la guerre de Sicile seroit un écueil pour les historiens de Hollande [13] ; mais, j’aurois eu bien plus de raison de parler ainsi, si j’avois sû le combat de Palerme du 2 de juin, dans lequel la victoire a été si declarée pour nous, que les ennemis, malgré toute la hardiesse, qu’ils professent depuis si long-tems, de nier les véritez les plus notoires, avoüoient qu’ils ont été vaincus [14]. Ils se revenchent sur les Suedois ; si bien que toute la valeur et tout le bonheur des armes françoises, ne sauroit avancer un pas vers une paix glorieuse à cet etat, que le malheur ou la lacheté, ou, ce qui est plus apparent, la perfidie des Suedois envers leur prince, ne les recule de quatre [15].
Je vous prie, Monsieur, de dire à Mr Choüet [16], que lors que Mr Basnage lui mandera de lui faire tenir les livres de question* ; il y ajoute la dissertation de feu Mr Des Marets De abusu philosophiæ cartesianæ , avec la réponse qu’un cartesien y a faite [17]. Nous ne saurions trouver cela en France, et j’ai besoin de ces piéces-là. Le P[ere] Rapin a publié des Réflexions sur l’ancienne et la nouvelle philosophie [18], où il y a beaucoup de per / sonalitez des grands hommes de l’Antiquité. L’Histoire des deux derniers visirs [19] est assez curieuse. Lacedemonne ancienne et nouvelle est un ouvrage très curieux [20]. Messieurs de Port-Royal ont donné l’ Histoire des quatre premiers conciles [21]. La suite de L’Education d’un prince, sous le titre d’ Essais de morale [22], en II tomes, est un fort bon livre. Je suis, &c.
Notes :
[1] La Lettre 122.
[2] Jean et Odet Fabry : voir Lettre 122, n.4.
[3] L’Edit de Nantes, à côté des exercices dits de « possession » et de « concession », avait reconnu des exercices « de fief », à savoir le droit des seigneurs hauts-justiciers réformés de faire célébrer le culte dans leur château. Cette disposition avait assez souvent permis de pallier la suppression, par arrêt du Conseil, d’exercices de possession. Les autorités cherchèrent donc à rendre inopérant ce stratagème, d’une part en mettant des conditions restrictives aux exercices de fief (héritage en ligne directe, etc.), mais de l’autre, en désolidarisant les titulaires des exercices de fief des synodes provinciaux, ce qui revenait à traiter les pasteurs de ces exercices comme des chapelains du seigneur dans le château duquel le culte était célébré. Un arrêt du 9 février 1674 avait interdit aux ministres de fief de siéger dans les synodes ; il fut réitéré dans un arrêt du 15 avril 1676, qui, par ailleurs, étendait à l’ensemble du royaume une disposition du 27 décembre 1675, concernant à cette dernière date le seul Languedoc, et qui en outre, entre autres prohibitions, interdisait aux synodes provinciaux de désigner les ministres de fief. Les autorités réformées réagirent en décidant de ne plus demander la permission de réunir des synodes provinciaux et de s’en tenir à des réunions de colloques pour dépêcher les affaires les plus urgentes. La solution était pathétiquement inefficace, car le pouvoir n’avait aucune raison de souhaiter la réunion de synodes, même s’il en contrôlait le déroulement par un commissaire nommé par lui.
[4] L’ode latine de Minutoli avait été publiée par Leti dans son Historia ginevrina , v.135-137, sous le titre Ad strenuos Christi confessores viginti sex pastores Hungaricos è trimeribus Neapolitanis Dei beneficio tandem ereptos, nec non quinque alios à Bucarinis carceribus pariter eductos, cum quatuor è priorum numero Genevam appulissent, propempticon : voir
[5] Les pasteurs genevois avaient organisé une collecte en faveur des ministres hongrois – dix-sept réformés et neuf luthériens – qui étaient prisonniers sur des galères napolitaines ; la Vénérable Compagnie suivit avec intérêt les vicissitudes des confrères protestants, jusqu’à leur libération par l’intercession de l’ amiral Ruyter. Voir RCP 13, f.427-428, 11 février 1676, et f.433, 25 février 1676 ; Leti, Historia ginevrina , v.134-135.
[6] Voir Lettre 121, n.2.
[7] Il s’agit des épreuves subies par les candidats à la chaire d’hébreu, dont sortit vainqueur Michel Turrettini. Voir Lettre 118, n.13.
[8] Nous ignorons la nature de cet accident ; la comtesse alla prendre les eaux de Saint-Myon pour s’en remettre : voir Lettre 124, n.5.
[9] Madame de Windsor, née Louise de Frotté, fille de Benjamin de Frotté, veuve d’un « seigneur anglais », est citée dans le DHC (article « Mayerne », rem. C). Elle était nièce par alliance du médecin Théodore Turquet de Mayerne, médecin de Jacques et de Charles . Elle était revenue depuis longtemps à Genève, sa ville natale, où elle allait mourir en 1691.
[10] Ces lettres ne nous sont pas parvenues.
[11] Nous n’avons pas su identifier cette « enjouée avanturière ».
[12] Les préparatifs du prince d’Orange pour assiéger Maastricht font l’objet d’une suite de rapports dans la Gazette : voir dans le n° 60 la nouvelle de Paris du 4 janvier 1676, et les nouvelles de Charleroi dans le n° 63 du 6 juillet 1676, dans le n° 65 du 13 juillet, et enfin, dans le n° 67 du 20 juillet 1676.
[13] Voir Lettre 122, p.334.
[14] Sur cette victoire des Français à Palerme le 2 juin, voir dans le n° 56 de la Gazette, la nouvelle de Paris du 20 juin 1676, et l’extraordinaire n° 57 daté du 23 juin 1676 : « Relation du combat naval et de la victoire remportée le 2 juin par l’armée du Roy, sous le commandement du maréchal-duc de Vivonne, viceroy de Sicile, sur les flottes d’Espagne et de Hollande moüillées en la rade de Palerme, avec l’ordre de bataille ». Dans le n° 63, nouvelle de Paris du 11 juillet 1676, le gazettiste revient sur les fausses nouvelles répandues sur cette bataille par les gazettes étrangères.
[15] Tous les numéros de la Gazette de ce mois-là portent des nouvelles sur les mouvements et sur les batailles livrées par la flotte suédoise. Bayle a peut-être déjà pu lire le n° 65 du 18 juillet 1676, auquel cas il fait sans doute plus particulièrement allusion à la nouvelle de Hambourg du 3 juillet concernant une défaite de la flotte suédoise face à celles du Danemark et de la Hollande réunies sous le commandement du lieutenant-amiral Tromp.
[16] Il s’agit du libraire Pierre Chouet : voir Lettre 121, n.9.
[17] Le titre complet de l’ouvrage de Des Marets est : De abusu philosophiæ cartesianæ surrepente et vitando in rebus theologicis et fidei (Groningæ 1667, 4°). La « réponse qu’un cartésien y a faite » désigne l’ouvrage de Regnerus a Mansfeld, Petri ab Andlo Batavi specimen confutationis dissertationis quam S. Maresius edidit De abusu philosophiæ cartesianæ (Lugduni Batavorum 1670, 4°), ouvrage qui suscita dès l’année suivante des Animadversiones ad vindicias dissertationis quam S. Maresius edidit De abusu philosophiæ cartesianæ adversus Petrum de Andlo (Groningæ 1671, 4°).
[18] René Rapin, Réflexions sur la philosophie ancienne et moderne et sur l’usage qu’on en doit faire pour la religion (Paris 1676, 12°) ; voir le JS du 22 juin 1676.
[19] L’Histoire des Grands Visirs Mahomet Coprogli Pacha et Achmet Coproli Pacha (Paris 1676, 12°, 3 vol.) a paru sous le nom de Chassepol ou Chassipol, mais il est de Georges Guillet de Saint-Georges.
[20] Cet ouvrage est de Georges Guillet de Saint-Georges : voir Lettre 121, n.13.
[21] Il ne s’agit pas d’un auteur proche de Port-Royal, mais du Père Félix Buy (1637-1687), carme déchaussé, L’Histoire en abrégé des quatre premiers conciles généraux (Paris 1676, 12°).
[22] Le premier volume des Essais de morale de Pierre Nicole avait paru en 1671, sous le nom du Sr Mombrigny. Le volume paru en 1675 s’intitula non pas « second » mais « troisième » volume, parce que, dans l’intervalle, on avait groupé en un second volume huit traités parus dès 1670 sous le titre De l’Education d’un prince. Divisée en trois parties dont la dernière contient divers traittez utiles à tout le monde (Paris 1670, 12°) et sous le pseudonyme du sieur de Chanteresne. Bayle désigne apparemment ici les Essais de morale, deuxième et troisième volumes. Le tome ii des Essais est mentionné dans le JS du 2 décembre 1675, Bibliographia, p.27.