Lettre 181 : Pierre Bayle à Jacob Bayle
J’ay eu bien du regret M[onsieur] e[t] t[res] c[her] f[rere] de partir de Paris sans m’acquitter des commissions qui etoient contenues dans vos memoires. La seule personne qui eut peu me satisfaire sur les memoires de Mr Du Plessis [1], à savoir Mr Daillé etoit à la campagne ; Mr Terson me dit qu’assurem[en]t Mr de Langle ne me pourroit point indiquer la source où son pere avoit puisé l’historiette du cardinal et de sa nourrice [2] mais il me promit de consulter Mr Daillé et Mr Allix sur toutes ces choses. Je luy ay ecrit il y a plus de 15 jours pour le sommer de sa parole, j’attens sa reponse. / C’est une grand’ pitié que de ne pouvoir pas voir les choses de ses propres yeux et de mandier des eclaircissemens, car ceux à qui on les demande, ont besoin du secours d’autruy et sic in infinitum [3].
La grande conspira[ti]on d’Angleterre [4] n’aboutit à rien, le duc d’Yorck a eté rapellé et a eté envoyé en Ecosse pour y commander en qualité de viceroy, il a receu et à Londres et ailleurs tous les honneurs imaginables, les Ecossois ne jurent que par luy, et imaginent cent manieres nouvelles de flateries pour luy temoigner leur zele. Cependant il est catholique romain declaré. D’autre coté le duc de Monmouth fils naturel du roy d’Angleterre qui avoit eté exilé, ayant osé retourner en Angleterre sans l’ordre du roy, a eté privé de tous ses biens charges et dignitez [5]. Les seigneurs qui sont en prison accusez d’avoir tramé la conspiration ne sauroient etre jugez parce que le roy proroge toujours le Parlement pour eloigner l’instruction du procez. Neanmoins pour ne pas effaroucher les peuples et ne leur faire pas voir si ouvertement la partialité qu’il a contre la religion anglicane en faveur de la catholique, il consent à certaines petites recherches qu’on fait contre les papistes, qui au fonds sont tres peu de chose et ne laissent pas de nous etre perpetuellement reprochées, et mises en ligne de conte comme des raisons tres fortes pour legitimer ce que l’on fait contre nous en France [6]. Cela me fait souvenir d’un traitté en latin que j’ay leu depuis peu composé par le celebre Samuel Petit prof[esseur] à Nismes [7]. Son but est de faire voir que nos peres ont eu grand tort sous le regne de Louys 13 de prendre les armes sous pretexte qu’on enfraignoit les edits qui leur avoient eté accordez. Il fait voir que les chretiens des 3 premiers siecles eussent peu avoir les memes pretextes, et n’eussent manqué ni de chefs ni de troupes aguerries, et que cependant ils n’ont opposé à la violence des empereurs infideles que la patience. Il fait voir que les empereurs payens ont accordé aux chretiens jusques à 12 ou 14 edits favorables en divers tems, de sorte qu’il n’y avoit point de persecution qui ne fut une infraction manifeste des privileges solemnellem[en]t accordez aux chretiens, et voila un pretexte donné semblable à celuy que nous alleguions, cependant les premiers chretiens n’ont jamais pris les armes.
Je croi vous avoir parlé autrefois d’un ouvrage du P[ere] Simon touchant la verité de la tradition qui regarde les livres sacrez et qui porte par exemple que le Pentatheuque a eté composé par Moyse et ainsi du reste [8]. Ce Pere a fait voir qu’il y a tres grand lieu de douter que cela soit ainsi. Le livre a eté supprimé en France et avec raison. / Mr Spanheim de Leyde a deja ecrit quelque chose sur cette matiere pour repondre au P[ere] Simon [9]. Vous savez bien que le Roy a envoyé un resident à Geneve nommé Mr de Chauvigny qui fait dire la messe tous les jours ches luy en ay[an]t fait demander la permission à l’evesque d’Annecy [10]. Cela donne mille inquietudes et mille chagrins à cette pauvre Republique. Mr Spon savant antiquaire et medecin de Lyon, bon huguenot vient de publier l’ Histoire de Geneve en 2 vol[umes] in 12 [11]. Je ne l’ay point encore leüe non plus que sa replique à Mr Guillet qui pour se vanger de ce que Mr Spon avoit dit contre l’ Athenes ancienne et nouvelle, a fait imprimer une critique du Voyage de Mr Spon [12][.] La Rela[t]ion de ce voyage est fort curieuse sur tout pour ceux qui ayment l’Antiquité ; je l’ay leüe avec plaisir. Il paroit un livre assez nouveau qui explique physiquement l’histoire de la crea[ti]on du monde raportée par Moyse. L’autheur s’appelle Mr Mallement de Messange [13] jeune homme de grand esprit et qui a 3 ou 4 freres qui en ont aussi beaucoup, entre autres celuy qui est precepteur de Mr l’abbé de Gesvres [14]. Pour luy il donna au commencem[en]t de l’année passée un Nouveau systeme du monde qui est fort bien imaginé [15]. Il pose le soleil au nombre des planetes et la terre aussi, donnant à chacun un mouvem[en]t à l’entour d’un meme centre. Il a satisfait à plusieurs objections qui luy ont eté proposées, et c’est pour eclaircir davantage les fondemens de ses hypotheses qu’il a donné au public l’explica[ti]on de la creation du monde.
Mr Le Sueur ayant fait presenter à Mr le prince de Condé par un gentilho[mm]e de la Religion* le 5. et le 6. volume de son Histoire de l’Eglise et de l’Empire, cette altesse en parut fort contente et dit plusieurs choses à la gloire de l’ouvrage et de l’autheur et chargea le gentilhomme de venir prendre la lettre de remerciment qu’il vouloit ecrire à Mr Le Sueur [16]. Ce qui fut fait 2 jours apres. La lettre est des plus obligeantes. Vous avez leu sans doutte • dans le Mercure galant, que la signora Elena Lucretia Cornara fille d’un procurateur de S[ain]t Marc à Venise fut promeüe au degré de maitre es arts dans l’université de Padoue apres avoir donné mille marques de capacité extraordinaire [17], mais vous ne savez pas peut etre que l’Academie de gli infœcundi de Rome l’a receue dans son corps et a fait imprimer un volume d’eloges en latin et en italien à la gloire de cette savante fille, avec une medaille dont le revers porte un laurier et ces mots à l’entour etiam infœcunda perennat [18]. Tout à vous.
Notes :
[1] Memoires de Messire Philippes de Mornay, seigneur du Plessis Marli […] contenans divers discours, instructions, lettres et depesches par lui dressées, ou escrites aux rois, roines, princesses, seigneurs et plusieurs grands personnages de la chrestienté depuis l’an 1572 jusques à l’an 1589, ensemble quelques lettres des susdits au dit sieur du Plessis (s.l. [La-Forest-sur-Sèvre] 1624, 4°) ; le second volume, même titre mais qui couvre les années 1589 à 1599, parut l’année suivante (La-Forest-sur-Sèvre 1625, 4°) ; ces deux premiers volumes des Mémoires furent édités par Jean Daillé. Pour l’édition des volumes suivants, Daillé eut pour collaborateur André Rivet. Le tome IV (1618-1623) parut d’abord et contient des suppléments pour les années 1580 à 1597 (Amsterdam 1651, 4°) ; le tome III, qui couvre les années 1600 à 1617, fut publié l’année suivante (Amsterdam 1652, 4°). Voir R. Patry, Philippe Du Plessis-Mornay, un huguenot homme d’Etat (Paris 1933), p.635-638, et H. Daussy, Les Huguenots et le roi. Le combat politique de Philippe Duplessis-Mornay (1572-1600) (Genève 2002).
[2] Nous n’avons pu identifier cette anecdote.
[3] « et ainsi de suite à l’infini ».
[4] Sur le « complot papiste », voir Lettres 168, n.13, et 176, n.14.
[5] Bayle fait écho aux nouvelles de la Gazette, n°8, nouvelles d’Edimbourg du 1 er janvier, et de Londres du 18 janvier 1680.
[6] Sur les seigneurs emprisonnés, voir Lettre 176, n.14. Un seul d’entre eux allait être exécuté, mais un bon nombre de pères jésuites furent pendus sur la base d’accusations dépourvues de tout commencement de preuve. Tout un courant de l’opinion catholique française s’exaspérait de ce que l’Edit de Nantes accordait – en principe – aux huguenots une tolérance brutalement et brusquement refusée aux catholiques d’Outre-Manche.
[7] Samuel Petit, Diatribe de jure principum edictis Ecclesiæ quæstio, nec armis vindicato (Amstelodami 1649, 8°).
[8] Bayle avait signalé les publications de Richard Simon : voir Lettres 69, n.5, et 93, n.31, mais il en ignorait encore les audaces exégétiques ; il était revenu sur l’ Histoire critique dans les Lettres 154, p., et 179, p..
[9] Sur cette ouvrage d’ Ezéchiel Spanheim (et non pas de Frédéric, le professeur de Leyde), voir Lettre 179, n.11.
[10] Jean d’Aranthon (parfois Arenthon) d’Alex (1620-1695), évêque de Genève (Annecy) en 1660, prélat exemplaire de la Contre-Réforme, très actif en faveur des mesures prises par la Cour à l’encontre des protestants du Pays de Gex. Sur les agissements provocateurs de M. de Chauvigny, voir Lettre 179, n.2 et 6.
[12] Sur cette controverse, voir Lettre 160, n.122.
[13] Claude Mallemans (ou Mallemant) de Messanges (1646-1733), L’Ouvrage de la création, traité physique du monde, nouveau système, raisonnemens différens de ceux des anciens et des nouveaux philosophes (Paris 1679, 12°) : voir le Mercure galant, février 1679, p.359. L’auteur fut un temps oratorien, mais ne fut jamais prêtre. Deux de ses frères l’étaient et il est parfois difficile de distinguer, sinon leurs ouvrages – fort différents –, du moins les postes de précepteur qu’ils ont occupés : voir Philibert Papillon, Bibliothèque des auteurs de Bourgogne (Dijon 1742, folio, 2 vol.), ii.10-13.
[14] Léon Potier de Gesvres (1656-1744), fils du duc de Gesvres, fut pourvu d’une abbaye dès son enfance et ne fut ordonné prêtre qu’à la veille d’être nommé archevêque de Bourges, en 1694 – charge qu’il abandonna après avoir reçu une riche abbaye de plus. Il devint cardinal en 1719 et Saint-Simon le dépeint comme une nullité.
[15] Jean Le Sueur, ministre de La Ferté-sous-Jouarre, Histoire de l’Eglise et de l’Empire (Genève et Paris 1680-1686, 12°, 8 vol.).
[16] Sur cet ouvrage de Jean Le Sueur, voir Lettre 118, n.23, et sur son accueil par Condé, voir Lettre 147, p. et n.36. Condé devait à son nom – et aux souvenirs historiques qu’il évoquait – d’afficher une certaine bienveillance à l’égard des réformés, qu’ils soient des écrivains ou des officiers à son service.
[17] Bayle a lu le rapport du Mercure galant, septembre 1678, p.150-158 sur le doctorat d’ Elena Lucrezia Cornaro Piscopia (1646-1684) à l’université de Padoue. Elle venait d’une célèbre famille vénitienne et fit preuve de qualités intellectuelles exceptionnelles ; elle fut reçue au doctorat en philosophie le 25 juin 1678, à l’âge de trente-deux ans et devint ensuite membre de l’Accademia dei Ricovrati de Padoue et de l’Accademia degl’Infecondi de Rome. Voir F.L. Maschietto, Elena Lucrezia Cornaro Piscopia (1646-1684) prima donna laureata nel mondo (Padova 1978). Bayle se souviendra de cette savante dans les NRL, avril 1684, art. I, in fine.
[18] « Même sans postérité, elle se perpétue ». Voir JS du 12 septembre 1678, p.373-374 et du 11 septembre 1679, p.261-262. L’Accademia degli Infecondi est sortie de l’activité littéraire et musicale de la Congrégation de Santa Maria della Neve à Rome. Elle fut formellement constituée en académie en 1650, et compta parmi ses fondateurs ou patrons des personnages de marque, tels les deux futurs papes Giulio Rospigliosi et Fabio Chigi. Les premiers académiciens furent cependant moins distingués que ceux de la nouvelle génération, parmi lesquels on peut citer la marquise Petronilla Paolini Massimi (1663-1726), poète et féministe, ainsi que le poète et critique Giovanni Mario Crescimbeni (1663-1728) et le juriste et littérateur Gian Vincenze Gravina (1664-1718), qui, quarante ans après l’institution de l’Accademia degli Infecondi, devaient la quitter pour former la nouvelle et bientôt célèbre académie de l’Arcadia. L’Accademia degli Infecondi fut dissoute en 1714 pour être recréée en 1733 sous l’égide de son ancienne fondatrice, la Congrégation de Santa Maria della Neve. Sur son sort après la date de 1764 les renseignements manquent. Voir M. Maylender, Storia delle Accademie d’Italia (Bologna 1926-1930, 5 vol.), iii.253-60.