Lettre 183 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli
Je ne laisserai point partir le s[ieu]r
Je vous envoie la copie d’une Harangue qu’on a fait[e] au nom du duc de Luxembourg, pour trouver moien de décrire une partie de sa vie. Si j’ai le tems, je ferai copier une espece de censure* de ladite harangue. Vous m’obligerez de m’apprendre votre sentiment sur ces pieces-là ; car, un de mes amis de Paris, qui con / noit l’auteur de la seconde piece ; et qui, peut-être par prévention pour son ami, panche à croire que la Harangue ne vaut rien ; m’a engagé à lui promettre que je lui écrirois mon sentiment sur l’une et sur l’autre [3]. Or, comme je n’ai pas le tems, et que d’ailleurs vous êtes bien plus capable que moi d’anatomiser ces sortes d’ouvrages, pour en faire voir le fort et le foible, je vous supplie, Monsieur, d’y donner quelques heures. Je donnerai à mon ami ce qu’il souhaite, et je suis sur qu’il fera plus de cas de votre jugement que du mien ; car, il connoit le prix des choses ; et qu’il aimera mieux que je le satisfasse de votre bourse que de la mienne.
J’ai parcouru l’ Histoire de votre République, que Mr Spon vient de nous donner [4] ; je n’y ai pas rencontré parmi les inscriptions la nouvelle decouverte de vos ratiarii [5]. Peut-être qu’il n’a pas voulu entreprendre sur vos droits ; ou que sa compilation étoit faite, avant que l’on eut déterré ce monument. Je me prépare à lire cette Histoire avec application. L’autre ouvrage du même auteur contre Guillet [6] m’a paru assez bon ; mais, je crains que Guillet, qui a pris un stile de goguenard, ne tourne en ridicule, et Mr Spon, et ses amis, d’une cruelle maniere, et que d’ailleurs, il ne réponde solidement à quelques-unes de leurs remarques. Par exemple, on accuse Guillet d’une grosse bévuë, en ce qu’il a dit que les consuls, les pro-consuls, les préteurs, etc, avoient à répondre devant les tribuns du peuple. L’histoire romaine est pourtant remplie de faits, qui justifient* que les tribuns du peuple ont souvent étendu leur juridiction jusques sur ces dignitez-là. /
J’ai vu la Seconde reponse de Mr de La Bastide à Mr l’evêque de Condom [7]. Elle m’a bien plu. Il y a de l’esprit, et de l’adresse ; et sur tout, je trouve l’endroit bon où il detruit le poids et l’autorité du bref du pape, et des autres approbations, que Mr de Condom a obtenuës, et dont il a fait faire tant de cancan. On vient de publier un livre pour faire voir l’opposition des principes de Mr Des-Cartes avec la foi de l’Eglise romaine touchant la tran[s]substantiation, et leur conformité avec le calvinisme. C’est un traité qui est fort bien écrit ; et l’auteur, qui se nomme Louïs de La Ville, prouve invinciblement ce qu’il veut prouver ; car, dans le fonds, cela n’étoit gueres difficile à faire [8].
Mr l’abbé Fléchier a fait imprimer un ouvrage latin d ’Antoine Maria Gratiani, De casibus illustrium virorum , dont le manuscrit lui avoit été donné par l’ evêque de Paderborn, à présent evêque de Munster [9]. On le traduit en françois. Il y a, dit-on, des choses fort curieuses. On fait cas d’un livre de Mr l’ evêque de Tournai, sur la penitence [10], et d’une nouvelle relation de Venise [11], qui, entre autres particularitez, remarque que les canaux de cette ville-là sont diminuez si notablement depuis quelques années, qu’il est à craindre qu’ils ne soient à sec à la fin. Le livre de Mr Spanheim / contre le P[ere] Simon [12] ne plait point du tout : on trouve qu’il fait plutot son apologie, que sa censure ; et on attend une toute autre réfutation de ce dangereux ouvrage du savant Vossius, qui y répond [13]. Madame Des-Houlieres, si connuë par ses beaux vers, a fait une piéce de théatre, nommée Genseric, roi des Vandales [14], qui ne lui fait pas tant d’honneur que ses petites pieces précédentes.
Recommandez-moi bien, s’il vous plait, mon très cher Monsieur, à notre illustre et très excellent professeur Mr Turretin, au savant Mr Bourlamachi, à Mr Pictet, à Mr Leger, etc. Notre ami Mr Basnage achete beaucoup de livres, et fait de très bonnes etudes, lisant beaucoup. Il est généralement estimé. Apprenez-moi l’état de votre République, Eglise, et académie ; car, je me trouve une sensibilité pour Géneve, que je n’ai pour aucun autre lieu où j’aie demeuré, et je fais les vœux du monde les plus ardens pour sa conservation et pour sa prosperité.
J’ai lu depuis peu un ouvrage de Sandius contre le savant ouvrage de Vossius le pere, De historicis latinis , où il remarque quantité de méprises [15]. Ce Sandius est un homme de grande lecture, qui a fait une histoire de l’arianisme [16], dont les orthodoxes ne sont pas fort satisfaits ; car, il a affecté de raporter plusieurs passages / des anciens Peres, qui semblent favoriser les ariens ; ce qui avoit déjà été fait par J[oannes] Forbesius [17]. Je suis, mon cher Monsieur, tout à vous, et désire ardemment de vos nouvelles.
Notes :
[2] « Continuez vos bienfaits ».
[3] Ces deux textes sont de Bayle lui-même, qui restera toujours soucieux de connaître sans fard le jugement qu’on pouvait faire de ses œuvres. Ces textes ne furent publiés que deux siècles et demi plus tard, par G. Ascoli, « Pierre Bayle, Harangue de Mr le duc de Luxembourg à ses juges suivie de la censure de cette harangue », Revue des livres anciens (1914-1917), p.76-109, et puis par E. Lacoste, Bayle nouvelliste et critique littéraire (Bruxelles 1929) avec introduction et commentaire reproduits dans Bayle, Œuvres Diverses, éd. photostatique, v.1 (Hildesheim 1982), p.79-170.
[4] Voir Lettre 179, n.4, et le JS du 29 janvier 1680.
[5] Il s’agit sous doute d’une inscription ancienne récemment trouvée à Genève et interprétée par Minutoli : ratiarii : « constructeurs de radeaux » : voir Lettre 179, n.3.
[6] Sur l’ouvrage de Jacob Spon contre Georges Guillet de Saint-Georges, voir Lettre 179, n.4 et 5.
[7] [ M.A. de La Bastide], Seconde réponse à M. de Condom, où l’on réfute l’avertissement et les pièces qu’il a fait mettre à la tête de la nouvelle édition de son traité de la doctrine de l’Eglise catholique &c (s.l. 1680, 12°). Sur la première Réponse de La Bastide à Bossuet, voir Lettre 36, n.13. L’ Exposition de Bossuet avait été récemment rééditée Avec un avertissement sur cette nouvelle édition (Paris 1679, 12°). Elle s’ouvrait sur deux brefs d’ Innocent XI (respectivement du 4 janvier et du 12 juillet 1679), suivis de quelques lettres également approbatrices de cardinaux et de théologiens ainsi que des approbations données par les examinateurs romains à la traduction italienne de l’ouvrage en 1678.
[8] Sentimens de M. Des-Cartes touchant l’essence et les proprietez du corps, opposez à la doctrine de l’Eglise et conformes aux erreurs de Calvin, sur le sujet de l’Eucharistie. Avec une dissertation sur la prétenduë possibilité des choses impossibles par Mr Louis de La Ville (Paris 1680, 12°). Ce nom d’auteur est un pseudonyme qui cache le Père Louis Le Valois, S.J. (1639-1700), comme le saura très vite Bayle : voir Lettre 185, p.. On sent que l’ouvrage a aussitôt intéressé Bayle, qui y consacrera des thèses (voir Lettre 185, n.1) et y reviendra dans son Recueil de quelques pièces curieuses concernant la philosophie de M. Descartes (Amsterdam 1684, 12°). Il venait sans doute de lire le compte rendu de l’ouvrage du Père Le Valois dans le JS du 12 février 1680.
[9] Antonio Maria Graziani (1537-1611), évêque d’Amalia, De Casibus virorum illustrium […] opera ac studio D. Flecherii (Lutetiæ Parisiorum 1680, 4°). Ferdinand de Fürstenberg (1626-1683), évêque de Paderborn en 1661, puis, de surcroît, coadjuteur (1667) et enfin évêque (1678) de Munster, prélat zélé et savant, en bons termes avec Bossuet. Ce Ferdinand n’était en rien apparenté aux successifs évêques de Strasbourg du même patronyme.
[10] Gilbert de Choiseul Du Plessis-Praslin, Eclaircissemens touchant le legitime usage de toutes les parties du sacrement de penitence adressez aux pasteurs et autres confesseurs [...] du diocèse de Tournay [...] (Lille 1679, 12° ; nouvelle édition dès l’année suivante).
[11] Alexandre-Toussaint Limojon, sieur de Saint-Didier (?-1689) avait été un homme de confiance du comte d’Avaux : La Ville et la république de Venise (Paris 1680, 12°) : voir le JS du 12 février 1680.
[12] Sur la lettre d’ Ezéchiel Spanheim contre l’ Histoire critique, voir Lettre 179, n.11.
[13] Isaac Vossius, De Sibyllinis aliisque quæ Christi natalem præcessere oraculis. Accedit ejusdem Responsio ad objectiones nuperæ criticæ sacræ [P. Simonii] (Oxoniæ 1680, 8°, mais aussi Lugduni Batavorum 1680, 12°). Richard Simon devait répondre à Isaac Vossius en 1685 et la polémique se poursuivit, de plus en plus aigre et véhémente, entre les deux savants.
[14] Antoinette Du Ligier de La Garde, dame Deshoulières (1637-1694), Genseric, tragédie, par Mme *** (Paris 1680, 12°).
[15] G.J. Vossius avait publié De historicis latinis (Lugduni Batavorum 1627, 4°) ; Christophe Sand, socinien, publia Notæ et animadversiones in Gerardi Joannis Vossii libros tres de Historicis latinis (Amstelodami 1677, 12°).
[16] Nucleus historiæ ecclesiasticæ, exhibitus in historia Arianorum tribus libris comprehensa : quibus præfixus est Tractatus de veteribus scriptoribus ecclesiasticis. Secunda editio ab authore locupletata (Coloniæ 1676, 4°). La première édition, au titre moins explicite ( Nucleus historiæ ecclesiasticæ, cui præfixus est Tractatus &c ), avait été imprimée Cosmopoli [Amstelodami] 1669, in-8°. C’est très probablement de la seconde édition que Bayle a entendu parler.
[17] John Forbes (1593-1648), professeur de théologie à Aberdeen de 1620 à 1640, date où ses sympathies épiscopaliennes lui firent perdre sa chaire : Instructiones historico-theologicæ de doctrina christiana et vario rerum statu ortisque erroribus et controversiis, jam inde a temporibus apostolicis ad tempora usque seculi decimi septimi priora […] (Amstelodami 1645, folio).