Lettre 243 : Henri Justel à Pierre Bayle
La bonté que vous avez de vouloir bien souffrir que je me donne l’honneur de vous escrire quelque fois [1], me faict prendre la liberté de vous escrire ce billet pour vous asseurer de mes services et pour vous demander s’il est vray qu’on ait deffendu un livre intitulé • L’Esprit de Mr Arnaud [2] qu’on dit estre bien ecrit et plein d’une grande varieté : mais on a trouvé que l’ autheur n’est pas bien informé sur plusieurs faicts qu’il avance qui sont importans. S’il eust eu de bons memoires son ouvrage auroit esté bien plus estimé. Je ne l’ai point veu parce qu’on ne me l’a voulu prester et qu’on le vend trop cher. Je serois bien aise de voir comment il traitte Mr Arnaud, le Pere Malbranche et Mr Colomiers [3] qui est de La Rochelle. S’il est deffendu en Hollande je desespere de le pouvoir avoir de long temps. Vous scavez tout ce qu’on a imprimé depuis peu à Paris et que le P[ere] Hardouin jesuite doit don[ner] le Procope sur les petits prophetes [4]. C’est un m[anuscrit] qui est dans la bibliotheque des jesuites où il y a des obeles [5] et des asterisques comme dans les Hexaples d’Origène [6]. Vous aurez veu ce qu’a faict Mr Blondel pour un nouveau calendrier [7] et Arithmetica infinitorum de Mr Boulliaud [8]. Je vous prie de me mander* le plustost que vous pourrez si la Critique du Vieux Testament du P[ere] Simon est imprimée avec des augmentations considerables et des responses aux objections [9]. Je serois bien aise d’avoir
Obligez moy de me faire un petit mot de response le plustost que vous pourrez. Je demeure à Westminster. Il faut se servir de ceste addresse :
Notes :
[1] Henri Justel passa en Angleterre en 1681, où il devint bibliothécaire de Charles II et
[2] Sur L’Esprit de Mr Arnaud, voir Lettre 238, n.15.
[3] Lire : « Colomiès », durement injurié dans L’Esprit de Mr Arnaud, ii.297-316.
[4] Jean Hardouin, S.J. (1646-1729), brillant et hypercritique, jugeait inauthentiques bon nombre de textes anciens les plus assurés, y compris la version des Septante et le texte grec du Nouveau Testament. Le livre en question ici ne fut jamais publié, mais il semblerait avoir été projeté : voir Sommervogel, iv.110 (x). D’après P.L. de Joly, Eloges de quelques auteurs françois (Dijon 1742, 8°), cité par Sommervogel, Hardouin aurait été encouragé par Jean Garnier, un autre jésuite du collège de Clermont, à éditer les commentaires inédits de Procope de Gaza sur les prophètes, ainsi que d’autres manuscrits grecs conservés à la bibliothèque du collège, mais Hardouin aurait décliné en prétextant « la critique que les antiquaires firent de ses ouvrages, et le dégoût, tant des imprimeurs que du public, pour la langue grecque ». Cependant, en dehors de ce qu’on peut appeler ces Harduiniana, on ne trouve nulle part mention d’un commentaire procopien sur d’autres prophètes que le seul Esaïe. On peut se demander d’ailleurs d’où venait la conviction de Justel que la publication d’un tel commentaire était imminente et s’il ne prenait pas pour un écrit de Procope le texte, édité par Garnier et publié posthumement en 1684, d’un supplément ou Auctarium de la grande édition par Sirmond des Œuvres de Théodoret, autre commentateur patristique de la Bible (voir lettre 252 du 3 mars 1684, n.12). Ce qui pourrait expliquer l’attribution à Procope d’un commentaire sur les prophètes (ou sur les petits prophètes), c’est l’existence d’une édition publiée en 1580 par Jean Curterius du commentaire de Procope de Gaza sur Esaïe suivi des Vies des prophètes d’Eusèbe. L’écrit succinct d’Eusèbe, qui est moins un commentaire qu’une série de courtes notices sur les prophètes et le sujet de leurs prophéties, commence en effet par les prophètes mineurs. Voir Procopii, Sophistae Christiani, Variarum in Esaiam Prophetam commentationum epitome : cum praeposito Eusebii Pamphili fragmento, de vitis prophetarum Ioanne Curterio interprete (Parisiis 1580, folio ; réédité par Migne, Patrologie grecque, lxxxvii.1801-2719 et xxii.1261-1272). Il faut noter qu’en publiant le texte d’Eusèbe avec celui de Procope de Gaza, Curterius n’entendait pas soulever une question d’attribution mais simplement attirer l’attention sur un texte et un codex qui méritaient des recherches plus approfondies. L’important codex Marchalianus, où Curterius avait trouvé le texte d’Eusèbe, avait appartenu au collège de Clermont avant de passer dans la bibliothèque du Vatican vingt et un ans après la dissolution du collège, qui eut lieu en 1764. Ce codex n’est pas mentionné dans les catalogues du collège de Clermont publiés à cette dernière date. Voir L.G.O. Feudrix de Bréquigny, Catalogus manuscriptorum codicum collegii claromontani quem excipit catalogus MSSmm Domus Professæ Parisiensis (Parisiis 1764, 8°). La publication du codex ne fut réalisée qu’à la fin du siècle dans la magnifique édition de Cozza-Luzi, Prophetarum codex graecus vaticanus 2125 vetustate varietate lectionum notationibus unicus aeque et insignis phototypice editus auspice Leone XIII Pontifice Maximo curante Iosepho Cozza-Luzi Abate Basiliano S. Romanae Ecclesiae vicebibliothecario. Accedit commentatio critica Antonii Ceriani Ambrosianae Bibliothecae Praefecti (Romae 1890, folio, 3 vol.). Son contenu est décrit par le cardinal Angelo Mai dans ses Novae Patrum Bibliothecae [tomi X] (Romæ 1844-1905), iv. 318-19, et par F. Prat dans Dictionnaire de la Bible, iv, col. 745-6. Il comprend, outre les Vies des prophètes d’ Eusèbe, un autre manuscrit sur les Vies et les morts des prophètes attribué à saint Epiphane de Chypre, et le texte grec complet des prophètes accompagné de scolies anciennes importantes pour l’établissement du texte des Septante. A la fin du siècle, les érudits allemands E. Nestle et A. Harnack ont émis des doutes sur l’authenticité de l’attribution des Vies des prophètes à Eusèbe ; voir E. Nestle, Marginalien und Materialen (Tübingen 1893), § II, « Materialen », p.1-83 ; et A. Harnack, Geschichte der altchristlichen Literatur bis Eusebius (Leipzig 1893-1904, 3 vol.), i.575. Hardouin lui-même a très bien pu avoir ses doutes sur la paternité du texte des Vies des prophètes, mais rien ne confirme qu’il ait voulu l’attribuer à Procope de Gaza.
[5] Un obèle est un trait noir servant à signaler les passages interpolés dans les manuscrits anciens.
[6] Les Hexaples sont un ouvrage en six colonnes dans lequel Origène (185-254) met en parallèle le texte hébreu et les différentes versions grecques de l’Ancien Testament.
[7] Nicolas-François Blondel (1618-1686), de l’Académie des Sciences depuis 1669, avait publié Histoire du calendrier romain, qui contient son origine et les divers changemens qui luy sont arrivez (Paris 1682, 4°) ; voir JS, 8 février 1683, et NRL, septembre 1684, art. XIII (à l’occasion de la réimpression du livre à La Haye, 1684, 12°).
[8] Ismaël Boulliau, Ismaelis Bullialdi opus novum ad arithmeticam infinitorum, libris sex comprehensum in quo plura a nullis hactenus edita demonstrantur (Lutetiæ Parisiorum 1682, folio) : voir H.J.M. Nellen, Ismaël Boulliau (1605-1694), astronome, épistolier, nouvelliste et intermédiaire scientifique : ses rapports avec les milieux du « libertinage érudit » (Amsterdam, Maarssen 1994).
[9] Sur la première édition de l’ Histoire critique, voir Lettre 179, n.11. Justel était mieux placé que Bayle pour savoir qu’une nouvelle édition de l’ouvrage de Richard Simon devait paraître à Londres : Disquisitiones criticæ de variis per diversa loca et tempora Bibliorum editionibus ; quibus accedunt castigationes unius theologi Parisiensis ad opusculum Vossii de Sibyllinis oraculis ejusdem responsiones ad objectiones nuperæ criticæ sacræ (Londini 1684, 8°), la première traduction latine étant celle d’ Aubert de Versé (s.l. [Amsterdam] 1681, 4°) sur un texte non revu par Simon. Mais c’est plutôt de l’édition française, augmentée des objections et des réponses, qu’il a eu vent ; revue par l’auteur, elle ne devait paraître que l’année suivante : Histoire critique du Vieux Testament [...]. Nouvelle édition, et qui est la première imprimée sur la copie de Paris, augmentée d’une apologie générale et de plusieurs remarques critiques. On a de plus ajouté tout ce qui a été imprimé jusqu’à présent à l’occasion de cette Histoire critique (Rotterdam 1685, 4°) ; elle fut aussitôt contrefaite à Amsterdam.
[10] Jérôme van Beverningk (1614-1690), homme d’Etat et diplomate néerlandais, était aussi un botaniste amateur distingué. L’ouvrage mentionné ici, non édité commercialement et au faible tirage, ne semble pas être parvenu jusqu’à nous. On notera cependant que Beverningk a encouragé la publication de l’ouvrage sur les plantes exotiques que lui a dédié le botaniste Jacob Breynius : Exoticarum aliarumque minus cognitarum plantarum centuria prima, cum figuris aeneis... elaboratis (Gedani 1678, folio). Bayle consacrera à Beverningk un article du DHC, ou il précise : « Il se retira dans une petite seigneurie qu’il avoit à une petite lieue de Leide (Oud-Teilingen), où il s’occupa principalement à la culture de toute sorte de plantes qu’il faisoit venir de tous les endroits du monde. »
[11] Dans L’Esprit de Mr Arnaud, ii.305, Colomiès est traité de « parasite » ; le savant Rochellois était alors en Angleterre et cette imputation injurieuse circula oralement puisque, sans avoir vu le livre, Justel la connaît. Le procédé de Jurieu, pour ses pires outrances, consistait à les placer fictivement dans la bouche d’un de ses amis dont il essayait vainement de tempérer l’emportement... Il est clair que Justel n’appréciait pas la méthode.