Lettre 235 : Pierre Bayle à Jacques Lenfant
[I]l y a plus d’un mois, Monsieur, que vous m’avez fait l’honneur de m’ecrire de Manheim, cependant votre lettre ne m’a eté envoiée ici que depuis fort peu de jours, et je pense que c’est de Delf qu’on me l’a fait tenir [1]. Je vous dis cela afin de vous faire voir que je n’ai pas negligé à vous repondre, car dans la pure verité, je le fais dés la premiere poste apres avoir recu votre lettre. J’ai apris avec bien de la joye votre voiage du Palatinat [2], parce que cela facilitera notre commerce* que je serai fort aise d’entretenir, et la nouvelle que vous y ajoutez, que vous pourrez bien pousser jusqu’icy apres l’hyver, m’a comblé de satisfaction. Quant à votre reponse à Mr Brueis, je vous dirai Monsieur que je la croiois deja imprimée à Geneve, car mon frere m’avoit ecrit que ma lettre vous avoit puissamment confirmé dans le dessein de continuer, en vous aprenant que Mr Jurieu vous y exhortoit [3]. A l’egard de l’autre ouvrage qui s’est fait sur cette matiere, je vous dirai que l’ auteur n’est pas dans ces quartiers*, ni dans ce pays ; c’est un François reçu dans quelcun des derniers synodes ; je ne vous dirai pas son nom, parce qu’il ne m’a point permis de le dire à personne, mais je lui ecrirai au plutot pour savoir s’il veut bien que je le nomme à quelque ami particulier [4]. Son manuscrit s’imprime dans cette ville chez le s[ieu]r Leers qui a imprimé la reponse de M. Jurieu à Maimbourg [5] ; je l’ai leu et l’ai trouvé fort joli. Il y a beaucoup d’esprit, de fines railleries, du savoir et de la force ; il suit pied à pied son homme, de sorte que votre plan etant beaucoup plus grand et plus etendu, rien n’empeche que vous ne donniez au public votre ouvrage. Ce seront 3 reponses qui auront chacune leurs beautez et leurs utilitez particulieres. On en est encore à la premiere feuille, et il y en aura 12 ou environ. Vous voiez bien que quel que diligence que l’on vous promist, l’ouvrage du jeune ministre sera plutot achevé d’imprimer que le votre [6], mais cela n’y fait rien, le votre le pourra suivre de bien pres, et je continue à vous offrir tous mes soins pour trouver un imprimeur, et les avis les plus sinceres que vous pourriez souhaitter.
Le meme M. Leers a veu dans son voiage de Paris le P[ere] Malebranche qui lui a donné à imprimer toutes ses œuvres avec des corrections et des additions partout. On s’en va donc les reimprimer en ce pais en 2 vol[umes] in 4°. Le 1er contiendra les 3 volumes de la Recherche de la vérité et le Traité de la nature et de la grace ; et le 2. les Conversations chretiennes, les Meditations chretiennes, avec un systeme de morale qui est deja achevé de composer, à ce que l’auteur ecrit, on y joindra le traité qui s’imprime presentement du meme auteur contre M. Arnaud [7].
Je trouve que vous embrassez de tres-belles choses, et sur tout la derniere m’en plait infiniment, où vous montrez que l’explication exacte et pleniere de la moindre chose conduit necessairement à la plus haute metaphysique, il y a long tems que j’ay dit cela à quelques uns de mes auditeurs, qui se plaignoient que dans les questions les plus physiques je poussai jusques aux abstractions. Sans cela il est impossible d’etre assuré de rien. Je souhaitte que le P[ere] Malebranche consente à votre dessein [8], et je croi qu’il sera trop raisonnable pour n’en etre pas tres-aise. Je suis avec beaucoup de passion votre tres humble et tres obeissant serviteur
Bayle.
J’ay donné votre lettre à Mr Jurieu, j’ay eté chez lui aujourdhui pour savoir s’il vouloit vous ecrire quelque chose, mais j’ai trouvé qu’il étoit à La Haye [9] et je n’ai pas voulu manquer cette poste.
Notes :
[1] Jacques Lenfant avait écrit en chemin vers Heidelberg.
[2] Bayle savait que Lenfant avait quitté Genève, sans doute avec l’assurance qu’il pourrait être consacré pasteur à Heidelberg, ce qu’on lui avait refusé à Genève : voir Lettre 231, n.1.
[3] Il s’agit de l’ouvrage de Lenfant, Considérations générales sur le livre de M. Brueys : voir Lettres 229, n.1. Lenfant avait craint de marcher sur les brisées de Jurieu en répondant à Brueys, mais, par le truchement de Bayle, le théologien avait encouragé le jeune homme à aller de l’avant. La lettre de Bayle à Lenfant et celle de Joseph à Pierre Bayle ne nous sont pas parvenues.
[4] Il s’agit de Daniel de Larroque, qui, quoiqu’admis au pastorat, ne semble pas avoir desservi alors d’Eglise particulière, et de son opuscule Le Prosélyte abusé : voir Lettres 194, n.4, et 234, n.1.
[5] La réponse de Jurieu au Père Maimbourg est l’ Histoire du calvinisme et celle du papisme.
[6] L’impression du Prosélyte abusé précéda celle des Considérations générales de Lenfant ; les deux livres furent édités par Reinier Leers à Rotterdam, sur la recommandation de Bayle.
[7] Cette édition resta à l’état de projet. Le Traité de morale parut isolément (Rotterdam 1684, et Cologne [Rouen ?] 1683 [1684], 12°), ainsi que la Réponse de l’auteur de la « Recherche de la vérité » au livre de M. Arnaud « Des vrayes et des fausses idées » (Rotterdam 1684, 12°).
[8] Lenfant avait proposé à Malebranche de faire une traduction latine de la Recherche de la vérité intitulée De inquirenda veritate ; cette traduction fut publiée à Genève en 1691, in-4°.
[9] Très bien introduit auprès de Guillaume d’Orange, Jurieu fréquentait sa Cour ; mais il pouvait avoir d’autres raisons d’aller à La Haye.