Lettre 151 : Pierre Bayle à Joseph Bayle
J’ay repondu, M[on] t[res] c[her] f[rere] , à votre lettre du 3 mars, avec laquelle je receus les theses qui seront soutenues cette année dans v[ot]re academie. Presentem[en]t je reponds à celle du 17 du meme mois [1], que je receus avec un assez gros paquet contenant les dernieres heures de Mr Bonnaf[ous,] le sermon de Mr
Dites moi, je vous prie, dans votre p[remi]ere lettre qui e[st] ce Mr Le Bret [6], dont il fait mention dans sa preface, et dont je voi des pieces dans la liste des livres achetez par n[ot]re f[rere.] [C]ette liste et celle des livres q[ue] vo[us] avez leus m’a pleu extremem[en]t, et quant aux 2 lettres que vous me p[ro]mettés par mois, je vous assure qu’elles me seront tres agreables, et que je souhaitte ardemm[en]t q[ue] vous me teniez parole. Assurez de mon amitié particuliere Mr Perou, q[ue] je considere beaucoup avec toute sa famille, sans oublier Mr Jodoin [7]. Si vous avez leu mes lettres à m[on] f[rere] vous y aurez / veu la reponse à ce q[ue] vous me demandez touchant la 2e partie de la reponse de Mr Jur[ieu] à Mr Arnaud, c’est qu’elle ne paroitra de long tems [8]. J’ay leu avec plaisir la lettre de Mr de Pradals [9], et les marques obligeantes qu’il m’y donne de l’honneur de son souvenir. Tout ce qu’il fait e[st] plein d’esprit. Je voudrois qu’il s’attachat à un ouvrage où il seroit bien propre*, c’est à dechiffrer les antiquitez de son pays et les etymologies de sa langue, ce qui lui fourniroit un plus beau champ d’erudition qu’il ne paroit d’abord. C’est une etrange chose q[ue] ni le pays de Foix, ni le Couzerans, ni en general la region des Pyrenées ne rencontre personne qui en fasse une bonne histoire [10] : Elle seroit peut etre aussi curieuse que celle des Lapons, (nation la plus septentrionale d’Europe) laquelle vient de paroitre en notre langue de la traduction d’un moine augustin nommé le P[ere] Lubin, grand ami de Mr Justel [11]. L’autheur q[ui] l’a composée en latin se nomme Mr Schefferus professeur à Upsale, la principale université de Suede. Le traducteur est un des meilleurs geografes de France [12]. Il n’y a point eu de nouvel opera cette année, le Mercure galant du mois de mars dernier m’apprend q[ue] Baptiste a travaillé sur la Psyché po[ur] la convertir en
On croit et on craint la guerre contre l’Anglet[erre] et q[ue] c’est à cause de cela q[ue] le Roy a abandonné la Sicile, afin d’avoir dequoi renforcer son armée navale dans l’ocean [20]. Mr d’Etrée vice-admiral de France revient de l’Amerique po[ur] la meme fin. Vous aurez seu q[ue] son entreprise sur l’isle de Tabago dont les Hollandois s’etoient saisis, lui a reussi à la 2e fois, puis qu’il les a chassez de ce poste avec grand perte po[ur] eux [21]. Adieu m[on] c[her] f[rere.] Etudiez bien, ayez de la pieté sur tout. Je me recomma[n]de à vos bonnes prieres[.]
Notes :
[1] Ces deux lettres de Joseph ne nous sont pas parvenues ; la réponse de Bayle à la lettre du 3 mars est la Lettre 150.
[2] Sur ces textes, voir Lettre 134, n.21, et Lettre 147, n.23.
[3] Sur l’organisation des services postaux, voir Vaillé, Histoire des postes (1947-1955), iv. 47-55, Lettres 88, n.4, 118, n.2, 154, p.. Le service indépendant des Messageries, moins cher et moins fréquent que celui des postes de l’Etat, était soumis par Louvois à des restrictions qui favorisaient les postes, dont il était surintendant.
[4] Il s’agit de Jacques Coras (vers 1630-1677) qui, après des études de théologie à l’académie réformée de Montauban, exerça dès 1651 le ministère pastoral à Roquecourbe, à Cajarc et, finalement, à Tonneins-Dessous. Converti au catholicisme en 1664, sous l’influence de l’intendant Pellot, il fut conseiller au Présidial de Montauban. Ses Œuvres poétiques, publiées en 1665, seront stigmatisées par Boileau dans sa Satire. Coras mourut le 24 décembre 1677 ; dans les milieux réformés montalbanais, le renégat passait pour avoir perdu la tête. Voir Lettre 93, n.42, sur son Iphigénie.
[5] Sur l’ouvrage de Coras, Montauban florissant : voir Lettre 147, n.43. Le poème comportait des éloges appuyés de Nicolas Foucault, intendant de Montauban.
[6] Sur Henri Le Bret et sa polémique avec le pasteur Isarn de Capdeville, voir Lettre 134, n.24 ; il y a tout lieu de croire que Jacob Bayle avait acheté des opuscules relatifs à cette controverse.
[7] François Jodoin (ou Jaudoin) (vers 1658-1756), d’origine parisienne, avait visité l’académie de Genève avant de se rendre à Puylaurens. Il fut par la suite pasteur à Senlis et se réfugia en Frise.
[8] Voir Lettre 147, n.17.
[9] Cette lettre ne nous est pas parvenue.
[10] Le Couserans est la partie sud-est de la Gascogne, qui touche au Pays de Foix ; la capitale de cette région est Saint-Girons. Dans ce projet d’ouvrage sur les « antiquitez » de son pays, Bayle pense à l’exemple de Pierre Borel : voir Lettre 146, p.455.
[11] C’est la première référence de Bayle à Henri Justel (1620-1693), qu’il connaît certainement de réputation et qu’il a pu croiser à Paris ; Justel y tenait une « académie » réputée, où John Locke fut reçu entre juin 1677 et mai 1679. Réformé, Justel devait partir en 1681 en Angleterre, où il fut nommé garde de la bibliothèque royale de Saint-James, poste qu’il garda jusqu’à sa mort : voir Chaufepié, s.v. ; H. Brown, « Un cosmopolite du Grand Siècle : Henri Justel », BSHPF, 82 (1933), p.187-201, et R. Ternois, « Les débuts de l’anglophilie en France : Henri Justel », Revue de littérature comparée, 13 (1933), p.588-605.
[12] Johannes Gerhard Scheffer, Lapponia, id est, Religionis Lapponum et gentis nova et verissima descriptio (Francofurti 1673, 4°) ; la traduction de cet ouvrage par le Père Augustin Lubin, géographe renommé, s’intitule Histoire de la Laponie, sa description, l’origine, les mœurs, la manière de vivre de ses habitans (Paris 1678, 4°) ; voir JS du 27 juin 1678.
[13] Baptiste désigne Lully : voir Lettre 89, n.91. L’opéra de Psyché est fondée sur la pièce de Molière, Pierre Corneille et Philippe Quinault, Psyché, tragédie-ballet (Paris 1671, 12°). Bayle a lu le Mercure galant, mars 1678, p.380-381. Il précisera sa réponse à Joseph concernant l’opéra, Lettre 164, p. (voir n.52).
[14] Voir le Mercure galant, mars 1678, p.176-187 : « Mariage de M. le vicomte de Paule et de M lle de Saint-Hippolyte, dans une lettre meslée de prose et de vers de Mme la Viguière d’Alby », adressée à l’ abbé de La Roque. La comtesse Antoinette de Salvan de Saliès (1638-1730) avait épousé Antoine de Fontvieille, seigneur de Saliès. On appelait « viguier » dans le Midi de la France un magistrat appelé ailleurs prévôt. Le roman s’intitule en fait La Comtesse d’Isembourg (Paris 1678, 12°). La viguière d’Albi est l’auteur de fréquentes lettres et de nombreux poèmes publiés dans le Mercure galant : avril 1679, p.2-38 ; août 1679, p.190-200 ; octobre 1679, p.26-33 ; février 1680, p.71-73, mai 1680, p.245-247, etc. Relevons surtout son « Projet pour une nouvelle secte de philosophie en faveur des dames », juillet 1681, p.22-39, et la correspondance qui en découle : août 1681, p.190-200 ; janvier 1682, p.87-100.
[15] Pierre Olhagaray, pasteur de Mazères, historiographe du roi en 1605, Histoire de Foix, Bearn et Navarre, diligemment recueillie, tant des precedens historiens que des archives desdites maisons. En laquelle est exactement monstrée l’origine, accroissemens, alliances, genealogies, droicts et successions d’icelles (Paris 1609, 4°).
[16] Gatien Courtilz de Sandras (1644-1711), Relation de ce qui s’est passé en Catalogne pendant les campagnes de 1674 et 1675 (Paris 1678, 12°), avec Privilège. L’auteur avait pris part à ces campagnes : voir J. Lombard, Courtilz de Sandras et la crise du roman à la fin du Grand Siècle (Paris 1980), p.309-312.
[17] Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de La Fayette, La Princesse de Clèves (Paris 1678, 12°), mentionné dans le JS, du 21 mars 1678.
[18] G. Guillet de Saint-Georges, Les Arts de l’homme d’épée, ou le dictionnaire du gentilhomme (Paris 1678, 12°) ; voir aussi Lettre 121, n.13.
[19] Voir Lettre 150, n.17.
[20] Sur l’abandon de la Sicile, voir la Gazette, n°38, nouvelle de Paris du 16 avril 1678.
[21] Jean, comte d’Estrées (1624-1707), frère cadet du cardinal César d’Estrées, fut nommé vice-amiral du Ponant le 2 mai 1671 et, en 1672, commanda la flotte française alliée avec l’Angleterre contre les Hollandais conduits par Ruyter. Fin 1676, d’ Estrées s’opposa avec succès au vice-amiral hollandais Binckes, qui s’était emparé de Cayenne ; en février 1677, il détruisit la flotte hollandaise réfugiée à Tobago (appelée alors Tabago). Il revint alors en France. Aussitôt, le roi lui donna la mission de se saisir de l’île de Tobago. D’ Estrées partit de Brest le 1er octobre 1677 et engagea les hostilités le 6 décembre contre Binckes, faisant sauter la poudrière du fort. Après la prise de Tobago, d’ Estrées établit une garnison dans l’île et revint passer l’hiver à la Martinique. Sur le succès de cette expédition, Bayle a lu la Gazette, n°38, nouvelle d’Amsterdam du 9 avril 1678, et le Mercure galant, mars 1678, p.105-171 : « Relation de la Cayenne, de la prise du fort d’Orange, de l’isle de Gorée et de ce qui s’est passé à Tabago, avec tous les noms des officiers des vaisseaux » (voir aussi avril 1678, p.43-58). La suite de la campagne fut moins heureuse, puisque, le 7 mai 1678, d’ Estrées voulut s’emparer de Curaçao, dernière possession des Hollandais en Amérique ; il s’engagea imprudemment dans la région des Avès, semée de récifs et de bas-fonds, et y perdit 7 navires, 500 marins et 494 canons. Il revint à la cour ; Colbert lui reprocha la perte des navires, mais le roi le nomma maréchal de France le 24 mars 1681.