Lettre 25 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli
Je vous ecris plus tot d’un jour ou 2 que je n’aurois fait afin de me servir du retour d’un tres honnete et tres savant homme qui souhaitte d’avoir votre connoissance. Il s’appelle Mr Rocoles [1] cy devant chanoine dans le chapitre collegial de S[ain]t Benoit de Paris et pourveu de plusieurs autres bons benefices. Il a tout quitté pour venir embrasser notre religion, et il paroit dans sa façon d’agir et dans toutes ses manieres tant d’honneteté qu’asseurement l’estime que Mr Claude temoigne avoir pour luy dans une lettre qu’il a ecritte en sa faveur à Mr le comte [2] ne peut etre que bien fondée. Il a aussi ecrit à Mr le professeur Turretin une lettre de recommandation pour le meme proselyte. L’erudition de ce Mr Rocoles ne sauroit etre revoquée en doute si on considere qu’il a augmenté Le Monde de Davity [3] de 3 grands volumes de la meme force et de la meme etendue de literature*, qu’etoient les premiers. Il est outre cela autheur d’un ouvrage que j’ay leu il y a 2 ou 3 ans intitulé Introduction à l’histoire [4], qui asseurement est tres bien digeré et rempli de fort belles connoissances. Il a fait aussi un autre livre qu’on m’a dit qui se vend à Geneve sous le nom d’ Entretiens du Luxembourg [5]. Enfin c’est un homme qui a eu des liaisons etroites avec de fort beaux esprits, et de fort bons autheurs de ce tems. Comme il se propose de passer l’hyver en votre ville, il m’a temoigné souhaitter la connoissance des savans hommes qu’il y a ; et comme vous tenés une des meilleures places parmi les gens de ce caractere, il a souhaitté d’avoir ardemment la votre afin d’avoir avec qui passer quelques heures de conversation savante. J’ai creu, Monsieur, que vous ne seriés pas faché que je luy aye fait fete de vous, car je suis asseuré que c’est asses selon votre humeur de vous entretenir sur de matieres de science et de literature avec ceux qui les connoissent[,] du nombre desquels je m’asseure que vous mettrés Mr de Rocoles quand vous l’aurez connu particulierement. Dieu vueille que je ne me sois pas trompé.
Mais au reste Monsieur vous ne sauriez croire combien votre depeche de mecredy dernier a eté bien receuë [6]. Nous n’avions jamais eté ceans dans une si grande sterilité de nouvelles que l’ ordinaire* passé et par bonheur il s’est rencontré que justement alors vous m’en avez fourni en plus grand nombre et des mieux circonstantiées. Jugez un peu si l’oportunité n’a pas eté remarquable. Il est vrai qu’il y a ce petit chagrin qui traverse le plaisir que je sens de recevoir tant de marques de votre bonté, c’est que j’ay une confusion d’autant plus grande de ne m’en point revancher*que plus vous satisfaites à propos ma passion. Mais vous devés etre desormais accoutumé à ma foiblesse, et il y a apparence qu’encore que je ne vous avertirois pas presque continuellement que je vous traitte avec la plus etroite frugalité
Cantharis [7]
vous ne laisseriés pas de vous preparer à la lecture de mes lettres avec le meme esprit que ceux qui[,] tombant malheureusement dans un cabaret de village, se mettent à table. Quelques amis qui me fournissoient leur ecot tandis que je n’etois pas tout à fait à sec m’abandonnent à cette heure que mes sources sont toutes epuisées
Cum fæce siccatis amici
Ferre jugum pariter dolosi [8]
si bien que ce que j’ay appellé jusques icy frugalité meritera doresenavant l’eloge de misere et de franche gueuserie. Vous voyez par là que mon Horace et mon Virgile viennent si peu à mon secours que je suis obligé de me plaindre de leur desertion. Ils me quittent lors que j’aurois le plus de besoin de leur assistance, ce qui me fait croire que ma sterilité est une maladie bien dangereuse puis que les medecins l’abandonnent. Vous savés que ceux dont je parle sont les grands restaurateurs, et l’unique reconfort de ceux qui sont travaillés de secheresse d’esprit, car le plus souvent
bien de fois j’aurois eté sur les dens* sans leur secours. Le grand mot de disparate dont Mr de Scudery a decoré son docte avant propos [10] m’avoit si fort etonné que j’ay creu bien long tems que c’etoit une faute d’impression, mais depuis votre lettre, je suis revenu de cette pensée. Adieu mon cher Monsieur continuez de me regaler de vos gazetes, moi qui suis ære et libra [11] votre etc.
Notes :
[1] Jean-Baptiste de Rocoles (ou Rocolles) (1630-1696), chanoine de Saint-Benoît à Toulouse, se fit protestant en 1672. De Genève il passa à Berlin, où il fut nommé historiographe du Grand Electeur (voir Lettre 81), et où il se maria. Ensuite, il vint en Hollande, mais en 1678, il repassa en France et au catholicisme pour quelque temps. Il retourna en effet en Hollande (où Bayle le retrouvera : voir, par exemple, les lettres de Bayle à Du Four du 22 juillet 1683, et à son frère Joseph du 12 août 1683) et au protestantisme, puis finit par reprendre le chemin de la France et du catholicisme. En 1685, devenu veuf, il fut rétabli dans son canonicat : voir L. Domairon, « Jean-Baptiste de Rocoles », Cabinet historique, 9 (1863), p.70-80, et E. Ritter, « J.-B. de Rocoles, chanoine de Saint-Benoît, son abjuration et son séjour à Genève », BSHPF, 45 (1896), p.578-79.
[2] Le comte Frédéric de Dohna, employeur de Bayle.
[3] Il s’agit de l’ouvrage de Pierre Davity (parfois, d’Avity) (1573-1635), Les Estats, empires et principautez du monde (Saint-Omer 1614, 4 o, 2 vol.) ; ce n’était encore qu’une ébauche, mais elle rencontra un énorme succès : voir J.-D. Candaux, « Le cas du ’petit Davity’ (1613-1635) », in F. Moureau (éd.),
[5] J.-B. de Rocoles, Les Entretiens du Luxembourg sur l’utilité de la promenade et sur un voyage fait depuis peu en Flandres (Paris 1666, 12 o).
[6] Cette lettre ne nous est pas parvenue.
[8] Horace, Odes, i.xxxv.26-28 : « Ayant vidé les tonneaux jusqu’à la dernière goutte, les amis s’enfuient, se soustrayant, les traîtres ! à leur part de la corvée. »
[9] Horace, Satires, ii.iii.154 : « Ils apportent à l’estomac dans les talons des provisions abondantes. » Le texte d’Horace porte accedit au lieu de accedunt, qui est une inadvertance.
[10] Le mot disparate, emprunté à l’espagnol au dix-septième siècle dans le sens d’ incartade finit par prendre aussi celui, moderne, de « manque d’harmonie ». Bayle fait ici allusion à un passage de la préface du roman de Georges de Scudéry (1601-1667), Alaric, ou Rome vaincuë (Paris 1654, 12 o), où l’apparition du sens moderne du mot est très précoce.
[11] Voir Lettre 13, n.73.