Lettre 215 : Pierre Bayle à Jean Rou
Je vous suis très-obligé, mon cher Monsieur, de la bonté que vous avez euë de m’envoier votre critique [1]. Je puis vous dire, que sans écouter les raisons que l’amitié suggere en faveur des choses qui nous ont été envoiées par ceux pour qui nous sommes préoccupez*, j’ai examiné vos Remarques sévérement, et les ai fort approuvées. Votre pénétration à découvrir tout ce qui choque le génie de notre langue, et la régularité de notre grammaire, mériteroit l’adoption du Pere Bouhours ; et si vous aviez épluché le stile de l’historien du calvinisme / avec la même régularité, vous eussiez pu donner au public des remarques fort instructives pour la parfaite intelligence du françois. Je vous prie de croire que c’est sans aucune flatterie.
J’aurois pris la liberté de montrer cette composition aux demoiselles [2] que vous avez exceptées in petto, tant je l’ai trouvé propre à vous faire beaucoup d’honneur. Mais comme il fût venu par là à la connoissance de Mr Jurieu, que Mr Le N*** s’occupe à des piéces de galanterie, je n’ai rien montré [3]. Vous savez bien qu’il vaut mieux que Mr Jurieu, et tous les ministres, qui seront bientôt les examinateurs de l’auteur, ignorent absolument qu’il travaille sur ces matieres. Cela peut avoir ses usages. Mais peut-être l’auteur eût-il été faché contre moi, s’il eût sû un jour que j’aurois été cause qu’on sût ce que vous avez bien voulu que je susse [4]. L’eloge qui est à la fin pour l’aimable sœur est fort bien tourné [5]. Il n’eût pas été nécessaire de m’apprendre la reservation mentale, ou plûtôt in petto, que vous avez faite : car je ne crois pas qu’il y ait à Rotterdam de ces esprits sophistes qui inspirerent à Mr de Balzac tant de raisonnemens et d’exclamations contre,
Notes :
[1] Rou, qui se piquait de purisme linguistique, avait soumis à Bayle une « critique » qu’il avait faite sur des « pièces de galanterie » composées par un proposant, désigné plus bas par ses initiales : Mr Le N..., et Bayle le remercie de lui avoir communiqué cette critique.
[2] Les demoiselles sont évidemment Marie de Marbais et Hélène Du Moulin, la belle-mère et la femme de Jurieu ; on sait que le terme de Madame était réservé aux femmes de la noblesse. Nous voyons donc que ces dames s’intéressaient à la littérature.
[3] Jurieu et ses collègues risquaient de juger léger qu’un candidat au pastorat consacre quelques loisirs à des vers galants… Il pourrait s’agir de Pierre Le Noir, né à Amsterdam le 23 octobre 1653 (Fichier Wallon), qui fut examiné au synode de Haarlem en avril 1683 et trouvé satisfaisant par son jury. Il est encore proposant sans emploi en avril 1685, puis le Livre synodal ne fait plus mention de lui, soit qu’il fût mort, soit qu’il eût compris qu’avec l’afflux extraordinaire des pasteurs venus de France (sensible dès avant la Révocation), qui avaient priorité aux yeux des synodes wallons, il n’avait aucune chance de recrutement dans les Eglises wallonnes. Sans exclure absolument qu’il se soit peut-être tourné vers les Eglises néerlandaises, on peut penser qu’il a renoncé au ministère pastoral, pour devenir, par exemple, enseignant.
[4] Bayle craint la rancune du proposant, si jamais celui-ci apprend que son nom a été divulgué.
[5] On peut supposer que l’éloge pour l’aimable sœur concerne Suzanne Du Moulin, qui avait résidé à La Haye avec sa mère, mais se trouvait alors auprès de son oncle, Pierre Du Moulin le fils, à Cantorbéry ou à Londres.
[6] Selon Guez de Balzac, cette hyperbole du sonnet de Voiture pour Madame de Longueville impliquait une injure à toutes les autres femmes : voir ses Remarques sur les deux sonnets publiées sous ce titre dans le Socrate chrestien, et autres œuvres chrestiennes (Paris 1652, 8°) et sous le titre Remarques sur les deux sonnets d’Uranie et de Job dans la grande édition établie par Valentin Conrart des Œuvres de Balzac (Paris 1665, folio, 2 vol.), et sur ces Remarques, voir Tallemant des Réaux, ii.959, n.6, et Z. Youssef, Polémique et littérature chez Guez de Balzac (Paris 1972), p.234.