Lettre 193 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli
Je ne doute pas, mon très cher Monsieur, que la nouvelle de la suppression de notre académie [1] ne vous ait sensiblement affligé ; et, qu’outre la perte générale, vous n’aiez particulierement considéré avec chagrin celle qui me regarde personnellement. Vous m’avez trop donné de preuves d’une amitié sincere et ardente, pour me laisser aucun lieu de douter de vos sentimens en cette occasion ; ainsi, je me reconnois aussi obligé à vous remercier de la part que vous avez prise à mon desastre, que si vous m’en aviez assuré cent et cent fois. Je prie Dieu de nous laisser joüir de ce qui nous reste, et en particulier de conserver au milieu de vous la liberté et la tranquilité dont vous avez jouï pendant plusieurs années. Tous les réformez du roiaume ont grand sujet de souhaiter la conservation de votre république, et de celle qui lui est si étroitement alliée [2] ; car, on recueilliroit les débris de notre vaisseau, qui, apparemment sera bientot brisé, si Dieu ne se déclare pour nous solemnellement.
Il [y] a environ huit jours que je suis dans cette ville, aiant attendu à Sedan six ou sept semaines / depuis la destruction de l’académie, la réponse à quelques lettres que j’avois écrites en Hollande, pour savoir si j’y pourrois faire quelque petit établissement [3]*. Je n’ai pas jusques ici bien vu qu’il y eut de grandes facilitez ; c’est pourquoi je songe à l’Angleterre ; et je m’en vais au prémier jour à Rouën, auprès de notre bon et illustre ami Mr Basnage, pour concerter les moiens de faire le trajet commodement. En quelque lieu que j’aille, croiez, mon très cher Monsieur, que vous y aurez un homme tout-à-fait acquis, plein d’estime, d’amitié, et de reconnoissance pour votre personne ; dequoi je vous renouvellerai les protestations par lettre ; prêt à embrasser toutes les occasions de vous en convaincre par des services effectifs.
Je rencontrai il y a deux jours un des amis de Mr Ménage, qui, sachant que j’avois l’honneur d’être connu de vous, me fit une petite plainte de ce que Mr Ménage vous aiant écrit deux fois, et vous aiant envoié des livres, n’avoit pas reçu le moindre billet de votre part, pour être assuré si vous aviez reçu tout cela [4]. Je lui répondis que je vous connoissois pour l’homme du monde le plus officieux*, et le plus sensible au mérite ; et qu’il me disoit là une chose où je ne vous reconnoissois pas ; sachant que vous avez pour Mr Ménage toute l’estime qu’un homme comme lui, et d’autant de réputation, en peut attendre d’un autre ; et que vous aurez une joie infinie de le servir dans la nouvelle edition de ses Origines italiennes ; car, il a su de Mr Choüet le libraire, que vous vouliez bien prendre le soin de cet ouvrage-là [5]. Je conclus par lui dire que je vous écrirois sur ce sujet incessamment, / et que Mr Ménage auroit bientot de vos nouvelles.
En voiant la multitude des livres qui s’impriment tous les jours par toute l’Europe, je fais les mêmes réfléxions chagrinantes que vous faisiez il y a quelque tems en voiant vingt balles de livres nouvellement reçuës par Mr de Tournes [6]. On ne sauroit considérer sans chagrin qu’on n’a pas seulement assez de vie pour savoir les titres des livres qui se font. Vous avez vu sans doute à Géneve, L’Ambassadeur et ses fonctions, par Mr de Wicquefort [7]. Il nous avoit promis cet ouvrage-là dans les Mémoires pour les ambassadeurs, qu’il fit imprimer durant sa prison de Hollande ; et il nous en donnoit une grande idée. Il n’avoit pas tort ; car, ce livre est bon, et fort curieux ; il y a 2 vol[umes] in 4 d’impression de La Haie. Il nous est venu du même païs un livre qui me paroit beau ; c’est le traité, De lustrationibus gentilium , par un ministre de Deventer, nommé Lomeier , qui a fait un beau traité Des bibliotheques [8]. En expliquant ces « lustrations paiennes », il raporte mille choses curieuses, et de fort belles humanitez. Les auteurs commentez à l’usage de Monseigneur le Dauphin, seront bientot tous imprimez. L’ Aulugelle vient de paroitre, par un jésuïte, nommé Le Prost ; l’ Aurelius Victor, par mademoiselle Le Fevre ; le Festus, par Mr / Dacier, son compagnon d’étude [9]. Le P[ere] Rapin vient de donner au public La Comparaison de Tite Live et de Thucydide [10], qui est un ouvrage bien joli, et plein de bonne critique. Comme je ne l’ai pas lu encore, je n’ai pas remarqué s’il donne sur les doigts au P[ere] Maimbourg, pour se vanger de quelques coups fourrez qu’il en a reçus, aussi bien que le P[ere] Bouhours [11]. On attend de ce dernier La Vie de François Xavier [12]. Celle de Mahomet II vient de paroitre, de la façon de Mr Guillet, si connu par son Athenes ancienne et nouvelle [13]. J’ai lu, depuis que je suis ici, l’ouvrage d’un Allemand, nommé Lipenius, De strenarum origine [14], qui est une compilation de tout ce qui se trouve sur cette matiere dans les auteurs ; et non seulement sur cette matiere, mais aussi, sur plusieurs autres qui ont quelque raport à celle-là. Car, vous savez bien que messieurs les Allemans se dispensent* volontiers à faire des digressions, pour étaler leur lecture. Je leur en sai bon gré ; car, ils m’épargnent la peine de faire des compilations ; aussi, suis-je un de ceux qui loüent le plus leurs commentaires et leurs ouvrages.
Mr le comte de Fiesque, trouvant la conjoncture favorable pour avoir de l’argent des Génois, leur a fait dire qu’il veut être rétabli dans la possession des biens qu’on a confisquez injustement sur ses ancêtres ; et, pour montrer qu’il prétend cela avec raison, il a fait imprimer un factum, qui est fort bien écrit, et rempli de bonnes choses [15]. Il avance dix moiens pour justifier ses prétentions ; dont le meilleur est que les biens que possedoit le comte de Lavagne étoient substituez* à son neveu, très innocent de l’entre / prise dudit comte sur la république de Genes. Il prouve là-dessus que ce neveu n’a pas du perdre le fruit de cette substitution, qu’elle qu’ait été la conduite de son oncle ; le crime de félonnie ne faisant perdre à un homme que ce qui lui appartient, mais non pas le bien d’autrui. S’il en a l’usufruit sa vie durant, qu’on l’en prive, à la bonne heure ; mais, le fonds, et la propriété, doit être affectée à celui qui en doit joüir par les loix. Ainsi, le neveu du comte devoit entrer en possession des biens dont le comte jouïssoit. Au lieu de cela, il en fut exclus par la république de Genes ; et le comte de Fiesque d’aujourd’hui, issu de ce neveu, et non du comte de Lavagne, s’en trouve par là injustement privé encore aujourd’hui.
Je viens à une autre affaire, qui me touche de plus près. Mon pere, et mon frere ainé, tous deux ministres, ont apris avec une extrême joie la nouvelle que vous m’aviez écrite de la disposition où vous étiez de vous servir de mon cadet, pour l’éducation de vos enfans [16]. Mon cadet en est ravi de joie. Ils connoissent tous votre rare mérite, et ils savent bien quel avantage c’est que de loger dans une maison où il y a tant de progrès et tant de profit à faire : c’est pourquoi, il partira le plutot qu’il lui sera possible. Souvenez-vous, mon cher Monsieur, que je vous ai prié de ne vous point gêner pour l’amour de moi, c’est-à-dire, de ne le prendre point pour précepteur, si votre dessein eut été de n’en point prendre, en cas que je ne vous en eusse point parlé. Aimez-moi toujours ; si vous voulez me faire l’honneur de m’écrire, adressez moi vos lettres à Roüen, chez Mr Basnage, ruë de l’Ecureur. Tout à vous.
Notes :
[1] L’académie réformée de Sedan avait été abolie par un arrêt du Conseil en date du 9 juillet 1681.
[2] Du point de vue stratégique et militaire notamment, la république de Genève dépendait de Berne, qui, en outre, constituait la capitale de la Suisse protestante depuis le siècle.
[3] Nous n’avons aucune des lettres – à Gaillard et à Le Moine, par exemple – par lesquelles Bayle se cherchait un poste aux Provinces-Unies, ni les réponses aimablement évasives qui lui furent données.
[4] Il y a tout lieu de conjecturer que la plainte provenait de Ménage lui-même : dès qu’il se trouvait à Paris, Bayle ne manquait pas de se trouver aux mercuriales du savant, qui réunissait ses amis chez lui le mercredi.
[5] La première édition, in-4°, des Origines italiennes de Ménage, en 1669, n’avait été tirée qu’à une centaine d’exemplaires, destinés avant tout à l’Académie della Crusca, qui lui avait suggéré ce travail. Le Origini della lingua italiana […] Colla giunta de’ modi di dire italiani, raccolti e dichiarati dal medesimo (Genava 1685, folio) fut procurée par Minutoli bien des années plus tard et Bayle en rendit compte dans les NRL, février 1686, art.III.
[6] Les De Tournes , célèbres libraires de Genève : voir Lettre 137, n.9.
[7] Sur les ouvrages de Wicquefort, voir Lettre 136, n.11 et Lettre 192, n.23.
[9] Auli Gellii Noctes atticæ, interpretatione et notis illustravit Jacobus Proust […] ad usum […] Delphini (Parisiis 1681, 4°) ; sur l’édition d’ Aurelius Victor par Anne Dacier, voir Lettre 186, n.30 ; Sex. Pompei Festi et M. Verrii Flacci, De verborum significatione […] ad usum Delphini (Lutetiæ Parisiorum 1681, 4°).
[11] Le Père Maimbourg se plaisait à introduire dans ses ouvrages historiques des allusions plus ou moins transparentes et peu flatteuses à certains de ses contemporains : il semble que les Pères Rapin et Bouhours aient été visés par lui, mais nous ignorons dans laquelle de ses Histoires.
[12] Le Père Dominique Bouhours, La Vie de saint François Xavier, apostre des Indes et du Japon (Paris 1682, 4°).
[13] Sur ce livre de Guillet, voir Lettre 192, n.24, et sur Athènes ancienne et nouvelle, voir Lettre 74, n.16.
[14] Martin Lipen (1630-1692), Integra strenarum civilium historia, a prima origine, per diversas regum, consulum et imperatorum romanorum, necnon episcoporum ætates, ad nostra usque tempore diducta, et quoad nomen, autorem, materiam seu munera, tempus et vota illustrata […] Carolo a Friesen sub felix calendarum januariarum auspicium anno 1670, oblata a M. Martino Lipenio […] (Lipsiæ s.d., 4°). Cet ouvrage sur les présages est une de ces compilations « à l’allemande » qui, selon Bayle dans le DHC, témoignaient plus de vastes lectures que de sens critique.
[15] Jean-Louis-Marie de Fiesque, comte de Lavagna (1647-1708), était arrière-neveu de l’aristocrate gênois, Giovanni Luigi Fiesco (1523-1547), demeuré célèbre par sa conjuration contre Andrea Doria, doge de Gênes : la mort accidentelle par noyade du chef des conjurés fut un facteur capital de l’échec de l’entreprise. Voir Mémoire des droits et des raisons du comte de Fiesque, pour appuyer la requête qu’il a présentée au Roi afin de rentrer dans les biens de ses pères, que lui retiennent injustement la république de Gênes, la maison de Doria et quelques autres (s.l. 1681 ?, folio : BNF F° Fm 5992) ; Au Roi [pour le comte de Fiesque] (s.l.n.d., folio : BNF F° Fm 5993) ; Resqueste au Roi et mémoire de M. le comte de Fiesque [Jean-Louis-Marie] pour ses prétentions et droits contre la république de Gênes (Paris 1681, 4° : BNF 4° Fm 12254). Louis XIV – et peut-être, surtout, Seignelay – voyaient d’un bon œil le comte de Fiesque et lui obtinrent à la longue de Gênes, lorsque le doge de Gênes vint en France, 300 000 livres en indemnité pour le comté de Lavagna : voir Saint-Simon, xvi.410-420.